La première tentation
" Dis à la Paix qu'elle nous foute la paix",
dit la première tentation.
Dis à la Paix qu'elle soit un sommeil.
Dis à la Paix qu'elle ne soit plus ni morte ni vive,
qu'elle ne brûle plus le regard de celui qui la porte.
Dis à la Paix qu'elle soit aveugle et ne s'occupe de rien.
Dis à la Paix que nous nous chargeons de tout,
que nous parlerons à sa place.
Dis à la Paix qu'il n'y a plus rien à dire.
Dis à la Paix qu'elle éteigne son volcan.
Dis à la Paix qu'il est tard, qu'il est temps qu'elle rentre chez elle,
qu'elle aille ranger ses rêves dans l'armoire.
Dis à la Paix qu'elle se taise,
que son regard est indiscret à nous détailler et nous déshabiller.
Dis à la Paix que son teint est pâle,
qu'elle ferait mieux de rentrer et d'aller se coucher.
Dis à la Paix qu'elle nous inquiète,
qu'elle fait peur à tout le monde.
Dis à la Paix qu'elle se contente d'être la frousse de la guerre,
et qu'elle reste une lâcheté.
Dis à la Paix qu'elle ne fasse pas de bruit,
elle va réveiller les voisins.
Dis à la Paix qu'elle n'aille pas se mêler de justice
ses idées généreuses n'y connaissent rien.
Dis à la Paix qu'elle peut dire n'importe quoi, tout ou le contraire.
Dis à la Paix qu'elle peut prier, qu'elle peut défiler,
se rassembler, écrire des hymnes et des discours,
qu'elle peut décerner des prix et même se prostituer,
mais avant tout, et surtout, qu'elle nous foute la paix...
Mais la Paix était en nous comme l'arbre est dans sa terre.
Même le silence se dressait pour nous interroger.
Nous ne pouvions donc plus gagner la Paix
comme on gagne son argent,
comme on gagnait les guerres.
La Paix ne partait donc plus d'un bon sentiment,
elle brûlait comme une blessure.
in Les Quatre saisons d'aimer , Les Presses d'Île–de–France, 2010, p.p.151/152
La seconde tentation prit alors la parole: "Dis à la Paix qu'elle ne soit que l'intervalle entre deux guerres". La Paix dut "ruser même avec elle-même, car la Paix établie n'est déjà plus que la paix des cimetières..." Vint alors la troisième tentation.
La troisième tentation
"Dis à la Paix qu'elle prenne le pouvoir",
dit la troisième tentation.
Dis à la Paix qu'elle décide à notre place, qu'elle parle à notre place.
Dis à la Paix qu'elle arrange nos affaires, qu'elle règle nos questions,
qu'elle signe nos assurances, qu'elle garantisse notre sécurité.
Dis à la Paix qu'elle soit notre retraite.
Dis à la Paix que c'est normal, que plus rien ne nous surprend,
que rien ne nous étonne, que tout est monotone,
qu'il ne se passe jamais rien, que la paix est vide de tout évènement,
que nous avons l'habitude, que nous sommes soumis à l'ennui et à la fatalité.
Dis à la Paix que nous avons l'habitude de nous soumettre,
que nous lui obéirons comme nous avons obéi à la guerre,
que nous sommes faits pour être dominés,
que nous sommes pour l'ordre, celui de la guerre ou de la paix.
Dis à la Paix que nous la subirons.
Dis à la Paix qu'elle est notre quotidien, notre baiser de paix devenu routine,
notre baiser de paix devenu anonyme et sans lendemain.
Dis à la Paix que nous avons satisfait au rite et qu'il ne nous engage en rien.
Dis à la Paix que nous paierons ce qu'il faut, que nous avons l'argent,
mais qu'elle se charge de tout, que nous achetons toujours clés en mains,
le service après-vente et l'entretien ;
que nous avons horreur d'être dérangés, réveillés en pleine nuit ;
que nous ne voulons pas rater ce soir la télé, ni dimanche le tiercé,
ni les prochaines vacances...
Mais la Paix est sans pouvoir sur la Paix
Comment la Paix pourrait-elle s'accommoder d'un ordre prémédité ?
Comment la Paix pourrait-elle obéir autrement qu'à elle-même ?
Que serait une Paix qui ne serait pas la nôtre ?
N'est-ce pas toujours l'histoire de notre vie et de notre mort que la Paix raconte ?
N'est-ce pas en nous qu'aime et désire la Paix du monde ?
ibid p.p 155/156
"Entrer dans l'œuvre de Jean Debruynne, c'est entrer dans une spiritualité de la résistance" nous dit la quatrième de couverture :
"Avec force et acuité, il disait de la poésie: "Tandis que maintenant la mondialisation ne cache
plus se ambitions où tout doit devenir marchandise, la vie comme la mort, l'hôpital autant que
l'école, l'Homme autant que les choses, c'est alors justement que le langage poétique cesse
d'être un passe-temps pour devenir un acte de résistance."
Jean Debruynne naît à Lille en 1925. En homme de foi, il s'engage auprès du monde ouvrier, qu'ignore une grande partie de la société et de l'église.
Il choisit délibérément de travailler en usine, en tant que prêtre ouvrier de La Mission de France, jusqu'en 1953. Il sera, tour à tour, tôlier-formeur à la chaine puis valet de chambre.
Après la suppression par Rome des prêtres-ouvriers, il devient l'aumônier des Guides et Scouts de France, auprès de jeunes qu'il marquera profondément. (voir l'article du journal La Croix accessible par le lien indiqué plus bas).
