28
Tu étais le porteur de l'aventure,
l'hôte de l'insolite,
maître des allées et venues du miracle,
dépositaire des rubriques du vent,
capitaine du bleu inespéré,
réinventeur général de l'existant.
Peu importe que les croûtes de la vie
aient soumis ton panache héraldique.
Peu importe que ton énorme attente
se soit enfouie dans des sarcophages polis.
Peu importe que tes mains toujours ouvertes
aient été fermées par l'usure.
Peu importe que tes rêves pour tous
ne soient devenus un rêve pour personne.
Il suffit simplement que tu aies été
ce qu'un jour tu fus :
une caverne de jeune toux
dans la grotte vieillie du monde.
(à Oscar)
in
dixième poésie verticale, traduit de l'espagnol par François-Michel Durazzo, éditions Corti, 2012, p.95
Roberto Juarroz (1925-1995) est né et a vécu en Argentine. Il figure parmi les poètes majeurs de son pays largement traduits en français. Son premier recueil est publié à compte d'auteur en 1958, à Buenos Aires; depuis, toute son œuvre poétique est parue sous le titre de
Poésie Verticale.
De son enfance, le poète dit dans un article transcrit par
Esprits nomades :
J'ai passé une enfance relativement heureuse avec des hauts et des bas entre solitude et mystère.(...) Il y avait dans mon enfance deux facteurs importants: la nature (terre simple et dénudée, des champs immenses, le silence assourdissant, des arbres, de nombreux oiseaux, les animaux, la pluie, le vent, et sans fin le ciel, la mer etc..) et la religion ( l'église catholique, des prières, des livres de dévotion, les prêtres et les religieuses, l'école religieuse, etc...)
Cette évocation de l'enfance me touche tout particulièrement, la contemplation sans limites de la beauté du monde est en effet une forme d'évasion, qui conduit inévitablement du rêve à l'écriture.
41
Au fond de toute les crevasses
il y a un corps de glace.
Même dans les crevasses de l'enfer.
Et ce corps caché au fond,
c'est l'espoir même des crevasses,
même s'il n'a pas de visage.
Ce corps de glace peut les ouvrir
et le destin des crevasses est de s'ouvrir,
s'ouvrir jusqu'à ce que tout ne soit
plus rien qu'une crevasse.
ibid p.127
Le propre des crevasses serait-il aussi de déboucher sur l'Infini ?
22
Une solitude à l'intérieur,
une autre à l'extérieur.
Il est des moments
où les deux solitudes
ne peuvent se toucher.
L'homme se trouve alors au milieu
comme une porte
inopinément fermée.
Une solitude à l'intérieur.
Une autre à l'extérieur.
Et la porte résonne d'appels.
La plus grande solitude
est à la porte.
ibid p.77
Seule la poésie,
verticale et transcendantale, que le poète envisage comme une
forme d'éveil initiatique, peut tenter d'éradiquer le vide ou l'absence de mots, quand elle consent à se faire
une autre fête :
Parfois il paraît que nous sommes au centre de la fête,
mais au centre de la fête il n'y a personne,
au centre de la fête il y a le vide,
mais au centre du vide il y a une autre fête.
Cette auto-citation sert en effet de conclusion à une intervention du poète, au 1er Congrès transdisciplinaire, tenu en 1994, à Arrabida, en Argentine.
Nous pouvons d'instinct, adhérer, sentir et ressentir la force vitale de cette poésie :
La poésie est le sommet de la solitude. De la solitude qui s'accompagne soi-même.
in
Roberto Juarroz, présenté par Michel Camus,
Fragments verticaux, n
°184, p.104, éditions
Jean
Michel
Place/ Poésie 2001.
L'humour reste le compagnon fidèle du poète, il l'aide à relativiser l'inévitable. Après un grave accident cardiaque, Roberto Juarroz écrira:
La mort nous frôle parfois les cheveux,
nous dépeigne
et n'entre pas.
in
Poésie verticale, traduction de Roger Munier. Collection Points Poésie
33
Un pinceau invisible
rafraîchit de temps en temps les figures visibles
avec une touche d'invisible.
