Lundi, le jour est si gris,
Mardi, l'eau s'ensource,
Mercredi, c'est juste une perte
d'espace-temps,
Jeudi, du tréfonds de la pourriture je crie,
Vendredi, une larme noire nous
précède dans l'abîme,
Samedi, avec l'orteil gauche j'ouvre les portes de l'air,
Dimanche,
l'air hivernal soleil (enfin !)
C'est au fil des jours que l'on entre dans ce recueil, écrit tel un pamphlet afin qu'une oreille
attentive en perçoive la révolte et s'en émeuve :
Vendredi
Une larme noire nous précède dans l'abîme
comme un seau à la fontaine abolie
( cette tour inversée)
un ébruitements de feuilles mortes c'est l'automne
se dit le mort rassuré bientôt la neige
fera taire les cris des oiseaux
j'ai tant besoin de silence se dit-il pour m'entendre dire
j'ai besoin de silence pour m'entendre dire
j'ai besoin de silence pour m'entendre dire
il s'est tu dans sa tête
et c'est alors que j'ai senti tout d'un coup le poids
de sa vie comme une couette de feuilles et de neige
(et ces cris ces soupirs ne cesseront plus jamais
et je serai à jamais Lusignan et Biron la déesse et la fée
(extrait)
in
Néant rose, L'Harmattan, 2017, p.12
Ce dernier recueil, paru en novembre 2017, Dana Shishmanian en fera lecture
le mardi 16 janvier 2018, de 19h à 21h, à l'Espace L'Harmattan, 21 bis rue des Écoles, Paris 5ème,
Son titre,
Néant rose, volontairement satirique, donne le ton à l'ensemble des poèmes :
on ne s'apitoie pas, on pointe du doigt, on dénonce, puis on passe outre...
Sa couverture rose vif reproduit un tag de rue, géant, photographié par l'auteur.
Un visage nous regarde et nous tire la langue avec lassitude et insolence mais il est écrit
à côté à l'encre rouge :
Tête Haute !
Garder l'humour
et jusqu'à l'épuisement, reste de mise pour la gente féminine!
Pied de nez
La poésie n'a que faire
de votre politiquement correct
traduit en censure.
elle se moque de vos dogmes
laïques catholiques politiques économiques
éthiques ludiques civiques et iques et iques
et iques et iques !
Hic et nunc
elle sautille elle frétille
elle s'expose
fait irruption
répartit des baffes dans l'assemblée
nationale
renvoie dos à dos
l'escroc et sa victime
l'angelot et le menteur
fait la danse du ventre s'hystérise
hypnotise
magnétise
plonge ensuite
dans une dépression profonde
se soigne aux antalgiques
aux analgésiques
aux biochimiques
jusqu'à ce qu'excédée
elle empoigne son toubib par le cou
et aille se noyer avec
dans un bassin vide
Le lendemain matin au petit déjeuner
elle ouvre le journal
et s'étonne pour la énième fois
de l'imbécilité des gens
de la folie de ce monde
de la patience de Dieu
Non, elle n'est pas laïque.
ibid. p.p. 73/74
J'ai adoré la liberté de
ce pied de nez, de si bonne augure en ce début d'année !
Le poème,
Sur la berge, célèbre la sensualité et la musique des mots :
Sur la berge
Découvrir des mots
les sentir les toucher
s'en parfumer la bouche
les scander en alternant les silences
les contempler vibrer flotter dans l'air
les entrecouper créer la surprise
du " que cela veut-il dire "
travailler la syntaxe extorquer à la sémantique
ses jus la rendre transparente
aux arabesques de vos objets
décoratifs
Ô mes consoeurs
mes frêles confrères
quel plaisir exquis vous découvrez-là
à faire ainsi de la poésie
par-ci par-là une nostalgie
une réflexion – un songe qui bouge
agitant la surface de vos jours desséchés
une entorse au sens, absconse
et pas de rime c'est obsolète
on est affranchi à vie on est poète
contemporain
Des aventures sans but ni retour
des suicides par la pensée
des tueurs en série de l'esprit
des tortures de la chair de l'âme
des âpres labeurs du repentir
des morts et résurrections dont vit la poésie
vous n'en savez rien
tant mieux je vous bénis
heureux prétendants
tenez-vous bien sur la berge
loin du tourbillon qui de l'abîme projette
au-delà du vide interstellaire
restez ainsi
indéfiniment
sans même y regarder
vous vous briseriez
à y entrer
Quant à vous mes amis vous en faites pas pour moi
oui j'expierai aussi ce dernier péché d'orgueil
comme toutes les autres tentations
Je n'ai pas demandé à notre père
de ne pas m'y soumettre
ibid p.p.71/72
Il y a de la sagesse et de l'humour noir entre les lignes de ce qui s'avère une émouvante relecture de
vie :
Mercredi entre deux peurs
L'attirance de l'angoisse vient sans doute
de ce qu'il est plus rassurant de se rétrécir
que de s'exposer au large
la peur protège de la vraie peur
la peur c'est quand on se fait petit sous les autres
la vraie peur c'est de fondre dans la félicité
se perdre ne plus pouvoir distinguer
non je refuse de joindre les deux
je resterai au milieu tant que je pourrai
tenir au bout de mon souffle
ce corps de signes qui me remplace
ibid p.17
"
Je vis dans le cadavre du temps mon temps à moi / depuis l'après-midi d'été où je n'ai plus pu /
vivre un instant de plus" écrit plus loin l'auteur dans
Vendredi à l'orange.
Confidence bouleversante que le lecteur reçoit les mains jointes et qui résonne longuement en lui,
d'autant plus que le poème s'achève par ces mots :
Vendredi soir une orange vint tomber dans mon sein.
Vie intime et mystère sont à l'origine de poèmes, qui exigent de faire des
miracles sur soi-même.
Dana Shishmanian livre plus d'elle même que jamais avec une douce détermination, à son image. Qu'elle en soit vivement remerciée !
En guise de conclusion et d'apaisement, je citerai quelques-uns des beaux haïkus de l'auteur, qui figurent dans ce recueil, sous le titre :
Cent et un haïkus en quête d'auteur
Laisse pousser l'arbre
de la racine de ton corps –
des oiseaux viendront
*
Des feuilles rouge sang, braise
d'un incendie oublié
raviveront ton cœur
*
Faut monter plus haut –
finis mascarades et jeux
c'est l'heure – tu es seul
*
Une fois là, chante, danse,
ne te cache pas dans l'oubli –
sinon, tu reviens
ibid p.p. 107/108
Pour en savoir davantage sur le poète, je vous suggère d'ouvrir les liens ci-dessous pour lire deux autres articles parus à son propos sur le Temps bleu.
Bibliographie : Dana Shishmanian,
Néant rose, L'Harmattan, 2017
sur internet: