comme toi Isis je cherche la forme que pourront prendre
les fragments de ce monde que je porte en moi
je vois je sens
tout mon corps à nouveau requis
je vois des formes hésitantes
au creux où s'arrimer
aux à-pics effrayants
où il faudra grimper
et redescendre
dans les signes écrits sur la page
à quoi sert de donner forme
à quoi sert mon patient travail
cela ne change pas le monde
je ne suis pas une militante
je sais que je ne change pas le monde
je suis seulement
quelqu'un qui donne forme
à ce que le monde crée en moi
ai-je seulement une espérance ?
la seule je crois
c'est que d'autres viendront se consoler et prendre force
dans les formes que je crée
qu'ils reconnaissent en eux
quand j'ai lu Phèdre pour la première fois
j'ai reconnu l'ardeur de la souffrance
la mienne
j'avais treize ans
les affres de Phèdre n'étaient pas les miens
mais l'intensité de la souffrance
je la reconnaissais
logée depuis longtemps
dans tout mon être
et je n'avais pas de mot
j'ai reconnu la folie et la souffrance
et de les reconnaître
portée par des mots justes
un rythme qui me soulevait
j'ai su
que je n'étais ni folle ni seule
parce qu'un autre être humain les avait écrits
sans en mourir
et que moi je pouvais les lire
et que je vivais
entière enfin
par les mots
s'ancrait en moi
la conscience farouche
que ma vie c'était ça
au fond de moi attendait
une petite fille armée
de son seul désir d'entrer dans l'alphabet
et de sa craie
dans une cuisine lointaine là-bas
la voie des signes
la voie silencieuse
secrète
c'est ma voie
je n'en ai jamais dérogé.
in Le Pas d'Isis, de Jeanne Benameur, éditions Bruno Doucey, p.p.42/44
"Aujourd'hui, je prends seulement le temps de l'écrire, de la façon la plus juste possible", précise
l'auteure :
Je ne serai jamais du côté des cris et de la violence
même si elle cherche la justice
je suis du côté du silence.
ibid p.51