Port des Barques

Port des Barques

vendredi 27 janvier 2017

Henri Meschonnic aimons-nous dans chaque mot



         je marche
         dans mon histoire
         ce n'est pas moi
         qui la porte
         c'est elle
         dans mes mains
         dans mes yeux
         dans mes mots
         qui sont ses mots
         et j'entends
         son accent de loin
         c'est ma famille

         in De monde en monde, Arfuyen, janvier 2009, p.36

De monde en monde est le dernier recueil publié du vivant d'Henri Meschonnic, décédé le 8 avril 2009. Suivront chez Arfuyen deux autres publications, Demain dessus demain dessous en 2010 et L'obscur travaille en 2012.
Humilité, qualité, intensité sont les qualificatifs qui caractérisent cette écriture. Le ciel et le bleu y tiennent une place prépondérante, qui nous la rend particulièrement attachante.

          j'ai besoin du ciel dans mes yeux
          dans mes mains dans tout mon corps
          je ne regarde pas par la fenêtre
          je suis la fenêtre
          les oiseaux que je vois me
          traversent tout entier comme
          toi car tu n'es pas à côté
          de moi
          tu es toute en moi en moi
          la fenêtre a fait son travail
          j'entends un oiseau et toi
          en moi
          les yeux fermés je ne sais plus la différence
          entre le ciel et moi
                                                9 mai 2008

          in L'obscur travaille, Arfuyen 2012, p.26

Henri Meschonnic est né le 18 septembre 1932 à Paris, de parents juifs russes venus de Bessarabie en 1924, qui parviendront à échapper aux rafles durant les années 1940. Il fait son service militaire en Algérie dans les années soixante. un épisode marquant. Ses premiers poèmes paraissent en 1962 dans la revue Europe, sous le titre Poèmes d'Algérie.

Linguiste, il enseigne à l'université de Lille puis à Paris 8. L'étude de l'hébreu le conduit à entreprendre des traductions de la bible tandis que sa sensibilité l'amène à écrire des poèmes.
Son premier recueil, Dédicaces proverbes, obtient le prix Max Jacob en 1972. Ce prix sera suivi de nombreux autres prix et publications.

Ses derniers recueils sont rédigés dans l'urgence de vivre. Il lutte contre un cancer et se sait en sursis. Il écrit alors, sans larmes ni pathos et bien que très souvent hospitalisé, des textes en hommage vibrant à la femme qu'il aime et à la poésie.

          je sais que je me retrouve
          seulement quand je te retrouve quand
          je nous retrouve
          un grain de sable
          suffit à nous cacher
          et je déplace une montagne
          pour nous retrouver

          in De monde en monde, Arfuyen, janvier 2009, p.24

          alors je refais les mondes
          je suis la nuit du jour je
          suis le jour de toutes les nuits
          l'étoile qui file est aussi
          un peu de moi
          il me faut
          seulement toi pour être là

          ibid p.25

          oui je cours
          après la vie
          je te serre
          contre mon jour
          nuit après nuit
          et on tourne
          autour de tant
          de passé à venir
          notre chaleur
          est notre chemin
          et ma main
          boit dans ta main

          ibid p.33

 Beaucoup de ces textes sont bouleversants par le regard porté sur ceux qu'il aime et l'émotion qu'il exprime alors.

         tellement je suis
         dans tous les yeux où tu es
         je ne sais plus où je suis
         mes mains te suivent
         tu es habillée de mes regards
         nous sommes ensemble
         des patients de la vie
         c'est nous que nous attendons

         ibid p.10

         tout c'est toi
         et toi c'est tout
         et je suis les yeux ouverts
         les mains pleines du monde autour
         pleines des voix qui montent
         de partout le long du corps
         j'ouvre la bouche
         pour qu'elles sortent
         les mots poussent autour de moi
         je suis un champ plein de fleurs
         et toutes les fleurs sont des paroles
         de tous ceux que je ne connais pas
         que je cueille
         pour te les donner
         pour te parler
                                              12 mai 2008

         in L'obscur travaille Arfuyen 2012, p.28

Presque tous les poèmes de ce recueil posthume, paru en 2012, portent une date et souvent l'indication d'un lieu, soit le nom de l'hôpital du Val de Marne, où il est hospitalisé. Chaque rencontre, chaque regard semblent perçus comme un cadeau : chaque visage c'est plus qu'un visage / c'est une histoire qui se tait / son silence me parle / mais il ne parle pas à moi / il parle à tous ceux qu'il voit / c'est sa plainte / que je vois.

         toutes ces têtes dans ma tête
         qui vont qui vont de partout
         je suis plein de tant de pas
         et passe un petit sourire
         qui remplit tout l'espace
         le bruit est de toutes les couleurs
         je vais d'écho en écho
         tous les seins me regardent
         et chaque regard est une caresse
         mes yeux n'en peuvent plus
         de tout prendre
         tant c'est bon à prendre

                                             17/18 mai 2008

         in L'obscur travaille, Arfuyen 2012, p.31

De tels témoignages sont exceptionnels et méritent d'être lus et médités pour leur intensité. Un profond respect et une infinie bonté les habitent. Une force intérieure les irradient. Les mots prononcés à l'occasion de cette hospitalisation sont autant d'évidences sur lesquelles bâtir dans l'urgence un avenir éphémère et d'autant plus généreux.

         vivre
         ne se commande pas
         se souvenir
         ne se commande pas
         la rencontre
         ne se commande pas
         ce que j'ai à dire
         ne se commande pas

         in De monde en monde, Arfuyen 2009, p.43

         chaque instant
         de notre vie
         est un instant
         de notre mort
         à revivre et à revivre
         c'est pourquoi c'est un bonheur
         et notre vie une alliance
         de l'instant et du toujours
         alors chaque parole
         qui transforme notre vie
         est à la fois la première et la dernière
         nous nous aimons dans chaque mot

         ibid p.35

Ce dernier vers a donné son titre à cette présentation.

Cette parole exceptionnelle révèle la force de l'amour qui s'exprime dans la poésie et cherche à s'accomplir pleinement aux moments les plus graves de l'existence.

C'est à Poezibao, que je dois la découverte de la poésie d'Henri Meschonnic, un hommage soit rendu à cette occasion à Florence Trocmé, qui anime généreusement depuis tant d'années l'un des blogs poétiques les plus riches.

Bibliographie :
  • De monde en monde, Arfuyen, 2009
  • Demain dessus demain dessous, Arfuyen, 2010
  • L'obscur travaille, Arfuyen, 2012
sur internet :



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