Fin 2009, Françoise Ascal, dont je suis une lectrice fidèle, accepta de m'accorder un entretien et eut le bon vouloir de répondre à mes questions sur sa venue à l'écriture et sur le sens profond de cet engagement.
Le compte-rendu de cet échange parut, en 2010, dans le n° 3 de la revue Esprits poétiques, d'Hélices Poésie, dirigée par Emmanuel Berland.
Les propos du poète restent toujours d'actualité et méritent une plus large audience, je suis heureuse de vous les partager, aujourd'hui, avec son accord.
Françoise Ascal y fait référence à plusieurs de ses livres, dont La table de veille, paru en 2004 chez Apogée, à Si seulement, paru en 2008 avec huit fusains d'Alexandre Hollan, chez Calligrammes et enfin à Rouge Rothko, paru en 2009 chez Apogée.
R.F:
- Parlez-moi du "seul abri qui vaille", comment y êtes-vous venue, par quels chemins ou par quels détours, à cette "Grotte de papier" d'Abdellatif Laâbi ?
F.A:
J'ai toujours eu faim de mots. Dès la petite enfance. Je me souviens de la jouissance à
"nommer", à m'approprier la langue, à la manier dans ma bouche, comme une gourmandise,
mais aussi comme une opération magique.
J'ai des souvenirs très vifs de mes premiers apprentissages, déchiffrement à voix haute,
tentative de maîtrise du tracé à la plume. Lire/écrire dans un même mouvement, une
même attente. Je m'y livrais avec gravité.
Expérience troublante et fondatrice, je découvrais que les mots calmaient mes terreurs
enfantines, qu'ils étaient des balises dans un monde opaque, rempli de menaces, où
tout me paraissait susceptible de disparaître d'une seconde à l'autre.
Je vivais avec une perception aiguë de la mort, même si objectivement mon enfance fut
plutôt privilégiée, avec des parents aimants et attentifs.
Curieusement, j'ai croisé hier une phrase de Pessoa, qui va dans le même sens: "Je crois
qu'exprimer une chose c'est lui garder sa force et lui ôter son épouvante".
J'ai gardé de ce temps-là une sensibilité aux mots à contre-courant de "l'ère du soupçon"
que cultive notre époque. Les linguistes ont beau être passé par là, le signifiant et le signifié
restent pour moi indéfectiblement liés !
C'est de cette énergie originelle que les mots tirent pouvoir, pouvoir d'approcher le réel,
de le révéler, de le travailler, de l'éclairer.
La langue est devenue ma maison principale, du moins le moyen de rendre la vie plus
habitable.
R.F:
-Parlez-moi de votre manière de vivre au quotidien, de ce" moyen de ne pas vous perdre de vue" pour ne pas "glisser dans l'oubli et la folie", alors même qu'à vos 20 ans vous étiez persuadée "qu'écrire était une faiblesse à laquelle il convenait de résister".
F.A :
L'écriture de l'intime, surtout féminine, souffre d'a priori. Travailler à partir d'une matière
autobiographique est souvent pris pour un signe de nombrilisme. Comme si la fiction
garantissait une vue plus large, plus élevée ! Mes textes naissent tous d'une même matrice,
un "journal" que je tiens depuis plus de trente ans et dont je retravaille des fragments.
Je considère ce journal comme mon atelier, le lieu du corps à corps avec les mots, avec la
pensée, avec les questions existentielles.
Loin d'être un miroir complaisant, il est un outil de recherche ardente, le moyen d'ouvrir
les fenêtres intérieures, d'exercer sa lucidité, de faire un peu de lumière.
Dans les périodes de fragilité, lorsque l'on a le sentiment d'être au bord de l'effondrement, il
est aussi ce qui aide modestement à lutter contre le morcellement, le dérisoire ou le désespoir.
Le travail d'écriture présente ce paradoxe qu'il creuse les questions, aiguise les plaies
et les manques – en ce sens il peut mettre en danger – mais tout à la fois il a le pouvoir de
"remmailler" ce qui, sans lui, serait voué à se défaire, à s'atomiser, à rester privé de sens.
Au fil du temps et des pages, il parvient à dessiner un chemin, invisible pour qui s'y est
engagé en aveugle. Peu à peu il trace une ligne de sens et fait apparaître une cohérence qui
semblait initialement faire défaut.
