Demain je veux partir
Demain je veux partir
et parcourir le vaste monde.
Peut-être seras-tu étonné,
peut-être, qu'après tant d'années
je sois partie.
Demain je veux mettre le feu à ma maison
et chanter des chants polissons.
Cela te touchera-t-il ?
Commenceras-tu enfin à remarquer
que je suis touchée?
Demain je veux mettre ma tête dans mon cœur
et porter un chapeau rouge.
Je veux que toute la ville me voie
sonner l'alerte devant chez toi.
Je veux que toute la ville me voie !
Demain je partirai
et resterai toujours ici.
Peut-être riras-tu, peut-être,
de mon comportement voyou…
Je veux être décédée.
in
Toute personne qui tombe a des ailes, Poèmes de jeunesse (1942-1945), p.75
Ingeborg Bachmann naît en 1926, en Carinthie, en Autriche. Entre 1938 et 1944, elle commence à écrire ses premiers poèmes, une pièce de théâtre et une nouvelle alors qu'elle n'est encore qu'une lycéenne. Sa vie amoureuse croise à deux reprises celle de Paul Celan. Elle affirme ses convictions politiques en signant, en 1965, la Déclaration contre la guerre au Vietnam et s'oppose publiquement
à la prescription des crimes nazis.
En 2015, Gallimard consacre à cet auteur un recueil de 580 pages. Une belle découverte, que j'ai plaisir à vous partager aujourd'hui.
Jours en blanc
En ces jours, je me lève avec les bouleaux
et écarte de mon front d'un coup de peigne les cheveux de blé
devant un miroir de glace.
Mêlé à mon souffle,
le lait floconne.
Il mousse aisément de si bonne heure.
Et là où sur la vitre je fais de la buée, apparaît,
tracé d'un doigt enfantin,
à nouveau ton nom : innocence !
Après si longtemps.
En ces jours, je ne souffre pas
de pouvoir oublier
ni de devoir me souvenir.
J'aime. Jusqu'à l'incandescence
j'aime et je remercie avec des saluts anglais.
Je les ai appris au vol.
En ces jours, je me souviens de l'albatros
dont j'empruntai les ailes
pour traverser les mers
et rejoindre un pays encore vierge.
À l'horizon je devine,
éclatant au soleil déclinant,
là-bas de l'autre côté,
mon continent fabuleux,
qui me congédia
en habit de linceul.
Je vis et entends de loin son chant du cygne !
in
Invocation de la Grande Ourse, (1956),
Poésie / Gallimard,2015, p.p 309/310.
Le poème, qui suit, parle de bateaux de fortune lourdement chargés de réfugiés, fuyant la guerre et la mort. Ils évoquent tous ceux d'aujourd'hui voguant sur ces mêmes eaux:
Vision
Un coup de tonnerre, pour la troisième fois déjà !
Lentement de la mer surgissent vaisseau après vaisseau.
Des vaisseaux engloutis au mât carbonisé,
des vaisseaux engloutis à la poitrine défoncée,
au corps à demi en lambeaux.
Et ils voguent muets,
inaudibles à travers la nuit.
Et nulle vague ne se referme derrière eux.
Ils n'ont pas de route, ils n'en trouveront pas,
nul vent n'osera s'en saisir fermement,
nul port ne s'ouvrira pour eux.
Le phare peut faire semblant de dormir !
Si ces vaisseaux atteignent le rivage…
Non, pas le rivage !
Nous mourrons comme les bans de poissons
ballotés autour d'eux au gré des vastes flots,
cadavres par milliers !
in Poèmes 1948-1953,
Poésie-Gallimard, 2015, p.107
Les ports étaient ouverts. Nous nous embarquâmes,
toutes voiles dehors, rêve par-dessus bord,
de l'acier aux genoux et un rire aux cheveux,
car nos rames pénétraient la mer, plus vite que Dieu.
