La main secourable
Mais sache nous n'étions pas triste
nous ressentions seulement l'intuition muette
jusqu'à l'inaudible
et comme il est difficile d'écrire
quand vous ne reconnaissez plus rien
de ce que vous savez aimer
dans votre être tout s'élide
et reste ce trait vague d'intermittence au cœur
ou la pluie qui témoigne comme une parenthèse
infinie, ouverte
un couloir de plein vent, un trou d'irréalité
des choses coutumières et psalmodiées en vain
et au plus indolore de soi une chose essentielle
brûlante de mystère et d'énigme simple
demande le nom qui la délivre
Nous en trouvions l'issue seulement
après bien des naufrages
dans ce presque gisant linceul
des blessures de la mémoire
et l'inertie d'une lettre muette
comme une chose
inutile et froide
jetée à terre
Et puis chacun est seul comme le soleil est seul
et un grand trait de distinctivité pure
éclaire dehors les feuilles d'arbres
Le ciel est alors le signe même de l'espérance
car il semble indifférent à jamais
à notre peur naïve d'atteindre
et dans ce ciel tout chavire si vite
des heures d'ancienne gare qui font mal
un visage derrière la vitre
des maisons mortes comme si ce n'était rien
cette amertume sans histoire qui descend
effeuille vague après vague la consonance froide
et coupe en plein cœur le passage
Et l'on regarde les arbres ajourés de blanc
la galerie ruinée des rotondes
l'eau goutte à goutte sur les feuilles
le tocsin têtu des choses
dans le tremblement presque muet de l'air
et le corps d'instinct désaccordé aux choses
Comme si nous ne retrouvions plus la porte secrète
de notre propre manière de ressentir
on reste à l'extrémité des choses et du geste
dans une périphérie gelée & enclose
On passe des heures à écouter sans mot
le hiéroglyphe de la pierre
ou la version italique des arbres
qui ne connaissent pas ce sentiment natal
d'être en prolongement de soi
Puis la migration visible des grands ciels
où se réfracte étrangement
en coupole opaque de blancheur
le bruit des mots qui s'endorment
On s'égare dans le ravin du monde
on n'aime rien que l'irradiante opale du vent
le chemin sous les arbres et le respir du souffle
le miracle du ciel vide
deux mains qui se rejoignent loin
Presque une plénitude de ce vide et de ce rien
personne ne dénoue les heures
la prodigalité de la lumière est seule
Et la découpe oblique des chenaux sur le ciel
presque trop bleue tranchante
de sa masse irradiante pourtant d'un seul aplat
jetée par la main mystérieuse et froide
avec rien que la grande pureté salubre
de la pluie lointaine
Et se voit toute la vision de l'air
qui semble appeler je ne sais quelle voix
comme implorer très seule dans ce las mystère
d'attendre quoi
On a envie de dire Salut soleil Mais on se tait
et le grand rire naufragé des intelligences
qui passe au parapet du rythme
encore plus près du ballast d'un monde physique
qu'aucune incarnation ne l'a jamais dite
Et la lumière dorée sur le mur ocre du chagrin
fait comprendre si vite que tant de jours
s'abolissent sans secours
dans cette lente irradiation du monde blanc
où le langage se défait mot à mot lettre à lettre
Et l'on murmure de mi-voix seul
de peur d'être entendu ou bien montré du doigt
comme un fou un homme invraisemblable
de toucher au dénuement du monde muet
qui tremble en soi
Et puis chaque trait d'encre sort du néant
comment ne le voyez-vous pas
comment n'entendez-vous pas
ce qui vient à pas vivant
Mais vous ne pourrez noyer ma tristesse
ma tristesse seule d'être humain
in Œuvres poétiques, tome I, La rumeur libre, Corps et âmes, éditions La rumeur libre 2012, p.p.84 à 87
On chavire tête la première dans ce poème, happé par son souffle épique dans une spirale d'irréversible solitude. Qui osera tendre la main secourable?
Noir mais superbe, ce texte mérite qu'on le lise jusqu'au bout, qu'on s'en imprègne, qu'on le vive de l'intérieur et y revienne. Le déferlement des images, leur âpreté en font un témoignage bouleversant. L'être humain y affronte une à une ses contradictions mais, à l'image du soleil, il n'en cesse pas moins de resplendir.
Étrangement la blancheur est partout présente dans cette anthologie : celle de la lumière blanche ingouvernable, couleur d'opale, que l'on mendie, celle de la pluie criante de blancheur et de la longue nuit blanche que l'on quitte pour s'asseoir face au soleil, la voix par la fatigue devenue blanche. Le bleu, l'ocre et le jaune alternent avec cette frêle blancheur du blanc et ces maisons jaunes dans le soleil.
Derrière un halo de blancheur farouche, il n'est que l'homme qui soit triste de naissance, mais quelle audace pour en parler !
