Louise Dupré :
« Consoler la chair inconsolable »
Louise Dupré, poète canadienne, lisait le 21 janvier
2015, à la Librairie du Québec, rue Gay-Lussac, à Paris, son recueil Plus
haut que les flammes, publié, en 2010, au Québec, par les Éditions du
Noroît et réédité par les Éditions Bruno
Doucey, à l'occasion des 70 ans de la libération des camps d'Auschwitz et de
Birkenau. Il s'agit d'un lamento déchirant à la mémoire de milliers d'enfants
assassinés, qui évolue peu à peu vers un hymne à la vie.
il
y a des prières
pour
les femmes
sans
espoir
celles
qu'on dit la voix
tressée
aux malheurs
qui
inspirent les livres
(extrait) in Plus haut que les flammes ©
Éditions Bruno Doucey 2015, p.18
L'auteur présente alors, sans
pathos, la genèse de ce livre, expliquant simplement comment, au cours d'un
voyage en Pologne, elle a voulu visiter les camps de concentration, et comment,
bien que s'y étant préparée, elle est restée sous le choc, sans rien pouvoir
écrire pendant plusieurs mois.. Qu'avait-elle vu ? Rien sinon des
restes, dont cette vitrine contenant un biberon cassé, parmi des petits
vêtements d'enfant.
Cette pauvre mémoire à
défaut de cercueil.(...) Comme si le monde tout à coup s'appuyait sur tes
épaules avec ses biberons cassés.(...) les yeux brûlés vifs de n'avoir rien vu écrit-elle, tandis qu'elle imagine son tout nouveau
petit fils revêtu de ces habits là.
De
retour chez elle, elle se voit
partagée entre les instants joyeux vécus avec son petit-fils –
qu'elle nomme l'enfant près de toi – et ceux hantés par l'image
symbolique de l'autre enfant, celui qu'elle n'attendait pas, né de la
douleur comme d'une histoire sans merci.
En elle, la femme, la mère,
la grand-mère savent qu' il convient de refaire sa joie telle une
gymnastique,
mais « comment croire
encore à la vie, dit-elle, dans quel contexte avons-nous mis au monde ces
enfants et qu'est-ce qui les menace ? Cependant, près d'elle, l'enfant
veut vivre, danser, il veut rêver à un avenir possible, et il entraîne la femme
à vivre. Il y a des enfants qui aident à monter plus haut que les flammes, mais
il y a aussi les livres et ça, elle y croit très fort. Finalement, ce long
poème, elle va finir par l'écrire « pour de vrai ».
Commencé comme une prière, –
un kaddish, précise-t-elle – et dédicacé
à son petit fils, Maxime, le recueil se divise en quatre chapitres, chacun
précédé d'une citation. La première est du poète Claude Esteban : j'ai
dit, je me souviens, que je n'en pouvais plus de tout le malheur du monde.
Si
je prends soin d'attirer votre attention sur ces phrases, c'est qu'elles ont à
l'évidence nourri et conforté celle qui s'y réfère. On n'est pas poète sans
cette intimité avec la pensée des autres.
car
il faut des mots
à
mourir de plaisir
des
mots pour les yeux
plus
brillants qu'un matin de mer
mêlée
au sable des châteaux
et
des livres qui crachent
des
dragons
aux
flammes tranquilles
c'est
ici la grâce du soir
et
il te reste tant de brebis
à
compter
tu
t'appliques à les compter
une
à une
l'enfant
dans tes bras
tu
veux des calculs verticaux
pour
reposer la douleur
des
ponts-levis, des îles
improbables
des
échelles
plus
hautes que les flammes
Quelques vers de Geneviève
Amyot, poète québécoise, introduisent la seconde partie : nous n'avons
point confiance en cette terre/ avec son ventre plein de morts/ ses
tremblements ses tornades ses verglas/ ses grands arbres d'où
basculent/ les enfants.