Nos rames frappaient les aubes de Dieu et fendaient les flots ;
devant nous était le jour, et les nuits restaient derrière,
en haut était notre étoile, et en bas sombraient les autres,
dehors la tempête se taisait, et dedans notre poing grandissait.
Une pluie s'enflamma, alors seulement nous prêtâmes l'oreille ;
des lances tombaient du ciel et des anges apparurent,
fixant nos yeux noirs d'un regard plus noir encore.
Nous, immobiles, foudroyés. Nos armoiries s'élevèrent :
Une croix dans le sang et un vaisseau plus grand au-dessus du cœur.
ibid. p.113
Sous l'orage de roses
Où que nous allions sous l'orage de roses
la nuit est éclairée d'épines, et le tonnerre
du feuillage, naguère si doux dans les buissons,
est désormais sur nos talons
ibid in
Le temps en sursis (1953) p.189
Encore une fois
Dans une eau depuis longtemps gelée
J'entends encore une vague estivale glisser,
Dans un ciel que j'ai déjà perdu,
Je vois tous les jours encore des étoiles briller.
Du feu d'un soleil mes joues sont empourprées,
Et encore une fois ma bouche aussi veut s'enflammer,
Alors, sorties du rêve depuis longtemps passé,
Toutes les roses recommencent à fleurir.
ibid in
Poèmes de jeunesse ( 1942-1945), p.69
Durant la nuit du 25 au 26 septembre 1973, un incendie ravage l'appartement de Rome où vit Ingeborg Bachmann. Gravement brûlée, elle décèdera de ses blessures, mais sa voix ardente n'a
rien perdu de sa fougue et continue de nous interpeller :
Le poème au lecteur
Qu'est-ce qui nous a éloignés l'un de l'autre ? Si je me regarde dans le miroir et interroge, je me
vois à l'envers, une écriture solitaire et je ne me comprends plus moi-même. Dans ce grand
froid qui règne, nous nous serions froidement détournés l'un de l'autre, malgré cet amour
insatiable l'un pour l'autre ? Je t'ai certes jeté des mots fumants, brûlés, laissant un arrière goût
méchant, des phrases tranchantes ou bien émoussées, sans éclat. Comme si je voulais accroître
ta détresse et avec mon entendement t'exclure de mes contrées. Tu venais à moi si confiant,
parfois même balourd, tu exigeais un mot qui embellit la vérité; tu voulais aussi être consolé,
et je ne connaissais pas de consolation pour toi. La cogitation non plus ne relève pas de mes
fonctions.
Mais un amour insatiable pour toi ne m'a jamais quitté et je cherche à présent dans les
décombres et les airs, dans le vent glacé et sous le soleil, les mots pour toi qui me jetteraient
de nouveau dans tes bras. Car je me languis de toi.
Je ne suis pas un tissu, pas de cette étoffe qui couvrirait ta nudité, mais j'ai l'éclat de toutes les
étoffes, et je veux éclater dans tes sens et dans ton esprit comme les veines d'or dans la terre,
et de ma lumière, de mon lustre, je veux te transpercer, lorsque le noir incendie, ton être mortel,
se déclare en toi.
Je ne sais pas ce que tu attends de moi. Pour le chant que tu pourrais entonner pour gagner une
bataille, je ne vaux rien. Devant les autels, je me retire. Je ne suis pas un conciliateur. Toutes tes
affaires me laissent froid. Mais pas toi. Tout sauf toi.
Tu es tout pour moi. Que ne voudrais-je être pour toi ! Je voudrais te suivre, lorsque tu seras
mort, me retourner vers toi, même au risque d'être pétrifié, je voudrais résonner, émouvoir
jusqu'aux larmes les animaux qui restent et amener la pierre à fleurir, de chaque branche exhaler
le parfum.
in
Le poème au lecteur , Toute personne a des ailes, (Poèmes 1942-1967)
Poésie/ Gallimard,
p.p.421/423
Bibliographie:
- Toute personne qui tombe a des ailes ( Poèmes 1942-1967) Poésie/ Gallimard 2015
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