Port des Barques

Port des Barques

vendredi 27 mai 2016

Dimitris Mortoyas Et si l'arbre brûle



Angélique Ionatos a toujours chanté les poètes grecs avec la passion communicative, qui la dévore.
Grâce à elle, certains de ces poètes sont désormais connus en France, d'autres moins.
C'est le cas de Dimitris Mortoyas, (1934-1975) dont le poème suit. Exilé en Angleterre, il est décédé à Londres.

         Et si l'arbre brûle reste la cendre et la lumière
         dans le désert les cactus prennent racine.

         Si les sources se sont taries
         il pleuvra à nouveau
         le jeune fils reviendra
         à la maison abandonnée.

        Sous la neige épaisse les graines veillent
        à la frontière de la cour le vent mauvais s'épuise.

        Et si nous sommes restés nus
        et entourés de loups
        notre décision de nous battre
        reste intacte.



Monotype de Roselyne Fritel 2016
 
 

Ce poème figure dans son album C.D, Reste la lumière, sorti en septembre 2015.

Sur son blog, Angélique Ionatos cite un extrait d'une des dernières lettres du poète, écrite en 1974 à un ami, qui semble prémonitoire :

 (...) "Mon dernier espoir je le mise sur la grande crise dont les signes avant-coureurs se dessinent clairement.  Les métropoles industrialisées se rempliront de chômeurs, l'amour de la liberté se figera, les classes moyennes deviendront de plus en plus fascisantes et dans la plupart des pays les gardiens de l'orthodoxie recommanderont le bon sens et la prudence. Ils s'étonneront que le système soit dévoré de contradictions. Quant à moi, je risquerai de mourir de faim. Mais cette éventualité ne m'inquiète pas outre mesure. Après tout ne suis-je pas arrivé jusqu'ici en ayant faim de tout ?..."

Entretenons cette faim de poésie, qui nous ouvre au monde et aux autres et nous engage "à rester debout".

sur internet:


Angélique Ionatos a également traduit une "Anthologie vagabonde" des textes d'Odysseas Elytis, Le soleil sait, parue chez Cheyne en 2015.

vendredi 20 mai 2016

Mireille Fargier-Caruso L'autre coté du mur



           Peu à peu

           Tu vois
           L'autre coté
                     Du mur

           Tu grattes chaque interstice
                      Avec tes ongles

           Tu apprends
           Ce que tu savais déjà

           Pour vivre
                     L'écart est nécessaire

           in Couleur coquelicot, éditions pré carré 2016

Ce tout dernier recueil de Mireille Fargier-Caruso, tient dans le creux de la main, tout juste un petit carré Couleur coquelicot pour une relecture attentive d'une vie.
On lit bonjour sur la page de garde avant même de découvrir le nom de l'auteur et déjà le premier poème interpelle :

         Les rires que protègent les pins
         Qui s'en souvient
         À marée basse

        Et le merle si seul
        Quand le ciel d'hiver
        A trahi

        L'amour     la mer
        Donnés
        Puis retirés

        Tous nos visages
        Éphémères
        Dis-moi qui s'en souvient?

        ibid

Mireille Fargier-Caruso s'en souvient. Elle décrit une enfance campagnarde en Ardèche dans l'intimité des bêtes et des gens, la vie et la mort au quotidien et en guise d'initiation : l'entraide, la patience, l'amour et tous les trésors insoupçonnés de l'inutile mais aussi  l'intérieur de la vie mis à nu, l'innocence tachée de rouge au fond de soi, et l'absolu à portée ...
Le tout couleur coquelicot car mettre de la couleur sur la paroi de la vie est son désir constant.
Le coquelicot, emblème des moissons, rustique, meurt sitôt cueilli et pourtant il pousse au revers des talus, entre les rails et le ballast, en pleine banlieue, et là où on ne l'attend pas il allume une flamme, à la manière du poète.

         Dans l'impatience brûlante
         Des lointains

         Tu attends
         Ce regard de désir
         Qui te rendra belle

         Ce qui advient
         Et te laisse aux aguets

         Dedans
         Un pétale
         Lentement
         Se déchire

         ibid


Du premier poème au dernier, on se laisse prendre, interroger, émouvoir, enrichir.


        Loin des choses où se perdre
                  Des promesses gelées
        Tu vas
                  Dans la lenteur     tu regardes

        La mer l'herbe pousser les arbres
                  Les gens droit dans les yeux
                  Tu te souviens

        Et sous le ciel immense
        Les nuits de pleine lune

                   Nos silhouettes si petites
                   soulèvent l'horizon

Mireille Fargier-Caruso est une de ces voix rares et précieuses, qui vont profond, creusent les apparences et les transcendent.

