Port des Barques

Port des Barques

vendredi 15 janvier 2016

Pierre Dhainaut Ce lieu où les mouettes sont plus blanches

        Une alouette grisolle, contentons-nous de l'écouter.                                                  
        Invisible, elle ne se dissimule pas, elle se confond
        avec ce chant qui a rendu le ciel plus large, limpide,
        elle en fait un visage, et nous levons la tête:
        le visage que nous lui tendons, où il se reflète,
        pourquoi faudrait-il le connaître? Nous n'osons plus
        invoquer la beauté, elle est l'avènement d'un chant
        d'un visage. Elle n'est jamais une étrangère
        puisqu'elle ne revendique rien, pas même ce qui la
        vérifie, la pure admiration. Prolixes, en comparaison,
        la plupart de nos poèmes, ostentatoires.
 
 
              Épanoui, le chant, le moindre chant, tu penserais
        malgré tout à la mort, tu aurais pour elle le visage
        d'un hôte.       
 
 
              Tu rêves d'un poème qui ne mettrait en valeur que
        l'aura de ses mots, leur résonance, celle des souffles,
        d'où qu'ils émanent. Ductile, alliant la fougue à la patience,
        il serait l'équivalent de l'unique trait du pinceau qui pour les
        peintres calligraphes de la Chine était la perfection de l'art.
        Ce trait n'a de plénitude qu'en révélant au cœur d'une montagne
        ou d'une grenouille le vide où elles s'intègrent, qui respire à l'aise.
        Ta main est trop maladroite, prédatrice, ton haleine avare, pour
        que les mots se concentrent ou se déploient au point que le silence,
        ce qu'on appelle le silence, soit audible, y palpite.
 
 
              Le poème est accompli quand il éclaire en s'effaçant ce qui l'éclaire.
        Il ne l'a pas voulu, à vrai dire, il est alors inoubliable.
 
        in Gratitude augurale, éditions Le loup dans la véranda, 2015, p.p.12/13

La photo de Pierre Dhainaut, prise juste avant une lecture lors du Festival de Sète de 2015, est la trace fugitive d'un instant de gratitude, elle  accompagne parfaitement le texte qui précède.
 
Le 28 novembre dernier, le poète fêtait ses 80 ans à La Halle Saint Pierre, à Paris. Devant un public de poètes et d'amis, Isabelle Lévesque et lui échangèrent, sur le pourquoi et le comment de son propre cheminement en poésie, depuis ses premiers échanges épistolaires avec le poète Jean Malrieu jusqu'à aujourd'hui. Il dît, à ce propos, à quel point " les poètes, qui nous ont précédés, nous fécondent". 

Lisant alors son recueil Gratitude augurale, cité plus haut, il définît l'essentiel de la démarche poétique.
 
         Une œuvre, s'il est permis sans orgueil d'utiliser ce terme, n'aura de justesse que si elle est
         insoucieuse de son sort, elle n'aura pas peur de sa fin, elle fera mieux que maintenir intacte
         l'énergie, la confiance initiale, elle l'augmentera. Quelle que soit notre activité, cette confiance
         nous est offerte, mais les poèmes ont ce mérite de l'intensifier. 
         (...)
         Un poème ne se laisse pas diriger par des décisions extérieures. Ces décisions, il les récuse.
         Il ne le ferait pas, il ne serait pas un poème.
         Attentif, certes, tu peux le devenir, tu respecteras son rythme, sa tonalité propre, mais
         il ne lui suffit pas d'être écrit. Si, une fois écrit, tu recommences à employer le temps, à le
         borner, tu le renies. Par effraction tu n'entres pas dans un poème, tu l'accompagnes jusqu'à
         ce qu'il te soulève, il ne cesse pas de t'inspirer.
         (...)
         La douleur l'anime ou la joie, qu'importe, chaque poème réclame la forme qui lui convient,
         qu'importe également qu'elle soit brève ou non: chaque fois le poème t'avertit que tu t'en
         approches, il s'aère, il devine avant toi que la poésie le visitera.
 
