Port des Barques

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vendredi 8 janvier 2016

Gérard Farasse Exercice de rêverie

En tout début d'année, après une pause bienvenue, il est bon de faire des exercices de rêverie. Gérard Farasse est le maître idéal pour ce type d'entraînement.

         On a beau marcher à pas prudents – car on ne sait pas trop ce que peut receler de dangers
         le chemin des phrases qu'on suit, et qui bifurque –, il arrive qu'on trébuche sur un mot. Le
         plus souvent on se relève aussitôt sans grand dégât sinon un peu de poussière d'encre aux
         mains et aux genoux. Mais ce jour-là, avançant paisiblement dans la lecture qui s'ouvrait,
         je tombai entre deux phrases dans un blanc qui s'était creusé soudain, comme une fissure,
         et qui élargissait ses lèvres à toute allure. Me tourner vers l'une ou l'autre des parois qui
         s'étaient formées, pour m'y agripper et tenter de remonter sur la page à la force du poignet,
         n'était déjà plus possible. Je tombai maintenant en chute libre dans le silence, hors des mots,
         tandis que je voyais encore, mais loin, la page que je lisais déployée comme un ciel lumineux
         brouillé de caractères obscurs. Il ne me restait qu'à me laisser glisser dans cette chute, à
         l'accepter, à l'accompagner jusqu'à son terme, s'il existait. Tous les mots m'échappaient.
         J'essayai de me souvenir de l'un d'eux tandis que le ciel aux caractères maintenant minuscules,
         indéchiffrables, s'élevait de plus en plus haut. Savais-je encore mon propre nom? Cependant
         je parvins à saisir au vol un livre dans le gouffre où je descendais, qui était – je m'en rendais
         compte à présent – une bibliothèque en forme d'entonnoir. Toujours en apesanteur, je l'ouvris
         au hasard et m'efforçai d'en lire quelques phrases. J'épelai les premiers mots que je finis
         par comprendre et me retrouvai par miracle dans mon fauteuil, un livre ouvert sur les genoux.
         Il était trois heures. La pluie battait les fenêtres. Je connaissais de nouveau mon nom. Mais je
         savais qu'à tout moment je pouvais de nouveau glisser dans cet abîme d'où l'on ne voit plus que
         le revers des mots.
 
         in Exercices de rêverie, Autoportrait de l'artiste, éditions L'Improviste 2004, p.p.96/97

Rêverie – Photo de Philippe Barnoud
 
Philippe Barnoud, photographe et ami, à la lecture de ce texte, a pensé aussitôt à l'une de ses photos,
prise sur le chantier du Philharmonie de Paris, qu'il a eu la gentillesse de me confier. Qu'il en soit vivement remercié. 
 
 
Gérard Farasse (1945-2014) est l'auteur de proses surréalistes et d'essais critiques sur Francis Ponge et Jean Follain et de plusieurs livres d'artistes. Homme du Nord, il était également Professeur de Littérature française à l'Université du Littoral-Côte d'Opale de Dunkerque.

Exercices de rêverie, est paru avec des encres de René Munch, aux Éditions L'Improviste en 2004.
 
 
 
 



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