Port des Barques

Port des Barques

vendredi 26 octobre 2018

Marie Noël, chanson douce d'automne



                             Chanson

                                                              à Denise


              M'en allant par la bruyère
              – Buisson rouge, buisson blanc –
              Pour cueillir la fleur dernière
              Qui pousse au milieu du vent.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

               Passant vers la clématite
               – Le rouge-gorge est dedans –
               J'ai rencontré la nourrice
               Qui mène au bois ses enfants.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                Les trois plus beaux vont derrière,
                Les trois plus gais vont devant,
                Mais la petite dernière
                Traîne le pied en marchant.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                Passant par le champ de trèfle
                – Ses frères sont loin du champ –
                Elle baisse un peu la tête,
                Elle s'arrête en pleurant.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                " Viens-t'en, ma petite rose,
                Ma mie, avec moi viens-t'en.
                Nous rattraperons les autres
                À travers les pays grands.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                "Donne-moi ta main sauvage
                Qui tient une fleur au vent;
                Donne-moi ton doux visage
                Et ton joli cœur battant.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                "Donne-moi ton cœur qui tremble
                Avec son chagrin dedans;
                Nous le porterons ensemble
                Sous mon grand manteau flottant
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                " Et j'endormirai ta peine
                Le long des bois en chantant.
                Ta peine d'aujourd'hui même
                Et celles des autres temps.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

                " La plus vive, la plus folle
                Qui sort du monde au printemps
                Et celle qui vient d'automne
                Pour faire mourir les champs.
Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant.

in Marie Noël, L'œuvre poétique, Chants, Stock, 1975, p.p.363/364

sur internet:

vendredi 19 octobre 2018

Paul Verlaine à la fête

 
 
 
 
 
 
 
 
 
Chevaux de bois
 
                                                   Par Saint-Gille,
                                               Viens nous-en,
                                       Mon agile
                                  Alezan.
         
                                       (V.Hugo)
 
 
Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.
 
Le gros soldat, la plus grosse bonne
Sont sur vos dos comme dans leur chambre ;
Car, en ce jour, au bois de la Cambre
Les maîtres sont tous deux en personne.
 
Tournez, tournez, chevaux de leur cœur
Tandis qu'autour de tous vos tournois
Clignote l'œil du filou sournois.
Tournez au son du piston vainqueur.
 
C'est ravissant comme ça vous saoule,
D'aller ainsi dans ce cirque bête !
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.
 
Tournez, tournez, sans qu'il soit besoin
D'user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds,
Tournez, tournez, sans espoir de foin.
 
Et dépêchez, chevaux de leur âme,
Déjà, voici que la nuit qui tombe
Va réunir pigeon et colombe,
Loin de la foire et loin de madame.
 
Tournez, tournez ! le ciel en velours
D'astres en or se vêt lentement.
Voici partir l'amante et l'amant.
Tournez au son joyeux des tambours.
 
 
                                             Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872
 
                                                    version de Romances sans paroles
 
in Verlaine, Sagesse, Livre de Poche 2016, p.247

                                                                                                 avec des photos de Roselyne Fritel
  
 
 



vendredi 12 octobre 2018

Michel Butor, une journée selon l'auteur


 
       Le tonitruant écrivain et poète que fut Michel Butor, décrivait ainsi dans son Anthologie nomade, le défilé des heures :

       Les heures

          D'abord la nuit, sa longueur, sa langueur, les sommeils, les respirations qui soulèvent les
      draps, les retournements, les ronflements, gémissements, les petites lampes des insomnies,
      les cauchemars, les sueurs froides, les apaisements, les tombereaux de souvenirs qui se déversent
      pêle-mêle, se tamisent en rêves et nous construisent ces visions dont nous nous réveillons pantois,
      assistant à leur dislocation-dissolution tandis que nous cherchons à nous les raconter, sauf
      quelques fois où elles traversent ces premières lueurs si froides, la gelée blanche sur le zinc des
      toits qui devient perles sur les capucines, et puis les citrons se mordorent en aigrettes et pennons
      sur la ville où circulent les premiers tramways ou bus, les premiers métros et vélos, pétaradent
      les premiers motards.