Un pinceau visible
rafraîchit de temps en temps les figures invisibles
avec une touche de visible.
Mais les papiers parfois se confondent :
un pinceau invisible,
par exemple,
repeint le visible
avec une peinture visible.
Ou un pinceau visible
repeint l'invisible
avec une peinture invisible.
Il doit y avoir un point
où les deux pinceaux
font le même travail.
Un point ou une main.
Visible ou invisible.
Ou peut-être les deux.
in
dixième poésie verticale, éditions Corti, 2012 p.107
La philosophie reste une école de vie tant qu'elle brasse
"la rumeur de vivre":
39
Un lieu ne se livre
qu'à celui qui s'y est senti seul.
Une ville, une forêt ou le néant.
Peut-être en va-t-il de même
de toutes les choses
et est-il nécessaire de s'être senti seul en quelque chose
pour pouvoir le contenir.
La solitude préalable dans ce qu'on aime
est la seule condition indispensable,
la seule prémisse valable pour l'amour.
(pour Enrique Valiente Noailles)
ibid p.121
La
quinzième poésie verticale est
la dernière publication parue du vivant du poète chez Corti, en 2002,
dans une belle traduction de Jacques Ancet. Roberto Juarroz y évoque la mort avec philosophie sous la forme d'une visiteuse, dont la venue ne saurait tarder. Rien de désespéré pourtant à cette évocation car il trouvera, jusqu'au matin même de son décès, un sens et une urgence à écrire et à transmettre. La poésie est pour lui l'école du mieux vivre.
8
Le jour où sans le savoir
nous faisons une chose pour la dernière fois
– regarder une étoile,
passer une porte,
aimer quelqu'un,
écouter une voix –
si quelque chose nous prévenait
que jamais nous n'allons la refaire,
la vie probablement s'arrêterait
comme un pantin sans enfant ni ressort.
Et pourtant, chaque jour
nous faisons quelque chose pour la dernière fois
– regarder un visage,
nous appeler par notre propre nom,
achever d'user une chaussure,
éprouver un frisson –
comme si la première fois ou la millième
pouvait nous préserver de la dernière.
Il nous faudrait un tableau
où figureraient toutes les entrées et les sorties,
où, jour après jour, seraient clairement annoncé
avec des craies de couleur et des voyelles
ce que chacun doit terminer
jusqu'à quand on doit faire chaque chose,
jusqu'à quand on doit vivre
et jusqu'à quand mourir.
in
quinzième poésie verticale, traduction de Jacques Ancet, José Corti, 2010, p.p.31/33
15
La nuit tombe parfois
comme un bloc de pierre
et nous laisse sans espace.
Ma main ne peut plus alors te toucher
pour nous défendre de la mort
et je ne peux plus moi-même me toucher
pour nous défendre de l'absence.
Une veine jaillie sur cette même pierre
me sépare aussi de ma propre pensée.
La nuit devient ainsi
la première tombe.
ibid p.51
23
Pourquoi est-ce moi
qui réunit ces mots
et non pas un autre qui les brandit
aux confins où se touchent
le jardin et le désert ?
Seuls les mots les plus urgents
justifient que les dise
qui est le plus près.
Et s'il n'y avait personne tout près,
les dirait l'ombre abandonnée
du dernier vagabond
qui est passé par là.
Les mots impossibles à remettre,
ceux qui doivent être dits maintenant,
seront dits même par le vide.
ibid p.75
À ceux qui respirent en poésie, je propose ces mots de la fin, qui, à en croire le poète, n'en est pas une :
Il reste encore des mots
quand on ne respire plus.
ibid p.177
Bibliographie:
- Dixième poésie verticale, traduction de F.M.Durazzo, Éditions Corti, 2012
- Quinzième poésie verticale, traduction de Jacques Ancet, Éditions Corti, 2010
- Roberto Juarroz, par Michel Camus, éditions Jean Michel Place / poésie, 2001
sur internet :