À corps perdu
Cet enfant nu qui murmurait bruyère
Pour protéger son regard de la nuit
Et celui-là que l'on disait sans père
Quand il avait les arbres pour amis
Se sont trouvés le temps d'une prière.
Était-ce moi qui vivais dans ces roses
Que tu cueillais bel enfant que j'étais
Et délivré par les métamorphoses
Devenais source, écureuil ou furet
Pour me mêler aux lueurs de l'aurore.
Il suffisait d'un doigt sur une route
D'un mot jeté parmi quelque forêt
Pour que s'échappe un oiseau de la source
Le faon, la biche et le vent préparaient
Des chants plus purs à hauteur de la bouche.
Il coule un siècle, un autre entre mes doigts
Pour séparer mon corps de ses enfances
Mais reparaît dans chaque eau que je bois
Ce clair visage et le reflet d'un ange
Blessé de ciel qui vient mourir en moi.
in Les Fêtes solaires, Robert Sabatier par Alain Bosquet, Poètes d'Aujourd'hui,
Seghers, 1978, p.p.66/67
Mémoires
J'étais l'enfant, je n'avais pas de livre
et je captais le monde en mon miroir.
J'étais l'oiseau, mais je n'étais pas libre,
j'étais le vent, nul ne pouvait me voir.
Ah, je chantais la gloire d'un royaume
où toute peur mourait dans le soleil.
Je suis de nuit et quand j'ouvre les paumes,
c'est pour y voir un monstre à son éveil.
*
Je parle au nom de tous les morts de terre
et je dis ciel aux destructeurs de blés.
Je dis soleil et le soleil me baigne
de plus d'amour qu'il n'en fut dans l'été.
Je parle au nom des hommes, des abîmes,
de tout oiseau s'échappant de mes mains.
Je reste seul dans la ville où demain
l'homme sur l'homme ira jeter ses crimes.
Mémoires, extrait de Dédicace du navire, p.81
Robert Sabatier raconte que l'idée d'écrire L'histoire de la Poésie Française, en neufs volumes, il la doit au fait, qu'entré un jour dans une librairie et ayant demandé une Histoire de la poésie française, on lui répondit, avec forte condescendance: "Dis à ton patron que ça n'existe pas"!
Profitons donc pleinement de l'œuvre du poète !
La joie pure
Lorsque ma vie au continent futur
Abordera – ma longue et douce vie,
J'aurai des rats dans ma cale, des rêves
Devenus vie au fond du bâtiment.
Simple est le vent sur la mer, et simple
Est mon regard offert à l'avenir
Car j'ai la foi de ces êtres qui doutent
Et poésie est ma verte espérance.
Des mots sacrés survolent mon silence
Toute ma vie est un cri retenu.
Pourquoi mourir? – le temps de la mort même
Est la racine où je porte les dents.
Or moi, de terre et tout de nuit vêtu,
Je peux survivre aux îles, aux naufrages.
Je tends au ciel mes bras comme des rames
Mon bateau glisse et les terres s'entrouvrent
Comme des cœurs où je plonge mon feu.
Les goélands se poseront sur moi,
Un continent naîtra de ma parole.
Simple est mon nom – je suis une caverne,
Une main d'homme où l'homme peut dormir.
ibid Les poisons délectables p.p.94.95
Dans sa préface au recueil de Robert Sabatier, Alain Bosquet écrivait :
" La poésie est un arbre, on ne l'habite pas, mais on se laisse habiter par lui."
Tentons l'expérience, laissons-nous, vous et moi, habiter par la voix du poète :
Le Moule
En ce temps-là, l'univers se coulait
Dans tout mon corps devenu cire tendre.
J'étais vallons, montagnes, champs, rivières,
Et je savais, dans l'ordre des planètes,
Que je pouvais revivre, étoile bleue.
Nature es-tu si loin de ma nature?
Les transcendants vont dans le jour, déjouant
À coups de mots les destins du cosmos.
Un dieu sourit parmi les éphémères
De n'être plus que le dernier mortel.
De l'arbre à moi s'étendent des espaces
Toujours plus grands. O landes déchirées,
Mes longs bras nus sont les ultimes branches
D'un don total qu'abandonne l'oiseau
Et je m'en vais dans la ville sans ailes.
ibid Icare et autres poèmes, p.132
Ne manquez pas le bel article de Jacques Décréau à propos de l'auteur, qui figure sur le site La Pierre et le sel sous ce lien:
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/06/robert-sabatier-la-passion-de-la-po%C3%A9sie.html
Bibliographie:
Robert Sabatier, par Alain Bosquet, Poètes d'Aujourd'hui, Seghers, 1978.
sur internet:
Un bel article de Jacques Décréau , paru sur La Pierre et le sel :
https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/06/robert-sabatier-la-passion-de-la-po%C3%A9sie.html