         La chambre au-dessus de celle des chèvres
         La nuit ont les entend appeler
         chiens chats des poules pas bien loin

         Bêtes et gens sous le même toit
         Des espèces si proches
         Odeur d'homme et de foin

         L'intérieur de la vie mis à nu
         Avec sa peau sanglante
         Un lapin écorché pour les fêtes

         Goutte à goutte gicle le sang
         Dans la cuvette émaillée
         On le mange en buvant du vin

         Tournent les saisons les têtes
         S'étrangle l'innocence
         Tachée de rouge au fond de soi

          ibid

La vie et la mort découvrent tour à tour leur vrai visage et s'apprivoisent. La petite fille que fut Mireille l'a compris, qui nous partage sa sagesse.

          Sur la plage tu t'enfouis sous le sable
          Tu fermes les yeux pour pressentir
          Le poids de la terre sur tes os
          Avant de te relever d'un geste brusque

         D'un bond tu sautes de joie
         Tu rattrapes ton corps
                   Ici et maintenant

         Tu tentes d'attraper le mouvement
                   Et dans les regards
                   Ce qu'ils ne disent pas
                   Ce qu'ils inventent

          À coté
          de ceux qui sont restés dans les fossés
                    Au bord de la route
                    En partance

           Pouvoir s'échapper
           Pour s'accorder au monde

           ibid

Un livre-pétale pour réconcilier des choses inconciliables, pour s'accorder au monde et y semer des coquelicots. Toujours et encore la vie l'emporte. Il suffit d'y croire.


           Le soir sur les bancs de la place
           Les vieux prennent le frais
                     Ils attendent la nuit

           Ils parlent de la pluie qui tarde à venir
           Des enfants partis avec le travail
           Puis gardent le silence
           La parole ne comble pas le trou
           De ceux qu'on ne reverra plus

           Pour quel futur ont-ils tracé le jour?

           Levain sauvage
                    même loin  différents
           Tes pas dans les leurs
           Simples pas dans la neige

           Cahin-caha  Une empreinte fragile
           Un versant au soleil

           Sur les chemins abrupts
                     Des coquelicots grandissent


Bibliographie:
  • Couleur coquelicot, éditions Pré Carré 2016
sur internet:
  • un article de Roselyne Fritel sur La Pierre et le sel : Mireille Fargier-Caruso cet absurde désir de durer

vendredi 13 mai 2016

Un poème d'Antoine Emaz dans l'après-midi bleu

                                                                               


                                             Seul, 5 (23.09.06)

        
        
         à l'écoute du corps
         dans l'après-midi bleu

         rien que cela

        un peu plus fin
        on entendrait presque
        la mesure du cœur
        battre
        comme une pendule

        à l'écart

        avec peu de mots dans la valise
        le strict nécessaire

        aimanter autour
        ne pas brusquer
        laisser venir les choses



 
 
         lentement
         le temps passe
         à la verticale
 
         on est là
         autant que la bouteille
         le livre fermé
         le cendrier
         la table
 
         tout vibre
         très peu
         d'exister
 
         on rejoint
 
         dans cette pièce
         à ce moment
         sans murs
 
        
         ni attente ni regret
 
         détaché dénoué délié
 
         une sorte d'erre de vie
         de marge ouverte
         où rien n'arrive
 
         pas mort
 
         les sens continuent
         à minima
         disent présentes
         les choses la toile cirée
         le briquet le journal
 
         pas de guitare
 
         mais le corps parmi là avec
         sans bouger davantage
 
 
         le temps comme fixe
         pourtant
         la lumière baisse
 
         cela ne nous regarde pas
 
         quand il n'y a ni soi
         ni les autres
         on est au calme
 
         ce n'est pas rêve
         simplement être là
         comme l'évier
 
         sans chercher
         plus loin
 
 
         le dehors n'emplit pas
         on ne le remplit pas
         non plus
 
         chacun reste en place
         sans bruit
 
 
 
 
         quelqu'un descend l'escalier
 
         in Peau éditions Tarabuste 2008, p.95 à 99
 
         Photo de Roselyne Fritel prise au Festival de Poésie de Sète 2015
        
 
 sur internet:





vendredi 6 mai 2016

Françoise Ascal Le désir – rayonnant – d'écrire

Françoise Ascal est de ces femmes qui à leur insu rayonnent de l'intérieur, animées d'une force qui les dépasse.
Son dernier livre, Un bleu d'octobre, paru en 2016 chez Apogée, est un condensé de ses Carnets écrits entre 2001 et 2012. Il est le quatrième volet d'un chantier d'écriture, qui a débuté avec Cendres vives (1980-1988), Carré du ciel (1988-1996) suivis de La Table de veille (1996-2001), parus chez le même éditeur.