           Les persiennes se plaquent sur les pierres des façades anciennes; les odeurs de café et de pain
      grillé montent par les escaliers de service jusqu'aux mansardes où les étudiants se rendorment en
      récitant machinalement leurs codes, leurs tables, listes ou vocabulaires. Après ceux des
      boulangeries les rideaux de fer des autres commerces se relèvent à grand fracas. Les ouvriers
      pointent dans les usines. Les machinent à écrire commencent à crépiter. Ceux qui faisaient la
      queue devant les magasins généraux se bousculent dans les vestibules et se dispersent parmi les
      comptoirs, interrogeant les tissus, essayant les vêtements, écoutant les explications des vendeurs.
      La foule monte et descend les escaliers de métal, remplit les quais en repérant les affiches neuves
      et parcourant distraitement les titres d'un journal par-dessus l'épaule d'un voisin tandis que le
      convoi s'ébranle.

           Les ombres raccourcissent. De longues langues de soleil viennent lécher le fond des cours
      bruyantes du choc des casseroles d'où montent des fumets de bœuf mode, fromages coulants,
      cafés, tabacs. Et tout recommence dans la lourdeur. Les chefs de service à l'haleine vineuse ne
      mâchent pas leurs mots. Les secrétaires étouffent de légers bâillements; les hôtesses deviennent
      acariâtres.

            Les derniers appels de l'astre en perdition transforment les vitres en plaques de cuivre
      sur les fenêtres occidentales. Les lustres s'allument dans les appartements reculés, les
      lampadaires dans les bibliothèques, les enseignes sur les cinémas, les réverbères dans les rues,
      les girandoles dans les restaurants, les flambeaux dans les vestibules des théâtres et les torchères  
      dans les jardins des riches. La délivrance enfin, dans le bruit, la bousculade, l'heure de pointe, le
      retour chez soi avec une autre effervescence; et bientôt les arômes des potages, les journaux
      télédiffusés, les discussions sur la politique et le sport; les phares des voitures qui balaient les
      balcons, les sorties des premières séances, les queues pour les prochaines, on s'écrase sur les
      boulevards.

             Les rues désertes, les ruelles menaçantes, les derniers craquements dans les bois, les derniers
      pas dans les sentiers, le chant du rossignol, le clapotis des vagues sous la pleine Lune, le
      hululement d'une chouette perchée sur les fils électriques, la dégustation des alcools, les dernières
      manches, les derniers adieux, les derniers rangements; encore quelques pages pour terminer le
      roman policier, savoir enfin; les dernières lueurs, les dernières odeurs, le premier sommeil.

      in Anthologie nomade, Poésie / Gallimard, 2011, p.p. 320/321/322

      Voici, contée de manière très prosaïque par son auteur, une journée, qui semble déjà très datée. Par chance, une fois sur scène, Michel Butor animait de sa gestuelle et de la chaleur de sa présence tout ce qu'il disait, et il en disait beaucoup!!! 
La chance de l'avoir vu sur la scène du théâtre de La Maison de la Poésie reste pour moi un souvenir inoubliable.

Je vous invite vivement à consulter, grâce aux liens indiqués plus bas, les autres articles écrits à propos de l'auteur, dont ceux de Jean Gédéon, d'Hélène Millien et de moi-même parus sur La Pierre et le sel .

Bibliographie:
  • Anthologie nomade, Poésie/ Gallimard, 2011
sur internet:

vendredi 5 octobre 2018

Nimrod, à l'origine il y aura le ciel le fleuve l'espace





         Le ciel en octobre raconte le grand fleuve.
         Il fait encore chaud pour la rentrée des classes.
         Ruissellent les jours les heures.
         On y pêche un ciel en attente. L'ange
         Les nuages les pensées l'abandon.
         L'eau raconte le grand fleuve
         sous la paille sous les mimosas.

