Je compare la vie d'un homme à la terrifiante beauté d'un bonzaï ou d'un vieux pin
sur les récifs en bord de mer, qui a pris les plis du vent avec le temps. On le juge beau
à l'automne de sa vie, mais quel sacrifice a-t-il dû accepter pour pousser ainsi ?
Fabienne Verdier in
Passagère du silence, Le Livre de Poche, 2008, p.9
Les parents de Fabienne Verbier sont tous les deux peintres, Fabienne, leur aînée, naît à Paris en
mars 1962.
L'arrivée dans leur foyer de quatre autres enfants en quatre ans vient bouleverser leur vie.
Ils divorcent en 1969. Elle vit dès lors avec sa mère, qui a dû cesser de travailler, et passe un
week-end sur deux avec son père, devenu publiciste.
La préface du livre de Daniel Abadie, intitulé
Fabienne Verdier, la traversée des signes, nous vaut
le passionnant curriculum vitæ, qui suit :
À 16 ans, Fabienne Verdier décide de quitter l'école pour vivre avec son père en pleine nature dans
une grande ferme abandonnée, face à la chaîne des Pyrénées. Passionnée de dessin, de littérature
et de musique, elle désire consacrer sa vie à la peinture.
Elle est admise à l'École des Beaux–Arts de Toulouse. Fascinée par tous les maîtres chinois,
tel Hokusai, elle découvre des ouvrages de lettrés chinois à propos de la poésie et de la pensée
philosophique et esthétique.
L'atelier de calligraphie, qu'elle suit à l'université de Toulouse, éveille en elle un projet de voyage
culturel en Chine, dans l'espoir d'y rencontrer de grands maîtres.
La lecture dans l'œuvre de François Cheng, de
Vide et plein et des poèmes chinois traduits par lui
vient renforcer ce projet.
En 1983, elle obtient son diplôme de fin d'études avec la mention très bien. Le Grand Prix de la
Ville de Toulouse lui est attribué ainsi qu'une bourse d'études à Paris.
Fabienne Verdier a commencé à apprendre le chinois par correspondance.
Dominique Baudis, alors maire de Toulouse, lui propose de faire partie de la délégation qui
l'accompagnera en Chine pour signer les actes officiels du jumelage de Toulouse avec la ville
de Chongqing au Sichuan.
De fil en aiguille, elle rejoindra, à 20 ans, l'Institut des Beaux–Arts de la province du Sichuan,
située au centre-est de la Chine et placée sous le régime de Mao.
Elle sera assistée, tout au long de ces années d'études, d'une interprète qui maîtrise
parfaitement l'anglais.
"Je suis venue étudier votre culture" dira-t-elle à ses professeurs chinois, une fois sur place.
La réponse est: "Peins un arbre et on verra ton niveau"; devant son incapacité à répondre à leur
demande, ils éclatent de rire et s'écrient: "D'accord, tu recommences à zéro."
Pendant les cinq années qui suivront, elle devra se plier à toutes les exigences du règlement.
À l'époque, on envoie les artistes "étudier auprès du peuple", mais démunie de
toute possibilité d'échange personnel, il ne lui reste plus qu'à apprendre par cœur, chaque soir, son
dictionnaire.
L'accès aux légendes lui est cependant autorisé et c'est par ce biais qu'elle découvrira les
gravures anciennes.
J'avais un petit rouleau pour étaler l'encre et j'appliquais la feuille de papier chinois avec le dos
d'une cuillère ou un caillou poli par l'eau du Yang-tseu . J'ai passé des soirées entières à
exécuter ce travail qui me procurait un grand plaisir. Il me tirait du cafard qui, parfois, me
saisissait.
ibid p.49
"Suis mon principe", insistait son maître : "Révéler l'élan, le dynamisme, les lignes de force.
mais je ne veux pas d'une prouesse technique. Tu dois arriver à une complète maîtrise de
l'encre pour insuffler de la vie au trait."
"Il voulait m'amener insensiblement de la technique à la pensée qui lui est sous-jacente" dit-elle
de cet enseignement.
ibid p.113
Poésie et peinture sont intimement liées et restent indissociables dans la culture chinoise.
Le vieux maître, que découvrira par la suite Fabienne Verdier pour la guider, disait :
"Pars toujours d'une intuition poétique et essaie d'exprimer la substance des choses"; tel est le
principe constant" disait-il.
"Apprends les techniques mais dépasse-les. Il faut que tes traits sur le papier soient empreints
de vie, qu'ils naissent d'eux-mêmes, surtout sans labeur ni relents livresques".
