Port des Barques

Port des Barques

vendredi 13 janvier 2017

Philippe Claudel après la tempête



         Nous murmurons à l'oreille des poèmes. Nous imitons
         le bruit du vent et celui de l'orage et celui de la pluie.
         Nous chuchotons. Nous versons dans nos âmes le parfum
         de nos voix. Alors il nous arrive de sourire bouches contre
         oreilles dans ces caresses presque imperceptibles. Est-ce
         cela qui nous reste du plaisir ? Est-ce là que s'est réfugié
         le battement de la vie tandis que nous reposons égarés au
         milieu des champs calcinés côte à côte par milliers.

         in Quelques fins du monde, illustré par Joël Leick,
         Ecri( peind)re, Æncrages & Co, 2011.

         Et puis ce vent mon Dieu. À moins que Dieu ne soit ce vent.
         Ce déchaînement de tempête comme propulsé d'un réacteur
         et qui nous couche à terre nous fait ramper nous interdit la
         position debout nous ramène à la condition de vers de chenilles
         de larves se tortillant s'agrippant les unes aux autres trouvant
         dans nos mains les seules réponses à l'enlèvement brutal. Il
         faut nous tenir pour ne pas être emportés nous qui il y a peu encore
         n'osions plus nous toucher de peur de mourir.

         ibid

         Avez-vous vu des enfants ? Avez-vous vu des enfants ? Des enfants?
         Répondez-moi. Avez-vous vu des enfants ? Vous souvenez-vous des
         enfants ? Des enfants ? Répondez-moi. Avez-vous vu des enfants ?
         Des enfants ?
        
         ibid

         Agités les mille papiers et sacs volent contre les grillages. Dans un
         grand souffle encore venu d'on ne sait où. Nous regardons danser
         les débris colorés ou blancs qui se froissent comme jadis les soies
         et les satins sur nos corps. Nous venons dans le soir qui ne finit jamais
         regarder la valse des emballages qui n'emballent plus rien et qui dessinent
         des fragments de cinéma des figures mathématiques des équations irrésolues.
         Beaucoup se contentent d'être là muets les uns près des autres chacun dans ce
         qui lui reste de souvenirs. Des fleurs de plastique de silicone d'aluminium
         de cellulose. L'efflorescence des déchets dans l'air brûlant du soir infini
         avec ce soleil qui élargit sa sphère et vient vers nous semble dire ce que
         nous fûmes. Nous suons. Nous étouffons. Notre nudité ne nous rafraîchit pas.
         nous pensons biens sûr à d'immémoriales représentations de l'Enfer mais
         nous sommes désormais loin des livres et des légendes. Nous les vivons.

         ibid




Fresque de La Porte de l'Enfer de Fernando Botero (1972)
dans l'église San Antonio Abate à Pietrasanta, en Italie
 

         Nous avons tant menti à nos semblables aux oiseaux aussi
         aux créatures aux étangs que nous ne savons plus aujourd'hui
         de quelle farine serait cuit notre pain. Nos espérances de miracles
         sont des miettes rassies au fond de nos poches. Nous sommes venus
         nous blottir entre les cuisses des femmes peureux et pitoyables.
         Nous tremblons. Aucun cantique. Cassée la croix. Suppure l'humain.
         Nous retournons à notre peau pour y découvrir une réponse. Un grand
         rire. La comédie.

         ibid

Ces extraits d'un texte d'apocalypse, évocateur du Jugement dernier, peuvent nous laisser comme au Moyen Âge glacés de terreur, pantelants. Il peuvent aussi nous évoquer le quotidien de tous les êtres humains déplacés et vivant dans des camps de fortune, sans rien savoir du lendemain. C'est là tout l'art d'écrire.

Né en Lorraine en 1962,  Philippe Claudel est tout à la fois romancier, auteur de plus d'une vingtaine d'ouvrages, également  cinéaste ( Il y longtemps que je t'aime) et poète à ses heures.
Il signait là, en 2011, son quatrième recueil aux éditions Æncrages & Co.
 
Bibliographie :
  • Quelques fins du monde, Æencrages & CO, 2011
sur internet :

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