         C'est un drap suspendu et qui rit.
         Plus vaste que ma vision. Plus serein
         que la remorque des grues couronnées
         Plus souverain que les choses pastorales.

         Menues sont les mailles des filets
         pour un ciel qui bombe le torse sous les oiseaux.
         Il file doux ; le cormoran n'agite plus les eaux.

         J'attends l'accord que prononcera
         le martinet, le grand soigneur du soir .

         Il y aura le ciel le fleuve l'espace.

         J'attends leur accord de tétrarque.

         L'eau coule sur un visage de bonne augure.

         Le grand fleuve sous octobre se raconte.

         in J'aurai un royaume en bois flottés, Art Poétique, Anthologie personnelle, 1989-2016,
         Poésie /Gallimard, 2017. p.50/51

De son vrai nom Nimrod Bena Djangrang est le fils d'un pasteur luthérien. Il naît le 7 décembre 1959, à Koyom, dans le sud du Tchad. Il dira plus tard de son village qu'il fut le seul où tous les enfants aient été scolarisés.
Dans la bible, Nimrod descend en droite ligne de Cham, le deuxième fils de Noé, il y figure comme un personnage biblique de l'après déluge, chasseur réputé et fondateur du premier royaume et de plusieurs villes de Mésopotamie.
Notre poète choisira par la suite d'entrer en écriture sous ce vocable prometteur et sonore.
Faisant des rêves éveillés et des sensations de son enfance un inaltérable trésor, il écrira :
 "J'aurais un royaume tout à moi en bois flottés. Une rivière de diamants en désespoir de cause. Dans le chambranle de la lumière, je ravauderai la porte."


                                        II

         J'ai aimé ma mère j'ai embrassé son destin
         Comme un fils comme un mendiant
         Qui priait en secret les dieux d'allonger
         Ses jours à proportion des miens. Je l'aime
         Comme un exilé saisi par la douleur d'espérer
         Les vœux qu'on remise à peine nés
         Au fond d'un cœur taillé pour le bonheur.
         Au sort, ma mère présentait des comptes
         Sans envier personne     ni même la lune
         Ni même le soleil     elle qui était
         Courageuse sans être mère courage.
         Je pleurais en la voyant si sereine
         Moi que tourmentaient les pressentiments
         En cette zone de l'être où naît un cœur de poète

         ibid Ciels errants, p.80

La mère, le père, le grand frère sont autant de personnages vénérés dans la culture africaine. Nimrod évoque son enfance d'une façon unique avec une richesse de vocabulaire éblouissante et une parfaite maitrise du français, avec des mots qui rappellent les premiers poèmes d'Éloges de Saint-John Perse.

          Certains jours, avec une insistance sans pareil me revient
                             Mon enfance dérobée
          Les routes désertes sans témoin calme plat
          Ce cœur cet espace enivrés au phosphore
                       Mon épitaphe est déjà écrite

          (extrait)

          ibid p.84

          Je t'apprendrai ces pays avares en paroles
          Où la langue s'attache au palais
          comme aux épines d'un verbe osseux

          Je t'apprendrai ces contrées lourdes
          De silence et d'espace, où le cri opère
          Où midi patiemment milite
          Vigilante étant la soif –

          ibid Pluies, etc...p.129


          Ainsi revient le motif des harmoniques.
          Je songe à toi, Faya-Largeau, à tes murs ocre et blanc,
          À tes femmes et leurs lèvres désireuses. Sur les pas
          Des portes, elles nous accueillent le cul à terre.
          Dunes fortes de leur réserve, Tibesti, à l'horizon
          Des dattiers, tu ponctues le charroi du sable.
          Ah, la "déshérente"  richesse et son essaim d'avoine !
          Montagne, voici que je dandine entre deux bosses taciturnes,
          Sollicitant, en aveugle, la grâce de mourir en apesanteur.
          Je cultive le plaisir à bride abattue.