Elle témoigne de ce long apprentissage dans un article paru dans le journal ELLE, en mai 2013 :
Les lettrés chinois m'ont appris à me laisser pénétrer par la complexité des formes de la nature,
qui se transforment dans votre cerveau en une banque de données extraordinaires. Et un
jour, ces formes deviennent tellement présentes dans votre esprit qu'elles naissent d'elles-mêmes
sur la toile. Lorsque je pose mon pinceau, il m'arrive de ne pas croire à ce qui s'est passé.
Ce sont des petits miracles, des états de grâce qui sont rares.
À propos de ces instants de grâce, elle écrit au dernier chapitre de
Passagère du silence :
Ce sentiment d'union avec l'univers et sa beauté, je tente de le transmettre par mes toiles. Pour
beaucoup, il y a d'un coté le monde de l'art et, de l'autre, celui de la vie quotidienne; le monde
idéal, mais artificiel, opposé à la dure réalité. Je voulais réaliser l'adéquation des deux. Ma
peinture n'exprime pas la volonté de rivaliser avec d'anciens maîtres ni de m'imposer aux
autres, mais un désir de volupté, de béatitude, un refuge contre la tristesse, le plaisir procuré
par les beaux paysages qui, depuis mon enfance, m'ont apporté les moments les plus intenses
de joie et de paix. J'ai compris que l'extase, qu'elle se crie ou se taise, n'est pas un don du Ciel
qu'on attend les bras croisés, mais qu'elle se conquiert, se façonne, et que l'intelligence y a
aussi sa part.
in
Passagère du silence, Le Livre de poche, 2008, p.p.303/304
Ce dont je peux pour ma part témoigner, c'est que, devant les toiles de Fabienne Verdier,
l'émotion qui vous étreint s'accompagne d'une musique intérieure, qui vous fait passer
des larmes silencieuses à l'allégresse la plus profonde. Surprise et exaltation mêlées, il ne
vous reste plus qu'à contempler...
Aucune reproduction ne peut remplacer la rencontre avec l'œuvre, hélas! Cependant ne
manquez pas, plus bas, les photos qui la montrent peignant, dans son atelier de Seine et Marne.
Elle travaille, debout devant une immense toile posée au sol, avec un pinceau chinois géant
pendu à la verticale qu'elle manie grâce à un savant système de poulies de son invention.
Cette ample gestuelle exige une intense concentration et une
présence à
l'être intérieur
qu'évoquent les techniques yogi.
Fabienne Verdier nous partage aussi sa rencontre avec un vieux sage chinois dans un jardin
de Pékin :
"Un autre de mes plaisir à Pékin devint vite une habitude : j'allais me promener dans le Jardin
impérial, Yuhuayan. Il existait là un arbre magique, un tronc de cyprès dressé comme une
cathédrale datant, disait-on, de l'époque Ming ! À le contempler, il racontait notre
histoire. Souvent, on voyait un ancien méditer sur un banc, à coté de lui, comme s'il se
chargeait, encore et encore, de ses énergies, du souffle vital qui émanait de la matière
même de l'arbre. Formation bizarre, insolite, le vieux tronc noueux était façonné par les
poussées telluriques, les vents, l'érosion et les caresses humaines de plusieurs siècles...
On pouvait imaginer, à certains endroits, les mouvements d'une mer agitée de mille et une
vagues poussées par la tempête. L'ancien paraissait, en quelque sorte, se nourrir de la
longévité du cyprès. Il se recueillait comme devant un temple sacré, un microcosme
révélateur de l'histoire de la matière.
Un jour, nous nous retrouvâmes tous les deux sur le banc. En le contemplant, le chinois
me dit tout bas : "Mademoiselle, on apprend à vivre, à vieillir avec ce que la nature nous
a donné, comme à lui, à la naissance."
Après un long silence, il reprit avec insistance : " Mademoiselle, il faut cultiver le
principe de vie qui est en nous."
Je n'ai plus revu le vieil homme. Mais j'ai souvent fait le pèlerinage pour saluer
l'arbre en songeant à ses propos."
ibid p.p. 277/278
Ces mots viennent confirmer le sentiment que chacun de nous abrite en lui un arbre secret, qui
lui transmet énergie, patience et ténacité, car comme lui nous sommes faits d'écorces successives,
qui nous protègent et nous nourrissent sans jamais nous trahir.
Fabienne Verdier, Passagère du silence, Le livre de poche, 2005
Fabienne Verdier, La traversée des signes, par Daniel Abadie, 2014