Port des Barques

Port des Barques

jeudi 13 octobre 2016

Philippe Jaccottet du sentier de montagne à l'intimité de l'âme


         Que le soir, que chaque soir détienne plus qu'aucun autre moment du jour merveilles et secrets, si je ne l'avais deviné dès l'enfance, je pourrais l'apprendre aujourd'hui. Que se passe-t-il sous les chênes ? Que se passe-t-il dans l'épaisseur de l'herbe, derrière les saules, dites-le ! Sombres, sombres verts étendus jusqu'au pied des obscures montagnes portant à leur cime les feux qui précèdent et annoncent l'entrée de la nuit, c'est votre profondeur que je vais interroger longtemps encore, comme si elle n'était pas seulement profondeur matérielle, profondeur de couleur, mais intimité de l'âme, en vérité je ne sais quoi, les moyens me manquent pour m'en expliquer ; mais en elle, humide, cachée, parfumée, il me semble que je vois se relever avec effort de je ne sais quelle posture affreusement humiliée cette dame morte, et marcher, en longue robe de faille noire ; et si je pouvais tendre encore davantage l'oreille (mais la fatigue et l'étonnement me contre-carrent), n'entendrais-je pas sa voix familière, « un de ses mots », ne courrais-je pas lui obéir, puisque aussi bien, aujourd'hui comme hier, cette heure-ci est l'heure où il faut, de préférence à toute autre, accueillir le monde et même ses plus étranges secrets ?
 
in La promenade sous les arbres, Le jour me conduit la main, La Bibliothèque des Arts, édition de 1996, p.55/56
 
Cette Dame morte, à la robe de faille noire, semble bien être la Poésie que Philippe Jaccottet n'a cessée de poursuivre .
 
 
          Une étrangère s'est glissée dans mes paroles,
          beau masque de dentelle avec, entre les mailles,
          deux perles, plusieurs perles, larmes ou regards.
          De la maison des rêves sans doute sortie,
          elle m'a effleuré de sa robe en passant
          – ou si cette soie noire était déjà sa peau, sa chevelure? –
          et déjà je la suis, parce que faible
          et presque vieux, comme on poursuit un souvenir;
          mais je ne la rejoindrai pas plus que les autres
          qu'on attend à la porte de la cour ou de la loge
          dont le jour trop tôt revenu tourne la clef...

          Je pense que je n'aurais pas dû la laisser
          apparaître dans mon cœur ; mais n'est-il pas permis
          de lui faire un peu de place, qu'elle approche
          – on ne sait pas son nom, mais on boit son parfum,
          son haleine et, si elle parle, son murmure –
          et qu'à jamais inapprochée, elle s'éloigne
          et passe, tant qu'éclairent encore les lanternes de papier
          de l'acacia ?

          Laissez-moi la laisser passer, l'avoir vue encore une fois,
          puis je la quitterai sans qu'elle m'ait même aperçu,
          je monterai les quelques marches fatiguées
          et, rallumant la lampe, reprendrai la page
          avec des mots plus pauvres et plus justes si je puis.

          in À la lumière d'hiver, Poésie/ Gallimard 1994, p.p.88/89

Philippe Jaccottet allie une très fine perception du monde vivant à une hyper sensibilité sans cesse mise en doute. Selon lui la poésie est ce chant que l'on ne saisit pas, cet espace où l'on ne peut demeurer, cette clef qu'il faut toujours reperdre.
 
Âgé de 75ans, il a cette phrase en septembre 2000 lors d'un échange à propos de son choix d'écrire avec Mathilde Vischer :
" Tant qu'on peut encore écrire, c'est que l'on a pas été terrassé, c'est une façon de se battre, d'être encore vivant au bon sens du mot, et de ne pas rendre les armes."

 Dès lors, il témoigne ainsi de cet engagement :
 
              Alors, dans la nuit, peut-être grâce à la nuit qui pour moi, cette fois-là, n'était plus opaque
          ni définitive, je me suis dit aussi que ce devait être malgré tout cet oiseau qui m'avait fait voir
          autrement toute la scène, la vivre autrement ; comme quand, d'un feu qu'on croyait près de
          s'éteindre, une dernière flamme fuse, illuminant un coin de la chambre, ou des champs, pour
          nous les révéler infiniment autres que ce qu'on avait cru.
 
          in Et, néanmoins, " Comme le martin-pêcheur prend feu", Gallimard, 2001, p38
 
               Octobre. Il monte des feuilles d'or dans le ciel clair ; il y a presqu'un tintement de ces
          feuilles d'or au-dessus des jardins. J'ai de moins en moins de peine à imaginer un vieil
          homme venu s'asseoir là comme dans l'angle le moins visible d'une cour de temple ; et qui
          s'assoupirait là sans en demander plus que ce tournoiement d'une dernière feuille, et l'écho
          de moins en moins distinct d'une conversation entre deux passants parlant de la saison, même
          pas celui d'une prière à un dieu depuis longtemps disparu.