Il découvre la force de la poésie avec Prévert, tandis que ses conversations avec Madeleine Delbrêl, assistante sociale à Ivry, lui enseignent l'obéissance au réel. Avec Jean-Louis Barrault, il découvre l'éducation par le jeu scénique.
Tout reste à créer, imaginer, inventer. L'écriture devient une arme pour celui qui lira, car "c'est celui qui lit qui fait vivre les mots. Son bouche à bouche est créateur. C'est lui qui souffle sa vie aux narines des mots. Celui qui lit ressuscite les mots."
Il écrira des spectacles, produira un grand nombre de jeux scéniques en particulier pour les Guides de France, ATD-Quart Monde, le Secours catholique, l'AFAD, les clubs de l'Unesco et des congrégations religieuses.
Le 7 juillet 2006, il est présent au Liban avec des guides et des scouts pour la présentation d'un spectacle, écrit par lui à l'occasion des 7.000 ans de Byblos. Hospitalisé en urgence à Beyrouth il y décède. La guerre, qui éclate peu après, empêche de ramener son corps. Il est enterré sur place.
Jours à couteaux
Jours à couteaux, nuits de rasoirs,
dans mon impasse aux désespoirs,
c'est là que j'ai fait connaissance
avec la Paix de l'Espérance.
Je crois dans mes faiblesses,
je crois dans mes haillons,
et dans les papillons
d'un désir qui me blesse.
Je crois mes doigts gelés,
le bleu de mon haleine,
ma vie de bouts de laines
et mes deux yeux brûlés.
C'est là que j'ai fait connaissance
avec la Paix de l'Espérance.
Je crois dans mes silences,
je crois dans mes oublis,
et mes vieux ciels pâlis
remontant de l'enfance.
Je crois mon mot à mot,
tous mes brouillards qui baillent,
mes regards qui s'écaillent
tout mon mal et mes maux.
Jours à couteaux, nuits de rasoirs,
dans mon espace aux désespoirs,
c'est là que j'ai fait connaissance
avec la Paix de l'Espérance.
Je crois dans mes détresses,
je crois dans la question,
et dans l'hésitation
me tirant sur sa laisse.
Je crois mes escaliers,
tous les seuils de mes doutes,
le désert de mes routes
et le flanc des cahiers.
Jours à couteaux, nuits de rasoirs
dans mon impasse aux désespoirs.
Je crois dans mes rivières,
je crois dans l'incertain,
et les frileux matins
maigres agneaux de lumière.
Je crois au vieux veilleur,
à ce guetteur d'aurore
qui la nuit croit encore
et voit un jour meilleur.
C'est là que j'ai fait connaissance
avec la Paix de l'Espérance.
Je crois dans mes désordres.
Je crois ma rébellion
et la fierté du lion
dont les éclairs vont mordre.
Je crois dans mes exils,
mes cris et mes errances.
Je crois que l'Espérance
est toujours de profil.
Jours à couteaux, nuits de rasoirs,
dans mon impasse aux désespoirs,
c'est là que j'ai fait connaissance
avec la Paix de l'Espérance.
ibid p.p.158/159
En mai 2009, lui fut rendu un bel hommage, à l'Unesco. Devant un large public, fut jouée la pièce de théâtre présentée au Liban, l'année de sa mort.
Le poème, qui suit, évoque les pays du Proche-Orient, qu'il a aimés et leurs populations encore sous les bombes.
Tant et tant
Tant et tant que la guerre
tient la Paix prisonnière
penser est un affront
et rêver un juron.
Tant et tant que les bombes
portent la Paix en tombe,
le monde est un enfer
et la justice aux fers.
Tant que quelqu'un témoigne
que la Paix meurt au bagne,
je choisis le danger
plutôt que me ranger.
Tant que l'homme est à vendre,
laissant la Paix en cendres,
mon combat dira non
aux raisons des canons.
Tant que la Paix sur terre
se paiera de se taire,
je choisis de mourir
plutôt que de pourrir.
Tant que tueurs et traîtres
servent à la Paix de maîtres,
mieux vaut mourir debout
que vivre à genoux.
ibid p.163
L'association En blanc dans le texte, fondée de son vivant en 2000, et dont vous trouverez le lien plus bas, veille à transmettre aux jeunes d'aujourd'hui sa foi en l'espérance, l'engagement et la résistance pacifique dans un monde, qui a perdu ses repères.
Elle organise, chaque année, à partir d'un poème de l'auteur, un concours de poésie, couronné par un prix, qui s'adresse à de jeunes créateurs de 16 à 30 ans. Le texte proposé, cette année 2016, est celui-ci :
Celui qui attend ne sait pas ce qui l'attend sinon il aurait rendez-vous.
Celui qui attend est un veilleur.
Il espère.
Il refuse de ne plus espérer.
C'est un subversif
Le désespoir ne peut rien contre lui.
Il espère justement parce qu'il n'y a plus d'espoir.
Ceux qui se contentent d'attendre des trains, des métros ou des autobus
ne savent pas ce que c'est d'attendre.
Ils n'éprouvent que l'impatience.
Ils n'attendent pas. Ils s'énervent.
Il reste à apprendre le métier de guetteur.
in Visages, Z'éditions - Debruynne 1991, p.12
bibliographie :
- Jean Debruynne, Les quatre saisons d'aimer, Les presses d'Île-de- France, 2010
- http://www.la-croix.com/Religion/Jean-Debruynne-au-service-de-la-Parole-2006-07-10-515263
- https://sites.google.com/site/enblancdansletexte/textes-et-poemes/resister
- pour s'inscrire au concours: https://sites.google.com/site/enblancdansletexte/