au dessus de quelques résidus de ciel gris. Ma voix
s'emporte, puis redescend, puis recommence le même
stratagème: parle de nouveau toute seule, danse à coté
de moi, virevolte, s'emballe et de nouveau monte.
Très haut. Ma voix s'emporte contre tout ce qui fuit.
L'abominable éparpillement, sans excuse. La mémoire,
l'abandon. Je l'entends comme on entend une voix qui
s'exerce à ne jamais oublier et ressasse de plus en plus
souvent les mêmes faits au-dessus des mêmes anciens
bûchers, avec l'espoir que, sous leurs cendres, un feu
couve encore. Qu'on pourrait ranimer et qui durerait
jusqu'au matin.
in
Cimetières : La rage muette, Les
Éditions de la Grenouillère, 2016, p.71
Denise Desautels est née à Montréal, au Québec, en 1945. Poète, elle traduit en mots la
rage muette qui l'habite depuis l'enfance
.
J'avais eu l'occasion de l'approcher, lors de l'un de ses passages à Paris, grâce à son amie fidèle, Françoise Ascal. En mars 2O17, à l'occasion d'un récital de musique sérielle d'Alain Bancquart, donné à Reid Hall, je me suis retrouvée assise entre elle et Lionel Ray !
La dédicace de son recueil
Cimetières: La rage muette, paru en 2016 aux Éditions de la Grenouillère, précise :
un livre écrit il y a plus de 20 ans, mais malheureusement toujours d'actualité.
Le deuil et l'enfance
Elle s'est éloignée, a pris le large, comme on dit, pour
quelques semaines ou quelques mois, s'en est allée
jouer ailleurs avec une douzaine de natures mortes,
des cahiers bourrés de notes et surtout, surtout, sa
mémoire toquée, accrochée à une blessure d'enfance
et à cette langue de la blessure, qui n'appartient qu'aux
autres, du moins on le prétend. Une fois au loin, une
nuit – et bêtement parce que c'était la nuit avec ses
caprices de nuit –, elle s'est embrouillée, a perdu le
sens de l'ouïe et de la mesure, a perdu le sens de la
forme et du battement, a vu se lever l'enfant en elle,
apeurée par les clignotements de son cœur,
ibid p.77
happée par le monde qui, la nuit, n'est que bourdon-
nement feuilles, insectes, chats, fleuves, statues, fris-
sons, tout y fait du bruit. Soudain, la Grande Ourse
elle même s'est affolée, a mêlé sa forme discontinue
à celle du cœur clignotant, a mêlé ses visions de nuit
à celles qu'on voit parfois monter des bûchers et des
cimetières. La Grande Ourse, cette nuit-là, s'est durcie,
retenant sa cohorte d'étoiles farouches dans son vaga-
bondage, retenant les heures et le bourdonnement du
monde, retenant l'enfant du bout de son aile. Refermée,
son aile. Des figures anciennes tournoyaient dans l'air.
Des blessures d'enfance
ibid p.78
Les cimetières et la musique
Or, il arrive qu'une âme ait envie de tenir bon, de
protester. Cette âme s'insurge contre l'idée de
la fraude, osant ainsi faire usage d'une langue qui,
dit-on, n'appartiendrait qu'aux autres. Jour après jour,
elle s'applique à travailler sa voix – emplie par tant de
mémoire – dans le sens de son désir, à la façonner de
telle sorte qu'elle réponde aux attentes les plus incon-
fortables de son désir; elle dépayse les phonèmes et
fait vibrer la langue qui se défend pourtant bien dans
les circonstances : la fait vibrer tantôt à droite, tantôt
à gauche, rapproche les lèvres l'une de l'autre ou les
éloigne, serre les dents quand il le faut
ibid p.25
"Tenir bon et protester" semble être à jamais sa devise de femme et de poète, comme le sont le noir de deuil de ses vêtements et de sa chevelure, et l'inoubliable intensité de son regard.
Pour en savoir davantage, je vous suggère de lire ou relire mon précédent article, rédigé à son propos et paru sur La Pierre et le sel, en 2014, grâce au lien indiqué plus bas.
Bibliographie:
- Denise Desautels, Cimetières: La rage muette, Les éditions de La Grenouillère, 2016
sur internet: