Port des Barques
jeudi 29 juin 2017
Thierry Metz à la saison des passereaux
LA MAISON DU RÉCITANT
Vous mes rieuses qui sortez de l'étable
Porteuses d'argile et de graines
Prenez place à mon repas
J'ai coupé l'ortie qui incendiait le seuil
Et vous êtes mes très chaudes
Parées de laines blanches
Et d'écailles
Vous seules qui accédez à l'arbre
Transplanté dans l'éclat
Soyez rafraîchies
1984
in Thierry Metz, Poésies, 1978-1997, éditions Pierre Mainard 2017, p.64
Par ces derniers jours torrides, les mots chaleureux de Thierry Metz, " soyez rafraîchies", nous ont conviés à profiter pleinement de l'ombre, un livre à la main. Je découvre pour la première fois ces poèmes inédits, tout juste publiés et parus chez Pierre Ménard, au mois de mai dernier.
Un ton alerte et généreux, "une fraîcheur d'écrire", saisit le lecteur et le comble. S'adressant à Françoise, son épouse, le poète s'écrie : "je fête une éclaircie", "aller à ta rencontre multiplie mes sentiers", "fraîcheur d'écrire dans la maison rougeoyante"! Cela tient d'un hymne à la joie de vivre que le lecteur partage aussitôt.
Blanche étable qui sommeille
Au large des vignes
Dans les fabulations de l'arbre !
Là est ma demeure :
Un petit lit de paille
Entre portes et fenêtres
Et l'audience d'un chemin
Sur les terrasses du jour.
1984
ibid p.65
Le choix des mots, leur alliance toute personnelle, l'ardeur de la jeunesse, les miracles de l'amour et l'éclat de l'inédit ouvrent au poète des horizons nouveaux: Naître est sans limites.
LUMIÈRE ENSOLEILLÉE
Toi que je bague
Ô oiseau
dans ma cité des Vents
Tresse la maison ardente
Dresse le métier de lumière
car voici l'invitée
gourmande amoureuse
Celle qui devient clairière
quand s'ouvre le linceul :
blanche insolation de mon âme.
1983
***
SAISON DES PASSEREAUX
Oiseaux des champs
Semence de l'ange –
À midi, au cœur de la foudre
Quand éclot le nid du rouge-gorge
Le paysan dénude ses gerbes
Et la saison s'égrène
Entre les mains d'amour
Lumière illuminée.
1983
***
À trois jours du solstice
la nuit éveille ses sources,
Poèmes les barques s'allègent et virent
nébuleuses dans la proximité de l'âtre
Un visage m'accueille
Sur la rive
Braise petite fiancée
celui que tu cherches
est-il sorti de l'aimant.
1985
ibid p.66
Bienfaisante allégresse, de celle qu'éveillent les beaux jours revenus. La terre entière, devenue prétexte à célébrer, nous convie :
Dire une clairière n'est possible
que tôt le matin
avant la fable
quand le coq peut encore trier
graines et hameçons.
ibid Calcaire 1986, p.98
En familier de la nature, Thierry Metz propose de la savourer au présent, au propre comme au figuré et par tous ses sens. Un riche prélude aux vacances !
Douces feuillées
Je vous connais matinales
Vous régalez mes clairières
De songes et de pluies
Vous récitez le chant de plume
Et d'écaille –
Lumière soudaine où puise ma violence
L'épaule si longtemps captive de vos vigueurs
Se dégage et s'arrondit.
Je vous capte essentielles
Ardentes
En vous
Mes Traversées
L'oiseau s'affine
Et passe.
Je suis l'élagueur.
ibid L'érosion éclairante, 1986, p.79
Mais que serait cette rencontre, si nous faisions mine d'ignorer l'élagueur ? Passereaux nous sommes, passereaux nous resterons...profitant pleinement de l'instant.
Bibliographie:
Thierry Metz, Poésies 1978-1997, Pierre Mainard 2017
sur internet :
vendredi 23 juin 2017
Bernadette Engel-Roux le lait de la tendresse
Des amis sont dans la peine. Et je les sens si proches. C'est, je
crois, ce ciel tendre et léger, tout de pastels bleus et roses et blancs
qui pose leur présence ici, tout près, dans l'espace où je suis, assise,
un livre ouvert sur les genoux, et oublié. C'est la lumière aiguë et
fraîche qui griffe la neige des sommets, c'est la douceur de l'air,
peut-être tout ce que l'on voudrait offrir et partager qui doit assurer
ce transport de présences aimées. Il penche son grand corps vers
celle qui somnole, il tient ses mains et dans ses lointains elle sent les
forces qu'il transfuse, elle reconnaît les mains familières et sans
doute lui dit-il en silence ce ciel tendre et frais, la lumière aiguë,
la douceur de l'air, la jeunesse de la neige.
février
in Ce vase plein de lait, avec des fusains d'Alexandre Hollan, Voix d'encre, 2017
Rédigé telle une élégie, Ce vase plein de lait, raconte la fin de vie et la perte d'un être aimé. Son titre est tiré du poème de Ronsard, Les amours de Marie, écrit pour une jeune défunte.
Et maintenant, c'est elle qui lui dit la tendresse de l'aube. Elle noue
à leurs épaules de longues écharpes roses ou bleues ou blanches,
comme font les oiseaux. Elle parle étrangement, elle dit des mots de
neige. "Et néanmoins", l'adverbe des vivants, elle le pose dans la porte
claire pour qu'il s'y tienne debout. La nuit elle ne peut rien : elle
consent à jamais qu'il la retienne blottie dans l'ellipse des bras. La nuit
est aux amants, aux astres et aux errants. Le jour est aux vivants, aux
arbres et aux horloges impérieuses. Elle y consent puisque vient l'heure
qu'ils descendent au jardin : il verse un peu de cendre mouillée d'un peu
de larmes. Ils font des pas dans l'air et des mots de buée que les oiseaux
traversent. Elle rit et c'est une très jeune femme qu'il soulève sur le seuil
– si légère, mais si légère – qu'il faut plus de douceur, légère étrangement –
qu'à la poser devant le feu il tremble étrangement. Il sait le crépuscule,
les plus douces heures du jour, mais ce crêpe au cou blanc des pigeons
et ces mille mains sans corps gantées de coton noir à régler quel ballet
par les villes dévastées, et les chambres. Il voudrait crier mais sur lui
elle pose deux mains petites et dit : regarde, ils sont tous là. Allume les
bougies.
ibid
Deux vers de Philippe Jaccottet, extraits de La Semaison, figurent en exergue au texte qui suit, ils nous introduisent en douceur à l'étape suivante.
Tu es venue, tu repars
Tu as pu rire réunie, tu seras éparse et muette
Qu'elle se soit éloignée pour susciter tant de présence est d'une
étrange et douloureuse douceur. La lumière était entrée avec elle
comme un grand rire. Ils virent tout autour s'élever les murs de la
maison. L'air passe à travers les arbres où elle a mis tant d'enfants.
Lorsqu'il se tient debout, le soir, sur le seuil d'où ils repartent, elle
retient blottie dans ses bras d'homme la chaleur de ses transparentes
épaules. Nos morts nous aiment si longuement.
ibid
Une année sépare le texte qui suit, du premier :
L'absence plus longue que les années s'est installée lentement. Parfois,
il s'en étonne, tant l'espace abandonné retient de tendresse. Parfois il y
consent et baisse la tête sur ses larmes. L'absence s'est installée entre les
arbres et les chambres. Elle tend ses fils invisibles et l'on s'y prend. Les
mains impuissantes voudraient les défaire, les bêtes du chagrin les
retissent plus prégnants. Il va, hésite à replier ce foulard que celle dont
il balbutie le prénom a oublié entre les livres. Il regarde la chaise où
face au feu ils se disent le soir. Il ne sait plus rien. Il s'abandonne.
Quel est ce jour étrange ?