          ibid Tibesti, p.p. 132/133

L'évocation de l'Afrique avec l'éléphant majestueux, dont il fait son totem protecteur, s'oppose alors à son vécu en métropole au cours d'un hiver glacial passé au coin du feu dans ces deux poèmes, qui figurent face à face sur une double page, au chapitre Les superbes :

            L'éléphant                                                          Ma Véranda

            J'ai souvenir de cet éléphant                              Moi le pauvre de ce canton
            Qui s'éloignait comme se déploie                      Je tiens en haute estime
            Le dédain. Il avait vu                                         Cette pauvreté qui m'a laissé
            Senti évalué le petit point                                  Libre de toutes obligations
            Dans l'espace que j'étais                                    L'hiver me rappelle
            Ça n'entravait ni le ciel ni l'herbe                      Au confort bourgeois
            Pas plus que l'infini qui au loin                         Assis là près de mon poêle
            Témoignait de ce qu'on se serait dit                  J'écris un poème
            Moi qui éprouvais si fort                                   Sur l'or qui court
            L'écho d'une parole commune                           Dans l'herbe jusqu'au
                                                                                       Pied du grand tilleul
            ibid Les superbes, p.94                                      ibid Les superbes, p.95


La solitude poignante de l'éléphant évoque à l'évidence la sienne : le destin mien n'a pas résisté au dépeçage. Lui reste l'allure, métronome des émotions. La douleur, cependant, n'a pas réussi à le vaincre. Chaque jour, l'éléphant s'éloigne, s'éloigne mon autoportrait…
Il est toujours cruel d'être amené à rompre avec ses origines. La plaie masquée, qui s'en suit, demeure inguérissable malgré tout l'apport d'une double culture.

                                               8

           Qui me redonnera l'odeur de la maison d'enfance
           Ses murs maculés de mes peintures naïves
           Cette feinte fraîcheur cette réelle présence
           Quand la pénombre devient une amie de haut lignage

           J'inhale une forme d'angoisse sans lendemain

           Dieu est mon orgueil je ne manquerai de rien
           Toutes les peines du cœur ne valent pas
           La douleur d'avoir à composer avec le soleil

           L'espérance l'usure la pensée – quelle barbarie faite
           Aux murs quel danger gravé sur leur partition
           J'inhale une forme de bonheur sans raison

                                               9

             C'est toujours près des murs que la vieillesse survient.
          Près du grand âge – et sa dîme de paille, sa redevance de
          bonheur rapaillé. Le sourire édenté d'une grand-mère se
          réchauffe au soleil de décembre comme un lézard, le lézard
          le véloce...Grand-mère l'enlève d'une main attendrie, qui
          est l'art de sourire des vexations. Et quand tu reviens à la
          maison sous le coup de dix heures, quand la faim te creuse,
          révélant quelque chose en toi de très vieux, mais que tu
          accueilles dans l'accueil que te fait grand-mère, tu éprouves
          le sentiment du retour, l'abandon qui est le retour au cœur
          du pays patient. La paille vient reposer à tes flancs comme
          une attelle.

             Car les dieux sont là, au milieu des gens de peu, des gens
          de paille, ceux qui n'ont ni discours ni recours à la pensée,
          et qui se contentent du mur chaud où ils réchauffent leurs os.

          (extrait)

          ibid Les murs, p.p.189/190

La modestie, la culture et la chaude humanité de Nimrod nous valent ces merveilleux passages, qui dilatent le cœur et l'esprit et réchauffent le cœur.
Je vous conseille très vivement de lire également le très bel article de Jacques Décréau, écrit et paru en mai 2012, sur La Pierre et le sel, dont vous trouverez le lien internet plus bas.

Bibliographie:
  • J'aurais un royaume de bois flottés, Anthologie personnelle 19896-2016, Poésie/Gallimard, 2017
sur internet: