Il était une fois un talent qui passait ses journées dans sa chambre, regardait par la
fenêtre et jouait les paresseux.
Ce talent savait qu'il avait du talent, et ce savoir stupide, inutile, lui donnait à penser toute
la journée.
Des personnes de qualité avaient dit bien des choses flatteuses au pauvre jeune talent, lui
donnant même de l'argent à l'avenant. Cela fait quelquefois plaisir aux riches, dans leur noble munificence, de soutenir un jeune talent; mais en échange, ils attendent de ce Monsieur
À-vot'bon-cœur-m'sieur-dames qu'il soit bien sage et reconnaissant.
Or notre remarquable jeune talent n'était pas du tout sage, poli et reconnaissant, mais exactement
le contraire, c'est à dire impertinent.
Prendre de l'argent parce qu'on a du talent et faire l'impertinent par-dessus le marché,
c'est vraiment le plus haut de tous les sommets de l'impertinence. Cher lecteur, je te préviens:
un jeune talent de cet acabit est une fripouille, et je t'en supplie: ne contribue jamais de quelque
façon que ce soit à son encouragement.
Notre jeune talent aurait dû aller sagement et poliment dans le monde pour amuser ces dames
et messieurs par sa drôlerie et son talent; mais il renonçait de bon cœur à un devoir aussi pénible,
préférant rester chez lui, où il tuait le temps avec toutes sortes de fantaisies prétentieuses, égoïstes
et égocentristes.
Oh, le misérable, l'infâme coquin! Quel orgueil, quelle insensibilité, quelle suprême absence de modestie !
Toute personne qui apporte son soutien à des talents court le risque d'avoir un jour à poser un
revolver sur sa table, pour avoir une arme chargée à portée de main, prête à tirer à bout portant sur
d'éventuels agresseurs.
Si je ne me trompe, n'importe quel talent, un jour, écrit à son gentil capitaliste au grand cœur la lettre suivante:
" Vous savez que je suis un talent et qu'à ce titre, j'ai besoin d'une assistance continuelle. Où
prenez-vous l'audace, monsieur, de me faire faux bond et donc, de me laisser périr ? Je crois avoir le droit de recevoir de nouvelles substantielles avances. Malheur à vous, parfait misérable, si vous ne m'envoyez pas au plus vite ce qui est nécessaire à ma vie de patachon. Mais je sais bien que vous n'avez pas du tout le goût du risque et que, par conséquent, vous n'oserez pas rester insensible à d'ignobles revendications de brigand."
Avec le temps, n'importe quel bienfaiteur et bailleur de fonds reçoit ce genre de lettres, voilà
pourquoi je crie bien fort : il ne faut rien donner ni accorder à un talent.
Le talent qui nous occupe se rendait bien compte qu'il aurait dû travailler un peu; mais il
préférait baguenauder et ne rien faire.
C'est qu'avec le temps, justement, un talent suffisamment reconnu et apprécié devient un
personnage qui en prend à son aise.
Grâce à ses scrupules, le talent parvint finalement à s'arracher à son talentueux bonhomme de chemin, si je puis dire. Il alla s'exposer au monde, c'est à dire qu'il se mit en route, et loin de tout soutien, il redevint lui-même.
À mesure qu'il apprenait à oublier que quelqu'un puisse être obligé de lui accorder un quelconque encouragement, il s'habituait à prendre l'entière responsabilité de sa vie et de ses actes.
Un mouvement de probité et un sursaut de vaillance le distinguèrent, le grandirent, et c'est seulement grâce à cela, croit-on, qu'il ne périt pas lamentablement.
in Vie de poète, de Robert Walser, paru aux Éditions Zoé, 2006, p.p.111/112/113
Pour en savoir davantage sur l'auteur, je vous convie vivement à lire, grâce au lien ci-dessous, un bel article de Jean Gédéon, paru le 17/01/2013 sur La pierre et le sel sous le titre:
Robert Walser, poète germanophile.
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/01/robert-walser-po%C3%A8te-germanophone.html
Bibliographie:
Vie de poète, Robert Walser, Éditions ZOE, septembre 2006