18 février 2016
ibid
Lui, resté seul, retrouve parce qu'il le faut bien le fil de sa propre vie :
Et s'il lit encore, plein de vain savoir, c'est qu'il faut vivre et qu'ils
furent parmi les livres. Et qui disait qu'ils se disaient au temps du
rire : N'ouvre pas ton lit à la tristesse. Et s'il écrit encore, tout
savoir oublié, c'est qu'il faut vivre, c'était son vœu, la page tremble.
Le vieux grand homme avec sa peine écrit dans sa solitude habitée
d'une seule, comme s'il allait encore lui lire ces lignes, ou qu'elle
les lui inspirât, elle lui répond et ils sourient parmi les feuilles.
La citation en italiques est de St- John-Perse et tirée de Vents, à la page 196. Elle nous rappelle que rien ne balaie un amour vrai et que le gouffre de la tristesse n'a point lieu de s'installer si complicité et harmonie furent pleinement vécus.
Seules les traces font rêver écrivait René Char... Une solitude habitée tient volontiers lieu de présence avec le temps... et il advient que le ou la toute en-allée rient encore dans les saisons du jardin...
Ce foulard long de vingt-huit années s'il s'y enroule et blottit, il
est de laine douce et s'il le suit des yeux plus haut que les ramures
il est de soie d'enfants invisibles le cerf-volant et s'il le broie entre
ses longues mains tremblantes il est d'absence ô cruauté quand il
revoit cette oriflamme l'avait jetée sur son épaule la rieuse épousée.
Fusain d'Alexandre Hollan
Avec une infinie délicatesse Bernadette Engel-Roux accompagne le deuil d'un autre tandis, qu'au fil des pages, les traits tremblés du crayon d'Alexandre Hollan tentent de fixer la silhouette mouvante et passagère de très grands arbres, qu'anime sans faillir le vent.
Pour en savoir davantage sur l'auteur je vous suggère la lecture d'un article paru antérieurement sur la Pierre et le sel, rédigé par mes soins :
http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/12/bernadette-engel-roux-lexigence-du-vivre.html
Bibliographie :
- Ce vase plein de lait, avec des fusains d'Alexandre Hollan, Voix d'encre, 2017
vendredi 16 juin 2017
Gérard Bocholier une faim de merveilles
ART POÉTIQUE
Un sentier s'aventure
La nuit parmi les dunes
Pour tenter ce que j'ose
À ma table immobile
S'orienter sur un phare
Prendre un relais d'images
Avancer d'un poème
Se trouver pour se perdre
Semer quand le vent souffle
Un sable de lumière
in Les étreintes invisibles, L'herbe qui tremble, 2016, p.69
Le décor est posé, le poète est à sa table, immobile, attentif à ce qui pourrait advenir...un sentier s'aventure et nous, ses lecteurs et futurs disciples, nous aventurons avec lui :
LE DISCIPLE
Grain à grain
Les joies les peines
Le chapelet des journées
Soudain dans le vent le sablier
Se renverse
Les portes du cénacle
Claquent
Pourtant elles étaient
Bien fermées quand
Je fus happé
Par la lumière
ibid p.76
L'évènement relève, semble-t-il, d'une "Pentecôte". Un feu secret court sous la plume du poète et, tandis que le vent souffle et sème sur la page un sable de lumière, l'invisible se dévoile.
CELUI QUI VIENT
Le visiteur ne soulève pas
Le heurtoir de la nuit
On entend juste un souffle derrière la porte
Parfois des mots se mêlent
Au chant du vent
Aux peurs de la pluie
Premier levé je ne trouve
Sur le seuil qu'une infime
Trace de fleur
Une empreinte de bonté
Je sais qu'il va revenir
ibid p.77
Un souffle derrière la porte, une trace de fleur, une empreinte de bonté, ces trois magnifiques images chargées d'une ineffable présence, surgissent tandis que, tous ses sens en alerte, Gérard Bocholier accueille l'instant.
DANS LE TEMPS
Qu'a-t-il fait de sa vie ?
La question vite s'élude
Il savoure les joies de l'instant
Le feu des paumes
Retrouve le pollen du tilleul
Les touffeurs de juin dans l'école
Pourtant la guêpe égarée
Dans l'orage va périr
Le lis fleuri pleure déjà
Une larme rouge
ibid Les étreintes invisibles, Attentions, L'herbe qui tremble, 2016, p.23
Né en 1947, Gérard Bocholier vit à Clermont-Ferrand. Il dirige la revue de poésie ARPA. Il est aussi responsable de la rubrique poésie dans l'hebdomadaire "La Vie". Sous une apparente simplicité sa poésie traduit une profonde spiritualité et une approche respectueuse du vivant.
Les oiseaux y tiennent une place privilégiée :
AUX OISEAUX
Ayez un peu d'espoir pour nous
Sinon de souvenirs
Vous avez chanté avant que l'aube
Incise les voûtes
Sûrs de sa venue
Avant que la lumière
Baigne vos nids et les branches
Votre gosier déjà fleuri
Des éclosions du jour
ibid Étreintes, p.60
UNE LEÇON
Ce qu'il reste à apprendre
Ne prend aucune place
Ou comme une nervure
Un fil entre deux herbes
Dans le chœur des sittelles
Un chant d'action de grâces
L'humble consentement
Du jardin sous l'averse
La confiance de l'aube
Plus forte que la mort
ibid Étreintes, p.80
Dans un autre chapitre de ce livre, le poète écrit à partir d'un vers de ceux qu'il appelle ses Frères de lumière, Verlaine, Pierre Reverdy, Jules Supervielle, Guillevic, Pierre-Albert Jourdan, et parmi d'autres, Gustave Roud – présenté sur Le Temps bleu, la semaine précédente, ainsi qu'Anne Perrier, sa congénère suisse.
Ces poètes sont à son image proches de la nature, attentifs à ses manifestations les plus humbles et les accueillent comme les signes ténus d'un mystère caché. Puissions-nous en faire autant.
GUSTAVE ROUD
Ô cet aguet ce dernier piège de l'éternel
Cette houle des blés qui naît et meurt
Au plus chaud du jour
Sous les arbres un frisson une haleine
Une ondée de sueur qui monte
Vers le ciel suave encens
Que la terre amoureuse
Voudrait boire de toutes ses fibres
ibid Frères de lumière, p.46
ANNE PERRIER
Maintenant qu'on me laisse partir
Dans les halliers profonds du jour
Là où les corolles ne perdent
Rien de leur blancheur éblouissante
Avec les âmes de ceux qui prennent
Leur vol vers le grand arbre invisible
Où les oiseaux du paradis s'assemblent
ibid Frères de lumière, p.55
L'important en poésie, comme dans la vie, n'est-il pas de se laisser séduire et de consentir à ce qui vient ?
CONSENTIR
Je suis un veilleur qui renonce
Par grand vent ou par grande nuit
Je n'ai plus guère qu'une lampe
Vacillante et quelques brindilles
Il ne faut qu'un peu d'infinie
Beauté pour que je m'abandonne
Que je laisse grandir en moi
Son inépuisable incendie
in Étreintes, p.68
Ce dernier poème résume magnifiquement, selon moi, l'essentiel de toute démarche poétique.
Bibliographie:
- Les étreintes invisibles , L'herbe qui tremble, 2016
- http://www.la-croix.com/Gerard-Bocholier-Le-poeme-bord-silence-priere-2017-03-02-1200828905
- http://www.arfuyen.fr/bocholier.html
vendredi 9 juin 2017
Gustave Roud je suis parce que j'accepte le monde
Je pose un pas toujours plus lent dans le sentier des signes
qu'un seul froissement de feuilles effarouche. J'apprivoise
les plus furtives présences. Je ne parle plus, je n'interroge plus,
j'écoute. Qui connaît sa vraie voix ? Si pure jaillisse-t-elle,
un arrière-écho de sang sourdement la charge de menace.
C'est l'homme de silence que les bêtes séparent seul de la peur.