        Une fécondation réciproque, une amplification, ce qui se délivre de l'étreinte des mots et du
        poème, tu éviteras de le nommer : farouche, il fuirait. Ce nom de "poésie", toute une vie ne
        sera pas de trop pour renoncer à le définir, pour laisser le passage à la voix qui nous porte
        en plein vent.
        (..)
        Les poèmes ne sont les tiens que s'ils disent plus que toi. Perpétuelle, leur genèse. Ce qu'ils
        deviendront après toi, tu n'as pas à t'en inquiéter, tu seras heureux de ne pas conclure, de les
        transmettre.
        (..)
        Tant que tu es à leur service, tu ne vieillis pas. La gratitude est augurale.


 
Au cours du débat qui suivit, Pierre Dhainaut évoqua la présence essentielle de la mer – entrée tard dans sa vie – à Dunkerque, où il enseigna durant sa carrière: "La mer a une voix, je vis au bord, et elle me donne le sentiment de naître".

 Nulle part notre lieu, mais un poème en est la porte, clôt ce mince et si précieux recueil. Il est une ode à la mer, à ses grèves et leurs métamorphoses, au ressac, au vent qui vivifie et alerte tous les sens, aux embruns, aux moirures et striures des basses eaux, à tout ce vivant conjugué qui mène à ce lieu où les mouettes sont plus blanches, la poésie.

         ...Est-ce-donc là, cela, une frontière?
         le mot qui la désigne, c'est à peine
         si l'on s'en souvient, on dit
         "plage" ou "grève" ou "rivage",
         chacun suffoque, sans un écho:
         pour le découvrir, on le sait au moins,
         il ne faut pas se rendre ailleurs,
         le seuil s'invente ici.


         En regardant, on croit se rapprocher,
         les yeux n'ont qu'un secret,
         celui qui passe par les lèvres,
         on doit marcher encore afin
         d'errer, d'ignorer davantage
         ce que l'on traque à l'horizon :
         il n'y a pas de terme
         si l'on ne va qu'à la rencontre.


         On s'aveugle, on n'accorde
         aucune place aux souffles:
         au ras du sable, de flaque
         en flaque, à perte de vue
         ce qui tremble, s'étend, se courbe,
         n'attend pas le retour des vagues,
         l'espace est chez lui,
         l'espace ou l'essor.


         Peser, imposer une marque,
         meurtrir le sol, trop tard,
         il ne l'est pas pour cesser de le faire:
         que l'on se fie aux pas
         qui ne se fient qu'aux vents,
         les vents accourent, l'épaule
         vacille, le corps respire,
         il a tout le temps de s'accroître.


         Désert, l'air ne peut l'être,
         un jour de brume autant
         que de rafales, les embruns y abondent,
         les mains aussitôt se dénouent,
         se réjouissent, leurs paumes,
         leurs faces ruisselantes,
         au loin, prodigues,
         elles n'ont rien à capturer.


         Irrépressible, l'haleine
         qui s'embrase alors,
         qui se ramifie: entre l'aube et le soir,
         entre l'averse et le soleil,
         on choisirait en vain,
         on n'a pas besoin ni de preuves
         ni de traces, la partager,
         la propager, on en aura la force.


         On ne s'interrompt pas
         si l'on se tait, on se livre à l'écoute,
         au large elle reprend vigueur :
         la nuit également, on l'entendra
         comme dans la poitrine
         ce bruit de houle,
         on entend un cœur battre.


         Aurait-il atteint le bord, un poème
         persiste à chercher la syllabe
         qui le fera retentir, rayonner :
         il s'apprête à rejoindre
         ce lieu où les mouettes sont plus blanches,
         où il pourra parmi tant d'autres
         exalter la parole,
         parfaire une naissance...

         in Gratitude augurale, Nulle part notre lieu, mais un poème en est la porte,éditions Le  loup dans la véranda, 2015, p.p.21/22/23

Pierre Dhainaut fit également lecture de son tout dernier livre, Voix entre voix, paru chez L'herbe qui tremble, dont Isabelle Lévesque a fait une belle recension pour Terres de Femmes, que vous pourrez consulter grâce au lien indiqué plus bas. 
 
Bibliographie:
  • Gratitude augurale, éditions Le loup dans la véranda, 2015
 
Sur internet:
  • un article sur La Pierre et le sel de Roselyne Fritel:
  • un article d'Isabelle Lévesque:

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