MANUEL DE NOTIONS ESSENTIELLES
Sers-toi du poème pour élaborer une stratégie
de survie sur la carte de ta vie. Fais appel
aux dispositifs de l'image, sachant
qu'elle te donnera un accès rapide aux ressources
de ton âme. Évite les enlisements
de la tristesse, et allume la lumière qui t'apportera
un matin à venir quand ton temps
sera en train de s'épuiser. On a besoin de
remplacer les sentiments fatigués
de l'existence, de réinstaller le désir
dans le tableau du corps, et d'imprimer les sens
en chaque mot nouveau. On n'a pas besoin
de maîtriser toutes les conditions du système:
on se borne à avancer dans le viseur de la mémoire,
recherchant l'aide qui nous permet de sortir
de l'impasse. Choisis une surface
plane: et glisse ton regard par
l'estuaire de la strophe, pour qu'il pousse
le courant des émotions jusqu'à l'embouchure. Vérifie
alors si toutes les options sont disponibles: et
découvre la date et l'heure où le rêve
se convertit en réalité, afin que le poème
et la vie coïncident.
in Manuel de Notions Essentielles, traduit du portugais par Béatrice Bonneville- Humann et Yves Humann, Atelier La Feugraie, 2015, p.102
Si je cite, en tout premier lieu, le poème qui donne son nom au dernier recueil de Nino Júdice, Manuel de Notions Essentielles et le clôture, c'est qu'il semble apporter une réponse originale aux préoccupations du moment, en suggérant pour stratégie de survie que le poème et la vie coïncident. Belle occasion pour l'auteur de donner libre cours à une sagesse teintée d'humour.
Nuno Júdice, né en 1949 en Algarve, est un auteur contemporain portugais, dont la poésie est largement traduite en français. Il était l'invité du Festival poétique de Sète, en juillet 2012.
(Voir l'article écrit à son propos sur La Pierre et le sel : Nuno Júdice,"à la frontière de plusieurs mondes", publié le 28 mars 2013 et consultable sur Google.)
ESQUISSE D'UNE RELATION ENTRE L'ÊTRE ET LA NATURE
Ceux qui vivent lentement ne regardent pas en arrière,
ne savent pas ce qui vient devant eux. Ils s'assoient
dans la vie qu'ils ramassent lorsque le temps passe
par eux, et ils la dégagent des branches lourdes
comme si c'était le fruit qu'ils allaient ouvrir
avec la fatigue de leurs doigts.
Ceux qui vivent lentement dessinent
leurs pas sur le sol là où ils ne regardent pas,
quand ils traversent l'instant, et savent que
leur mouvement est comme celui des arbres
que le vent agite, et jamais ne sortent
du lieu où ils ont leurs racines.
Ceux qui vivent lentement ont la hâte
de la feuille qui tombe, en automne, et flotte
avec l'ultime éclat d'une vitalité
estivale, avant de se poser là où la terre
a préparé son lit, et là, s'endormir
dans la douce corruption de l'éternité.
ibid p.13
Ses traducteurs, B.Bonneville-Humann et Y.Humann citent dans leur préface cette phrase du poète:
Le poème que j'écris se sépare de moi pour toujours lorsque quelqu'un le prend pour découvrir un aspect de soi qui, sans le poème, resterait secret.
LE SON DU SILENCE
Lentement, comme si le jour durait toujours,
j'épluche l'orange que le soleil a posée devant moi. C'est
le temps du silence, dis-je, et j'entends les mots
qui sortent de celui-ci, et me disent que
le poème est fait de nombreux silences,
collés comme les quartiers de l'orange que
j'épluche. Et quand je lève le fruit à hauteur
des yeux, et le pose contre le ciel, j'entends
les vers détachés de tous les silences
entrer dans le poème, comme s'ils
étaient les quartiers que j'ai tirés de l'intérieur
de l'orange, la laissant prête pour le poème
qui naît lorsque le silence sort d'elle.
ibid p.16
La poésie a toujours été une nourriture, un guide et un soutien particulièrement en temps de crise et quand nos libertés sont restreintes. Boudée par nos compatriotes, elle n'a jamais été aussi proche par son langage, qui la met à la portée de tous. Bien sûr elle exige un tant soit peu de silence intérieur– ne serait-ce que devant une orange!
L'ARRIVÉE DE L'AMOUR
L'amour est arrivé, il a débarqué sur le quai
où personne ne l'attendait, et il a fait
trembler la ville entière, comme si
l'amour l'avait touchée.
Mais quelqu'un l'a vu sortir
de la barque, et l'a conduit jusqu'à la file d'attente
de la douane, où on lui a demandé: "D'où
viens-tu? Qu'apportes-tu avec toi? Présente
ton passeport." L'amour n'a pas compris
ce qu'on lui demandait; il a posé l'arc sur
la table, et avec lui les flèches.
Tout a été confisqué: on ne veut pas d'agressions
dans cette ville; les armes blanches sont interdites. Et
l'amour, sans passeport, est resté sur le quai,
entre les poubelles et les vagabonds
à la recherche de nourriture.