À l'évidence ma relation à l'écriture est de l'ordre d'un "vivre-écrire" indissociable, tourné
vers l'espoir d'un "mieux-vivre", ou d'un "savoir-vivre. Apprentissage infini !
C'est en raison de cet enjeu qui a toujours été le mien – la vie prioritaire, la vie au cœur de
l'expérience – que lorsque j'étais jeune j'ai pu craindre que la littérature ne soit qu'un "sous-
produit" méprisable.
R.F:
Parlez-moi de votre désir de "distiller la vie" à travers l'écriture. Comment, pour vous, "à
travers toute la méfiance qu'il suscitent, les mots consolent de l'illisible" ?
F.A :
L'expérience montre qu'il y a va et vient, tension entre les deux termes de "vivre-écrire",
l'un engendrant l'autre, qui en retour modifie, féconde en profondeur le premier. L'affirmation
de l'artiste Robert Filiou a ici toute sa pertinence: "L'art c'est ce qui rend la vie plus
intéressante que l'art".
"Distiller" est un mot qui vient de mon enfance, du milieu paysan de ma grand-mère,
elle-même "bouilleur de cru". Opération fascinante du passage par l'alambic.
C'est ce que je cherche à atteindre, une écriture transparente qui irait à l'essentiel avec la
la simplicité d'une "eau de vie". Mais cela reste de l'ordre de la quête inatteignable.
Les efforts de déchiffrement aident à vivre mais restent dérisoires par rapport à "l'illisible"
du monde, dès lors qu'on ne s'appuie pas sur une foi religieuse.
R.F:
Il y a pourtant du mystique entre vos lignes mais "pour quelle naissance improbable" ?
F.A:
Je ne sais pas si "mystique" est le mot juste mais j'ai gardé en moi, du temps de
l'enfance et de la magie opératoire des mots, quelque chose de très archaïque, quelque chose
d'une sensibilité qu'on attribuait autrefois, et avec condescendance, aux "primitifs".
Un rapport aux éléments, au cosmos, à l'idée de métamorphose, qui n'est pas au goût du jour.
Le passage que vous citez vient d'un livre de poèmes écrits en résonance avec des visages en
méditation (ou des masques mortuaires, on ne sait ) dessinés au fusain par Alexandre Hollan.
Fusain d'Alexandre Hollan, extrait de la série "Têtes en méditation" et recadré
pour figurer par la suite dans le recueil Si seulement de Françoise Ascal
édité par Calligrammes en 2008
Je n'ai aucun goût pour la transcendance. L'ici / maintenant est mon credo. Ce qui
n'exclut pas la perception d'un flux de vie continu, avec ses incessantes morts et renaissances.
Le mot de spiritualité me met mal à l'aise, comme s'il était trop grand pour ce que je veux
dire, ou un peu à coté, mais l'exercice de la poésie se confond pour moi avec celui d'une
recherche intérieure, d'une quête de vérité.
Dans notre société en mutation, dans laquelle la montée de l'insignifiance semble
irrépressible, cela passe nécessairement par une double résistance.
Résistance aux normes, aux dogmes de tous ordres, à la notion de compétitivité, aux valeurs
marchandes qui prévalent aujourd'hui.
Résistance à l'appauvrissement du langage, à la pollution des mots, à l'usage dévoyé de la
parole.
Les gouvernements fascistes le savent bien qui commencent toujours par emprisonner leurs
poètes.
Il est bien difficile d'être à la hauteur d'un tel programme. Cela paraît relever de l'utopie.
Pourtant la poésie, même reléguée très loin des grands médias comme c'est le cas aujourd'hui,
reste un ferment vivant, un lieu non seulement de résistance mais de partage essentiel.
Le succès récent des lectures de poésie le prouve. Il appartient à chacun, selon ses moyens,
aussi modestes soient-ils, d'en prendre soin.
Françoise Ascal
Saint Barthélemy, le 21 décembre 2009
Si vous souhaitez en savoir davantage sur ce poète, dont la parole ne laisse jamais indifférent, je vous suggère vivement de vous référer aux liens indiqués plus bas.
sur internet:
- Françoise Ascal, Un plaidoyer pour la vie, sur le Temps bleu: http://lintula94.blogspot.com/2017/04/
- Françoise Ascal , l'Arpentée https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/08/fran%C3%A7oise-ascal-larpent%C3%A9e.html