         Une main légère et sans attente, c'est ce qu'il faut pour tirer sur
         le fil, celui qui fera remonter les mots des nappes phréatiques où
         ils reposent, et se décantent, à notre insu.

         in Un bleu d'octobre Éditions Apogée 2016, p.9

Comme elle pétrissait autrefois la terre, elle malaxe ses notes pour en transmettre la quintessence. La maladie refait surface dans sa vie et l'affecte sournoisement. Elle revoit tous ces jeunes aux corps fracassés qu'elle a côtoyés autrefois à N. dans son travail thérapeutique et dont elle écrivait dans Le carré du ciel, en septembre 1990 :
Il arrive que l'humanité abîmée, tordue, cassée, emplisse l'espace. On en oublie la beauté possible du monde et des êtres. On ne voit plus que fêlure et désastre. Surabondante perversité du mal, à tout jamais inassimilable.

À cette étape de sa vie, en 2004, connaissant ses limites et ses priorités, elle se tourne résolument vers un autre choix, celui de l'écriture :

         À moi de m'ouvrir au nouveau monde, celui qui ne se résume pas
         au seul malheur, fortement concentré à N. Saisir à bras-le-corps
         ma nouvelle vie. Une vie d'écrivain? Ma vie.

         in Un bleu d'octobre, éditions Apogée, 2016, p.35

Et un an plus tard, en 2005 elle précise:

         Mon rapport à l'écriture: encore et toujours "le métier de vivre".
         Pas le souci de construire une œuvre "littéraire" mais l'ambition
         de repousser, si peu que ce soit, une part de ténèbres – en soi
         comme à l'extérieur.
         (...)
         Nuit d'agitation, en quête des mots manquants. On n'écrit
         jamais que pour trouver des mots manquants.

         ibid p.45

         La petite fille d'autrefois captait les silences,
         failles, blessures et obscurément aurait voulu réparer. Classique.

         ibid p.47

Méthodiquement, elle se fixe des repaires majeurs :

         (...) Ne pas perdre de vue que c'est "vivable". Les humains sont
         comme ça. Cabossés. Bringuebalants. Et pourtant... Je rameute
         en moi tous les grands malades/artistes aux œuvres généreuses
         Malgré les manques. Je pense à Deleuze et à ses propos sur "les
         petites santés".

         ibid p.47

(Selon Deleuze : la souffrance est une énergie convertible en langage. Les petites santés font de grands artistes.)
 
S'il lui vient encore des paroles de découragement, elles sont toujours entrecoupées de notes brèves et toniques à propos de paysages, de saisons, de couleurs, qui sont autant de purs instants de beauté.
Sa capacité à s'en saisir remonte probablement à son enfance lors des vacances passées chez sa grand-mère, au contact de la nature.
On retrouve dans Cendres vives au chapitre 2 de Le Pré ( 1980-1982) pages 19 et 20, le récit d'un temps fort de ce type, partagé avec son père durant les derniers jours de sa vie, qui illustre cette capacité de s'émerveiller même aux pires moments.

C'est l'été, ce dernier est allongé dans son lit, soutenu par des oreillers; il se sait en fin de vie, il regarde de tout son être rassemblé une cage posée sur le rebord de la fenêtre, où s'ébrouent au soleil deux canaris. Françoise est à son chevet, elle se souvient et écrit:
Il n'est déjà plus qu'un gisant, et pourtant, dans son regard qui survit intact au naufrage de son corps, l'amour de la vie brille. Il brille magnifiquement, pour une petite cage d'osier posée à ses cotés, qui lui a paru soudain contenir l'univers tout entier. Deux oiseaux se sont révélés semblables
à deux sources vives, pour se baigner dans l'inaccessible présent et boire à la rivière du souvenir...

J'ai collecté dans Un bleu d'octobre nombre de ces images toniques propres à contrebalancer les moments de doute :


          Penser aux perce-neige, en février, soulevant le poids gelé du monde. (p.50)

          Milliers d'oiseaux rassemblés, battant des ailes dans les roseaux, piaillant, agitant les
          graminées sépia, mauves, vieux cuir, sur fond de ciel rouge... (58)

          Beauté du verger, des cardamines et des cognassiers du Japon. Inlassable printemps."(p.46)

          Des tulipes très rouges dans un vase ancien de Quimper. Tout près de moi. À ne pas perdre
          de vue. (p.54)
         
          Le bleu d'octobre est au rendez-vous. Longeant la rive nous découvrons une  petite feuille
          d'aulne suspendue dans les airs, balancée, tourbillonnant par instants selon les brises, elle
          tient par un fil, visible quelquefois dans le soleil. Elle est à l'extrémité de ce fragile travail
          d'araignée et dure, dure dans le temps, solidement arrimée à l'infime.
 
          Bleu d'octobre: mon modèle. Voudrais écrire en atteignant cette transparence. La transparence
          n'est pas la pauvreté." (p.48)


 À propos de ces instants, qu'elle qualifie "d'immenses dans le banal", elle écrit encore :

          Ces instants fragiles, inattendus, inespérés, sont des excès de bonheur, des arrachements à la
          lourdeur, allègement autant qu'ancrage, assurance d'habiter ici, avec la plante des pieds sur le
          sol tandis que la vision s'agrandit jusqu'à révéler l'immense dans le banal. Un tout tenu dans la
          paume. (p.59)

          Il y a un "vivre/écrire" qui ne se laisse pas détisser. Ma récente impuissance à écrire fait partie
          de mes plus douloureuses expériences.
          La création, c'est aussi ce qui me tient vivante. (p.54)

Cette interaction entre le vivre et l'écriture lui ouvre une voie nouvelle, qu'elle partage délibérément avec ses lecteurs :

           Ruisseaux, rivières m'ont nourrie depuis l'enfance. Il faudrait les
           prendre pour modèles, se faire eau courante, réactive à chaque
           seconde pour passer l'obstacle.
           Délaisser toute espérance de certitudes, privilégier le flux. (p.p.64/65)

           Il faut juste desserrer, accepter que ça traverse et ne s'arrête pas. (p.73)


Tout au long de ces carnets, elle fait aussi référence aux lectures diverses qui la nourrissent : les philosophes de l'antiquité, Sénèque, Épitecte, Épicure. Montaigne, très souvent cité, ainsi qu'une infinité de poètes et d'écrivains rares et divers tels Pierre-Albert Jourdan, Pierre -Jean Jouvre, Roger Munier et bien d'autres, qui ne cessent d'enrichir son "atelier intérieur".

Françoise Ascal fait délibérément le choix de transmettre l'essentiel. Elle le fait avec sa ténacité d'artisane animée d'un grand désir de partage.

             "Vouloir dire quelque chose, c'est comme s'élancer vers quelqu'un".
             ces mots de Wittgenstein cités par Jean-Pascal Dubost sont emblématiques.
             S'y reconnaissent tous ceux qui ont une écriture "adressée", aussi inconnus
             puissent être les destinataires. (p.79)


             Le problème de la poésie, c'est qu'on est toujours sur le bord.
             Un rien fait disparaître ce qui aurait pu apparaître. J'habite cet
             entre-deux du rien allant-venant. (p.82)

Le livre s'achèvera, un peu plus loin, sur l'expression d'un dernier désir: Frôler à nouveau le bord incandescent du vivant.
Ce bord si rarement atteint, fruit d'un accord fugace avec soi-même, Françoise Ascal en témoigne magnifiquement dans ce passage :

             En recherche du mot juste, celui qui soulage lorsqu'il est trouvé.
             Le mot juste restaure une unité originelle, un lien perdu entre
             la chose et le signe. Trouver le mot juste, c'est trouver la moitié
             manquante du symbole (au sens littéral, c'est-à-dire coupé en
             deux). C'est réunir ce qui était séparé, c'est reconstruire, c'est
             calmer la douleur. Mais il faut que le mot soit la pièce attendue
             dans un puzzle. Pas d'approximation. La rencontre des bords qui
             s'épousent, c'est la jouissance. Rapport sexuel aux mots. L'évi-
             dence du mot juste, lorsqu'il est trouvé, s'apparente à l'évidence
             amoureuse des corps accordés. (p.84)

Que l'intensité de cette rencontre vienne couronner notre propre quête .


Bibliographie:
  • Un bleu d'octobre , Éditions Apogée 2016
par internet des  articles sur le Temps Bleu : 

  • autres articles sur la Pierre et le Sel:

          un article d'Isabelle Lesvèque :