Et à la nuit tombée, quand la ville
s'endort, tout le monde se demande
quand l'amour viendra.
ibid p.32
La voix du poète suggère plus qu'elle ne dénonce. Elle aide aussi à affronter ses propres peurs.
LE THÉ DE SAMARCANDE
Dans une ruelle de Samarcande je rencontrai
la mort. Elle me regarda comme si
elle ne m'avait pas vu. Je la rejoignis et lui demandai
si c'était moi qu'elle attendait. Mais elle se retourna
de l'autre côté, traversa la rue, et
je la perdis de vue.
Un jour, quand la mort viendra vers moi
dans une ruelle de Samarcande, je ferai comme
si je ne l'avais pas vue. Quand elle me demandera
si c'est elle que j'attendais, je regarderai à coté
et traverserai la rue, jusqu'à ce qu'elle me
perde de vue.
Ou il se peut que Samarcande ne soit pas
le meilleur endroit pour rencontrer la mort, et pour
que la mort me rencontre. Alors, je lui dirai: allons
chez un marchand de tapis, et embarquons
à destination de l'autre coté du monde,
là où notre rencontre
pourra avoir lieu.
Mais la mort me dira que l'autre
coté du monde c'est trop loin. Elle
à déjà beaucoup marché pour rencontrer qui
elle devait rencontrer. Et tandis que nous boirons
un thé à la menthe, et parlerons de nos vies,
le marchand tombera mort
devant nous, d'avoir déroulé
ses tapis.
ibid.p.64
L'humour est un bouclier contre toute rencontre inopportune. Grâce au ciel, Nuno Júdice a l'art et la manière de déjouer la fatalité, à Samarcande comme à Paris, avec le petit sourire en coin qu'on lui connaît.
ÉPISODE DU CAFÉ
Tandis que j'attendais le serveur, à châtelet, écoutant s'écouler l'eau
de la seine dans ma tête (c'est-à-dire que je sentais l'eau battre
contre les arcs du pont du châtelet, alors que les bateaux chargés
passaient avec les lumières allumées, dans la soirée sombre de l'Hiver)
je m'assis devant une fille vêtue de noir ce qui,
pour moi évoque l'image de la mort, et qui me fit lever et
sortir du café, sans attendre que le serveur ne vienne me demander
ce que je voulais. Dans la rue, l'air gelé de l'Hiver m'obligea
à courir pour arriver rapidement n'importe où je pourrais
avoir un peu de chaleur, je sentis derrière moi les pas de la fille
en noir, courant, comme si la mort voulait m'attraper. Je m'arrêtai
afin qu'elle passe à coté de moi; mais quand elle s'arrêta
devant moi, pour me parler, j'attendais ce que la mort aurait à
me dire. "Vous avez oublié vos livres", me dit-elle. Et elle me donna
le sac que j'avais oublié, quand je sortis du café, après
l'avoir confondue avec la mort. "Pourquoi êtes-vous vêtue de noir?" Mais
elle ne m'entendit pas; et quand elle traversa la rue, et commença à
passer le pont du châtelet, je courus derrière elle, pour confirmer
qu'elle était bien la mort, ou si c'était juste qu'elle s'habillait en noir pour m'obliger
à oublier mes deux livres, et pouvoir dire, aujourd'hui, que la mort avait couru
derrière moi pour me libérer de son image.
ibid.p.82
Pour clore cette présentation un dernier texte surréaliste:
EXPÉRIENCE
Je cueille un filament de bleu maintenant
que la nuit commence à tomber, et je le garde
dans un flacon où je le vois se débattre
contre la ténèbre qui traverse la
transparence du verre. Quand
toutes les lumières se seront éteintes, à
cette heure tardive où l'on n'entend plus que
la pluie et le vent à l'extérieur,
j'ouvrirai le flacon. Si le bleu
s'en échappe, et emplit la maison de sa lumière,
je ne me lamenterai pas d'avoir volé au jour
ce morceau de ciel; si la ténèbre continue,
c'est parce que la nuit aura tout effacé. Mais
je continue à tenir fermé ce flacon,
dans lequel je ne sais déjà plus ce que j'ai mis, en attendant
l'arrivée de cette heure où
il ne reste rien d'autre à faire que l'ouvrir et relâcher le bleu.
ibid.p.93
Je vous propose de ranger sur un rayon de votre mémoire le bleu inédit de cette proposition et lance pour ma part un amical merci à Nuno Júdice pour ce dernier recueil.
Bibliographie:
Manuel de notions essentielles, traduit du portugais par Béatrice Bonneville-Humann
et Yves Humann, Atelier La Feugraie, 2015
sur Google:
un article de Roselyne Fritel, Nuno Júdice, à la frontière de plusieurs mondes, paru sur La Pierre et le Sel, le 28 mars 2013, avec un lien pour Recours au poème.
https://www.google.fr/#q=nuno+judice+sur+la+pierre+et+le+sel