          in Et, néanmoins, Parenthèse, Gallimard 2001, p.45
 
               Il faut réserver le droit de la parole à ce qui vit. "Laissez les morts ensevelir leurs morts."
         Cette parole n'est pas nécessairement dure. Elle pourrait signifier: "Laissez les ténèbres à leurs
         ténèbres, et allumez la lampe qui conduit au lever du jour".
 
         in Et, néanmoins, Rouge-gorge, Gallimard 2001, p.60
 
               C'est la lumière qui trace ainsi, rapidement, vos rêves sur la vitre. Qui vous les révèle ou,
          au moins, vous les remémore. Qui extrait de vous le meilleur de vous, c'est-à-dire : le peu qui
          vous soit resté d'elle.
               Lumière maternelle, à laquelle il n'est pas si facile d'obéir.
 
           in Et, néanmoins, Couleurs, là-bas, p.68

Et, néanmoins, qui a bien failli s'appeler : "Devant le dieu à gueule de chien noir", s'inscrit dans une période difficile marquée par la disparition de proches, coincés dans la nasse, au fond de l'eau là où le jour n'atteint plus.
Les promenades quotidiennes sur les sentiers autour de Grignan demeurent encore un moyen de s'imprégner, de ressentir et de célébrer le vivant – du plus tendre brin d'herbe à la mousse du rocher – avec l'humilité, la sensibilité, l'intuition et l'intériorité, qui lui sont propres.

Deux très minces recueils illustrés,  Nuages, en 2002 et Couleur de terre, en 2009,  évoquent cette approche : "ainsi redécouvre-t-on, quelquefois, l'étrangeté des nuages," ou bien "le temps humain qui s'inscrit en lignes souples dans le sol".
          
               Et presque tout de suite, presque en même temps, la stupeur. Stupeur n'est pas trop dire,
           si l'on peut concevoir une stupeur tranquille, calme, sans aucune crispation, sans éclat,
           sans bruit : stupeur, soudain, intime, d'être là, d'avoir part, d'avoir droit à cette chaleur de
           de la terre – avec pour seules compagnes les lianes de la clématite sauvage où l'on pourrait
           se prendre les pieds, et la serratule, la fidèle mendiante rose des fins d'été.
               Il y a là quelque chose d'absolument de parfaitement incompréhensible – ou du moins qui
           est ressenti immédiatement comme tel, non pas douloureusement, mais, tout au contraire,
           presque joyeusement; presque, hors de toute pensée, avec gratitude.

           in Couleur de terre, illustrations d'Anne-Marie Jaccottet, éditions Fata Morgana 2009,
           p.p.11/12
 
Ces promenades partagées sont autant de méditations sensibles et philosophiques.

Son dernier livre, Un calme feu, paru en 2007 chez Fata Morgana, raconte un voyage en Syrie et au Liban, qu'il fit en 2004. Ce récit est entrecoupé de poèmes de  Georges Schéhadé, Salah Stétié, et Fouad Gabriel Naffah pour le Liban, d'Adonis pour la Syrie et de Mahmoud Darwich pour la Palestine et de Badr Chaker es-Sayyâb pour l'Irak, présents à son esprit lors de sa découverte de Palmyre ou de Balbek. Le livre s'achève sur ces mots :

           – cette sorte de lumière-là, en emporter aussi loin que possible le souvenir, je savais que cela
           pourrait m'aider aussi un petit peu – et après tout, dans cette affaire, il ne fallait négliger
           aucune aide – à encore accepter le monde et même, oui, je persiste et signe, à le célébrer
           jusqu'au seuil de sa toujours possible et de plus en plus probable fin.

           in Un calme de feu, éditions Fata Morgana, 2007, p.p.88/89

 Hélas! ces pays du Moyen-Orient, pour la plupart ravagés par la guerre, font encore tristement la une de l'actualité.

Sur la quatrième de couverture de Et, néanmoins figuraient déjà, en 2001, ces mots du poète :
 
               Sous les coups qui se rapprochent, se multiplient, dans le heurt avec la pierre de plus en plus
           dure, de plus en plus froide.
               Dans le sombre désarroi qui vous prive de toute maîtrise et vous dicte quelquefois des
           paroles discordantes que l'on hésite à reconnaître pour siennes.
                Et, néanmoins : néanmoins , encore, devant vous, ces dernières "frayeuses de chemin" *,
           si frêles, qu'on aura du moins encore su dire, sinon suivre aussi loin qu'il eût fallu. 

Que peuvent contre la barbarie * les violettes sauvages du sentier parcouru, sinon nous rappeler de temps en temps par leur humble présence combien la vie est généreuse et la guerre ravageuse, avant que nos pieds indifférents les écrasent ?

 
 Bibliographie:
  • La promenade sous les arbres, La Bibliothèque des Arts, 1996
  • À la lumière d'hiver, Poésie/Gallimard, 1994
  • Et, néanmoins, Gallimard, 2001
  • Nuages, éditions Fata Morgana, 2002
  • Couleur de terre, éditions Fata Morgana, 2009
  • Un calme feu, éditions Fata Morgana, 2007
         
 sur internet

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