Hier une douce biche blessée a pris refuge tout près de moi,
si calme que les chiens des bourreaux hurlaient en vain loin
de ses traces perdues. Les oiseaux du matin tissent et trouent
à coups de bec une mince toile de musique. Un roitelet me
suit de branche en branche à hauteur d'épaule. J'avance dans
la paix. Qu'importe si la prison du temps sur moi s'est refermée ?
Je sais que tu ne m'appelleras plus. Mais tu as choisis tes messagers.
L'oiseau perdu, la plus tremblante étoile, le papillon des âmes,
neige et nuit, qui essaime aux vieux saules, tout m'est présence,
appel; tout signifie. Ces heures qui se fanent une à une derrière
moi comme les bouquets jetés par les enfants dans la poussière,
je sais qu'elles fleurissent ensemble au jardin sans limites où tu
te penches pour toujours. La houle des saisons confondues y
verse à tes pieds comme une vague le froment, la rose, la neige
pure. Un Jour fait de mille jours se colore et chatoie au seul
battement de ta mémoire. Tu sais enfin.
L'ineffable. Et pourtant, l'âme sans défense ouverte au plus
faible cri, j'attends encore.
in Adieu / Requiem, éditions Mini Zoé, 1997, p.p.25/26
Le poète Gustave Roud ( 1897-1976) naît en Suisse dans une ferme proche de Saint-Légier.
Au décès de son grand-père maternel, il s'installe avec sa famille dans la grande ferme de ce dernier, située à Carrouge, dans le canton de Vaud.
Après sa scolarité, il fait des études de lettres mais renonce à l'enseignement et passe le reste de sa vie dans ce lieu familial, se consacrant à l'écriture poétique et à la traduction et collaborant à plusieurs revues de la Suisse romande.
Je dois cette découverte à Philippe Jaccottet, qui le présente comme un modèle d'effacement et d'humilité.
Gustave Roux n'a cessé de célébrer, avec textes et photos la nature, – ainsi évoque-t-il "l'infinie fidélité des oiseaux... un seul merle dans la haie encore nue effaçait l'hiver"... De ces instants qu'il pressent précieux, il dit encore: "je n'ai pas su tout de suite vous entendre : nul ne le peut sans avoir vu se décanter lentement sa tristesse." Ah! que peut un petit oiseau contre la vieille surdité des hommes?
Il décrit de la même façon les moissons, le quotidien d'une vie rurale, la puissance des corps rompus aux travaux des champs et la beauté des gestes traditionnels. On retrouve étonnamment, telle une signature, dans ces clichés en noir et blanc, sa propre ombre visible au sol de l'image.
Que c'est beau, ce matin des moissons qui commencent ! À peine prise, la route grise et rose
entre les files de poiriers luisants se peuple de faucheurs. L'un chante, l'autre siffle, sa profonde
poitrine nue traversée par l'ombre de la faux. Ils passent avec des rires et mon adieu dans ce
buisson d'hommes dorés fait jaillir comme un vol d'oiseaux leurs saluts sonores.
(extrait)
in Hommage, éditions de la Triplette infernale, 1997
Photo d'Olivier prise par Gustave Roud, vers 1935
figurant dans Une solitude dans les Saisons.
Au réveil c'est juin parmi les hommes et les fleurs non du jardin fabuleux,
mais celles de toujours contre vos mains comme une caresse : la sauge, le sainfoin rose sans parfum, et cette graminée pareille à une grappe de
petits cœurs suspendus qui tremblent. Ce bruit monotone et bref qui fait
penser à une blessure, à un soupir, et tranche votre sommeil avec l'herbe
dans une odeur de sève, c'est celui de la faux, hélas ! L'homme est tout
proche, le soleil à l'épaule, tête nue, et balance à chaque pas deux forts
bras fauves plus purs que le matin. Il ne dit rien, il siffle de temps en
temps un petit air. Il y a, collés au cuir de ses souliers rougi par la rosée,
des pétales de fleurs mortes.
(extrait) de Halte en juin
in Gustave Roud, Une solitude dans les saisons, par Gérard Titus-Carmel
éditions Jeanmichelplace, 2005, p.73
"Toutefois, du plus loin où le silence le retient, Gustave Roux ne désespère pas d'une rencontre, d'une présence venue comme un évènement qui, sans troubler son retrait, en attiédirait la rigueur," écrit Gérard Titus-Carmel dans sa présentation du poète.
Sépare-toi de ton double endormi, quitte la chambre du Temps,
le seuil débouche dans une perle! Nacre et nuit, l'espace gris et rose
s'irise et tremble au seul battement de ton désir. L'espace devient
couleur de ta pensée. Tu peux choisir. L'aube? Le ciel miroite aussitôt
comme un ventre de truite. La nuit d'août? Ce grésillement d'étoiles
tout à coup sur le lac d'odeurs où fermente le vin des roses mortes.
Décembre, si tu veux... La fontaine, sa voix d'été perdue, coule
sans mot dire sous les glaçons, louche rappel des grelottants réveils
d'adolescence. Tu peux marcher dans l'herbe, dans la neige, cueillir
une fleur, une pomme au jeune pommier Lebel, mâcher le miel des
premières violettes en chassant d'un claquement de mains le corbeau
d'octobre noix au bec à travers l'essaim des feuilles jaunes. Tu désires
l'orage – et l'éclair fend d'un fil de feu la suie et l'argent des nues.
L'étendue n'est qu'un chatoiement du possible autour de tes mains et
de tes lèvres. Murmure pluie! et les molles flèches de l'averse ruisselleront
à tes bras nus. Ta main debout – le soleil flambe aux croupes fumantes
des collines...
Tu es le maître de l'espace et le Temps n'est plus pour nous deux qu'un
présent inépuisé.
(extrait)
ibid Gustave Roud, Une solitude dans les saisons, Campagne perdue, Mirage
d'hiver, p.p.114
Tour à tour sensuelles et poétiques, ces pages sont dédiées à l'un ou l'autre de ses amis paysans, René, Olivier, ou comme ici, sous la forme d'un poème, à Fernand :
Pour un moissonneur
à Fernand Cherpillod
Bain d'un faucheur
Un dimanche sans faux comblé de cloches pures
Ouvre à ton corps brûlé la gorge de fraîcheur
Fumante, fleuve d'air aux mouvantes verdures
Où tu descends, battu de branches et d'odeurs.
Ce tumulte de lait dans la pierre profonde
De quel bouillonnement va-t-il enfin briser
L'âpre bond de ta chair ravie au linge immonde
Vers une étreinte d'eau plus dure qu'un baiser !
Là-haut sous le soleil, au flanc des franges d'ombre,
Lèvres béantes, lourds de ton noir alcool,
Sommeil ! les moissonneurs te livrent leurs bras sombres
Et gisent à jamais crucifiés au sol.
Paix à ce lent troupeau de forces dénouées !
Qu'il goûte son repos sous l'aile des vergers !
Mais la dérision de ces faces trouées,
Cet amoncellement de brebis sans berger,
Cette acceptation d'esclaves, tu les nies,
Ô corps agenouillé sur le sable de sel
Dans le frémissement des feuilles infinies
Et les tonnants éclats du fleuve temporel !
Tu n'es plus le faucheur qui rêve de rosées
En regardant saigner le sang des poings mordus
Par la paille et l'épi des gerbes embrasées...
Retrouve sans frisson ton empire perdu !
Quel suspens, quelle attente attiraient ta venue !
Quel chœur mélodieux de l'azur et des eaux
Jette comme une offrande à ton épaule nue
Des averses de ciel, des orages d'oiseaux,
Des cris de fleurs, des éclairs d'écume, et ce baume
Que les troncs déchirés pleuvent dans la forêt !
Délivre ta chair fauve au cœur de ton royaume !
Laisse adorer ton sang tout un peuple secret !
Et quand tu surgiras de ces noces étranges
Où la vague devient l'épouse et le tombeau,
Donne au soleil sa suprême vendange !