L'horreur prend corps. Louise
Dupré en mesure l'étendue de la main, la gauche. Il s'agit bien du même
monde, et de la même merde étalée sur la page, mais, parce qu'il
y a des matins pour l'amour, c'est avec cette même main gauche qu'elle
continue d'écrire et répète les mots susceptibles de redresser la nuit.
le
dimanche, tu fais vœu
de
beauté
en
remuant
mers
et merveilles
ta
voix qui court
sur
la page 4
comme
tu cours
après
l'enfant
pour
l'entendre rire
l'enfant
est un lac de montagne
plus
profond
que
ta peur
et
tu te vois soudain prête
à
tremper ta foi
dans
les eaux
noires
qui protègent
la
mémoire des rochers
Une phrase de l'écrivain américain Cormac MC Carthy
annonce le troisième chapitre :
Toutes les choses de grâce
et de beauté qui sont chères à notre cœur ont une origine commune dans la
douleur. Prennent naissance dans le chagrin et les cendres.
il
s'agit de faire bouger
la
main entre les images
de
la honte
en
traçant des sentiers
vers
le soleil
car
l'enfant
ne
connaît pas le sang
du
calice
l'enfant
est une soif d'or
qui
éclabousse le paysage
il
t'entraîne, il te force
à
marcher
dans
ses délires
d'avenir
et d'espace
l'enfant
est plus grand
que
les bras
des
crucifixions
et
tu redeviens la fillette
qui
pleurait grand
pour
aimer grand
toi,
la maintenant petite
et
vieillie
au
cœur courbé
ce
que tu vois
reste
sans appel
comme
une grammaire déréglée
une
église aux angelots
cloués
par
le blanc des ailes
une
cage en verre
pour
le lustre des papes
qui
ont su
préparer
le malheur
ce
que tu vois chaque jour
déchire
la
peau de ton œil
mais
tu poursuis
derrière
l'enfant
ta
route immobile
en
espérant toucher
dans
l'innocence des herbes
qu'on
dit mauvaises
une
seconde sagesse
ibid p.p 77/78/79
(…)
et
tu redresses les mots
sous
tes paupières
afin
que l'enfant
près
de toi
apprenne
à gravir
une
à une les marches
de
ses rêves
l'enfant
est à lui seul
une
humanité
l'enfant
est un don
que
tu n'attendais pas
ibid p.81
Le
quatrième chapitre est introduit par les mots du poète Philippe
Jaccottet : Jusqu'au bout, dénouer, même avec des mains nouées.
Parce
qu'elle n'est pas femme à renoncer, voici Louise Dupré, aveugle et sourde
aux craquements de tous les ciels, prête à danser par-delà sa peur. Oui, danser
peut-être simplement pour tenir, mais aussi pour saisir la vie à bras le
corps.
te voici assez forte
pour accueillir en toi
le monde
à jamais endeuillé
le porter, le bercer
aussi longtemps que tu vivras
malgré ton cœur
tropical
tu as encore assez de rythme
pour faire valser l'enfant
au centre du cyclone
(…)
malgré ton cœur tropical
tu n'es pas trop vieille
pour la leçon
des vents qui t'encerclent
ils t'encerclent
mais tu danses
avec l'enfant et l'espoir fou
de répondre
au murmure de la terre
(…)
dans tes bras
il y a l'enfant qui te regarde
et même sans bravoure
tu deviens une femme
de courage
une femme de fenêtres ouvertes
capable de déborder
le jour
tes os sont plus solides
que tu ne crois
ils ne te trahissent pas encore
et tu ne trahiras pas
le monde minuscule
accroché à ton cou
comme un mystère
qui t'implore
en riant
de continuer
à danser
ibid (extraits des pages 87 à 108)
Tout au long de ce livre, Louise Dupré
interpelle au plus intime son lecteur, autant par sa lucidité que par sa
sensibilité. Son empathie et sa ténacité font d'elle une femme remarquable et
son écriture est à la mesure de son intériorité.
Ne
manquez pas l'occasion de lire et de faire lire Plus haut que les flammes,
en ces temps troublés.
Internet :
Louise
Dupré, son visage et sa voix sur youtube et France-Culture
un article de Pierre Kobel, sur le blog
de La Pierre et le sel, daté du 27
janvier 2015