Qu'il boive ce regard ! Qu'il brûle cette peau
Pacifiée, ô frère, et pose à ta poitrine,
Comme un oiseau perdu pris au miel du crin d'or,
Comme un oiseau jailli du piège des collines,
Sa douce main de feu qui désarme la mort.
ibid Gustave Roud, Une solitude dans les saisons, Adieu p.p.65/66/67
Toute l'œuvre célèbre dans un décor idyllique la belle nature et les gestes ancestraux des travailleurs des champs et vient combler une poignante solitude :
(Non, ce n'est pas la demeure d'ici désemparée, fléchissant sous sa chape
de solitude, c'est l'autre qui nous attend, l'autre. O maison natale ! Comme
une tache de neige la nuit, ses murs luisent doucement derrière un réseau
de ramures et d'années, au fond du temps, parmi les vertigineuses prairies
de l'enfance. Si vastes que nulle voix n'aurait pu rejoindre les faucheurs
sur la frange du domaine quand, midi proche et toute rosée bue, même sous
le dôme des vergers, ils tendaient l'oreille, impatients d'une table mise, avec
la soupe et les gras quartiers de lard gris et rose. Mais quelqu'un au loin les
hélait enfin à pleine corne et l'invite roulait longuement par l'étendue comme
une sourde chaîne de sons sans écho.
Contre le mur d'ici, pendue au cordon de laine, cette creuse corne veinée
et lisse, une tache de lumière à l'embouchoir, cent fois je l'ai saisie, mise
aux lèvres, retirée. Ses appels jadis traversaient l'espace; aujourd'hui c'est le
temps encore impur qu'ils devraient vaincre. On ne triche pas avec lui. La
ranimer avec mon souffle ? Éveiller à demi les anciens porteurs de faux ?
Quel trouble, quelles terreurs saisiraient ces ombres presque aveugles,
perdues loin du sentier parmi les hautes graminées ou prises encore jusqu'au
genou dans une flaque de néant !
O mère, garde-moi de ce jeu cruel, que je puisse un jour franchir le seuil
sans fraude.)
in Adieu / Requiem, chap. III, Mini Zoe, 1997, p.p.39/40
Cette voix très particulière ne peut qu'élargir l'horizon des citadins que nous sommes, en les conviant au dépassement et à la tolérance.
Ainsi préparons-nous à nos rencontres estivales en gardant en tête ce texte, écrit en 1941, en hommage à son compatriote et confrère Ramuz :
Ainsi préparons-nous à nos rencontres estivales en gardant en tête ce texte, écrit en 1941, en hommage à son compatriote et confrère Ramuz :
Je suis, parce que j'accepte le monde. J'accepte ma différence, qui est de vivre toute vie,
– alors que chacun vit la sienne seulement. Je ne suis pas un témoin qui juge et compare,
le cœur vide et les yeux secs. Je participe. Et il n'y a qu'un moyen d'y atteindre : l'amour.
Rien ne se donne à qui ne s'est donné. Comprenez-moi. Saisissez enfin le sens de ma quête
infinie ! Questionné sans amour, l'univers entier, fût-il mis à la torture, ne peut que se taire
ou mentir. J'interroge le lac, j'interroge les montagnes, et chaque jour leur réponse est
différente et plus belle. J'interroge les hommes, je les considère tour à tour. Aucun ne m'est
fermé. Je suis seul, – et ma solitude est peuplée des passions que j'assume, riche d'une
inépuisable tendresse. Et voici naître de mon sang les mystérieuses créatures qui se mêlent
aux autres hommes, vivant d'une autre vie, – la même.
Un roc est un roc et ne peut devenir un nuage, le nuage ne peut devenir une montagne.
Mais le lac devient roc, devient nue, devient colline, devient soleil. Il accueille toutes choses,
parce qu'il aime. Il est tout.
Comprenez-moi. Comprenez que toute l'opération de mon amour est de faire naître, loin
des orages temporels, phrase à phrase, l'immense nappe nue où tout un pays penché va
reconnaître son visage.
in Hommage, Toute puissance de la poésie, édition de la Triplette infernale, 1997.
Bibliographie:
- Gustave Roud, Adieu / Requiem, éditions Mini Zoé, 1997
- Gustave Roud, Hommage, Toute puissance de la poésie, éditions de la Triplette infernale 1997
- Gustave Roud, Une solitude dans les saisons, Jean michel place/ poésie 2005
sur internet:
vendredi 2 juin 2017
Natalia Litvinova sur les chemins du pollen
Pollen
Qu'est-ce que je fais de ma vie ? J'attends.
quand soufflera le vent je laisserai les racines pour faire
le chemin du pollen.
in Les coupures invisibles, Todo ajeno, traductions de l'espagnol de Stéphane Chaumet,
éditions Al Manar, 2015, p.55
Ces instants dorés de l'année, qui correspondent au renouveau et s'accompagnent de parfums, senteurs, et pollens, j'ai dû les fuir trente ans durant, en hyper-allergique que j'étais, condamnée à passer la belle saison entre quatre murs pour éviter la suffocation. Avec l'âge, cette "intraitable allergie" m'a quittée...et je lui en suis infiniment reconnaissante.
mon corps a changé de cours.
je suis entrée dans le souvenir.
là où la lumière ne sert plus.
j'avais laissé un chemin
de mie de pain.
mais j'ai cédé à ma tentation
j'ai appelé les oiseaux.
ibid Balbuceo de la noche p.45
j'ai cru devoir accumuler des voix
pour composer le cri exact
et frôler avec lui tout ce qui existe.
mais respirer à suffi.
ibid p.47
Par bonheur j'ai appris, comme le dit l'auteur, que :
Écrire c'est aller vers la blessure pour la soigner avec du poison.
Les dieux lèchent des poèmes et crachent des prières.
Quand je n'écris pas je trouve mon reflet dans l'œil aveugle
d'un cheval. Ma mère ne voit pas les phrases que j'ai tatouées
sur mon ventre.
ibid p.57
Née en Biélorussie, en 1986, argentine d'adoption, Natalia Litvinova est éditée principalement en Espagne. Nous devons aux éditions Al Manar cette parution en version bilingue espagnol-français.
L'originalité du verbe, la révolte et la cruauté du ton traduisent peut-être les tourments d'une âme russe et les violences subies encore par les femmes, en pays latins. L'auteur, immigrée, vit en Argentine depuis l'âge de 10 ans. L'audace, qui l'habite, lui fait dire: "en marge de cette feuille s'écrit ma vie, et elle a peur et se cherche poésie".
Coupure
Certains hommes ont la délicatesse brute des oiseaux.
Pour me regarder ils ouvrent l'air, effilochent le vent.
Si je m'approche d'eux, si je réussis à m'approcher,
ils me feront une coupure invisible.
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Dressage
Que font les hommes de mon passé,
quelles villes détruisent-ils ? Quand un cheval sans cavalier
traverse le champ, je vois dans son regard qu'ils l'ont domestiqué.
Que font-ils loin de moi ? Et pourquoi je les cherche
dans les yeux sauvages des animaux ?
ibid Todo ajeno, p.67
Une voix à suivre absolument pour son audace quotidienne!
touche la fleur et ta peau s'ouvrira.
touche les déchets de la veille comme nourriture du lendemain.
touche les ailes des mouches, aime leur certitude.
touche le vocabulaire de n'importe quel souvenir.
touche ta propre nuit, son obscurité protège.
touche, touche, touche.
ibid Balbuceo de la noche p.45
Une démarche qui rejoint celle de nombre d'amies poètes, amoureuses du toucher !
Bibliographie:
- Natalia Litvinova, Les coupures invisibles, Anthologie, Al Manar, 2015
sur internet:
- un article rédigé en espagnol http://www.elcultural.com/blogs/rima-interna/2016/11/natalia-litvinova-creer-en-la-poesia-2/
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