Le texte précédent a été publié pour la première fois en 1993, le suivant en 1985; l'auteur a choisi de ne pas respecter la chronologie lors de la publication récente de ces anthologies I et II. Le ton et l'inspiration restent les mêmes.
Nous avons longé la nuit. Sans nous retourner. Derrière nous la rive. Toi. Moi.
J'ai conservé l'odeur de tes tempes. Le noir de tes cheveux. Un peu de ta salive et de ton sang.
Comment désormais oublier. Avancer. Avec tout ce que nous avons laissé derrière nous.
Sans nous retourner. Je suis un peu de ta salive et de ton sang. Qui coulait. Un peu de ta voix.
Où je revenais. Dans ta gorge serrée. Et qui parlait. Je ne suis pas lavé de toutes ces fuites, de
tous ces abandons, quand nous partions dans la nuit, toi et moi, poussés par la peur. Je suivais
tes yeux. Le jour ne venait pas. Nous éloignait. La douleur est restée derrière nous. Un peu de
gris reste attaché au souvenir de tes yeux. Je ne sais plus avancer. Aujourd'hui remuer les
débris de tout ça, de tout ce ciel étouffé dans ma voix. Tout ce qui lentement su nous déchirer,
nous gagner. Comme ces branches ces fougères que nous frôlions des doigts, du visage, en
marchant.
Quelques images demeurent là-bas, tournoyantes, ensoleillées. Les brumes matinales roulant
au fond du val, ces grands vols de colombes, beiges et blancs, au-dessus du lavoir. La terre ocre
ravinée par les pluies, l'éboulement des sols, la bruyère et l'éclat de la rocaille comme un
incendie soudain des voix. Ces pierres refermées sur elles-mêmes, lavées du sommeil. Et le
bruit de ton pas, enseveli dans cette terre compacte de nuit, d'oubli. De tes deux mains
encerclant mes genoux, dans ces gares où la voûte transparente gelait les étoiles. L'immobile est
venu sur ton visage renversé, sur ton sang et sur tes lèvres. Pour ne plus parler. Je garde
quelques lettres de toi. Sans que tu ne me voies jamais errer, ni me perdre. Le silence de ces
matinées. La fenêtre. La faïence pâle de la cuisine...
in Œuvres poétiques, tome II, Ces moments qui n'en deviennent qu'un, Autobiographie blanche, La rumeur libre, 2012, p.p.61/62
Pour mieux comprendre cette œuvre, il faut savoir l'attachement viscéral du poète à la région minière des Cévennes, où vécurent et travaillèrent nombre des siens jusqu'à la fermeture des exploitations. Deux mondes constamment opposés, nature méridionale baignée de lumière et labyrinthes souterrains, s'affrontent en lui.
La blancheur s'impose pour contrebalancer la présence de la mine, l'obscurité redoutable de ses galeries, la permanence des dangers qu'engendre le métier.
La même blancheur accueille aussi la remontée du mineur au grand air, à la lumière, à la vie et vaut d'être célébrée.
Dans la préface de son livre, Les visages et les voix, Le chemin de la grande combe, Patrick Laupin s'en explique:
La cité des mines fut pour moi ce lieu des signes. Aujourd'hui encore les sensations
d'alors interviennent comme rythme d'ouverture et de fermeture de mes propres perceptions.
Comme s'il me fallait déchiffrer, traduire, cette blancheur évasive des choses inécrites.
Lorsque l'intuition a fini momentanément de résonner en nous, nous sommes momentanément
libres. Je crois qu'enfant, j'ai pressenti le courage et la fatigue, le corps écrit, le retour du
nocturne, et le bonheur du jour, toute cette impassibilité muette de matière amoncelée en eux
tel un cœur mystérieux de l'univers. Là où la présence transmet l'énergie vibrante d'un langage.
Là où au-delà de l'ordre inversé du monde existent des histoires vraies, d'uniques, de secrètes
paroles.
(...)
Je crois que j'écris parce que j'ai pressenti ce continent muet, quelque chose d'insondable,
d'inexprimable et qui m'arrive dans la vitesse du langage à fleur de peau. Au moment où
l'intuition de la vie est ressentie la plus forte, tout le langage semble faire défaut.
Mais c'est alors que naissent les mots si nous avons la patience de croire et d'attendre.
(...)
in Les visages et les voix, Cadex Éditions, 1991, p.p.17/18
Nourrie de ce passé à la gravité douloureuse, l'écriture de Patrick Laupin prend toute sa profondeur.
Elle rejoint la voix d'autres auteurs, tel Jorge Semprun dans L'Écriture ou la vie, qui, évoquant tout autre chose que la vie des mineurs, décrit ce que peut être une vie vécue dans le sentiment constant de l'imminence de la mort: "Personne ne peut se mettre à ta place, pensais-je, ni même imaginer ton enracinement dans le néant, ton linceul dans le ciel, ta singularité mortifère. Personne ne peut imaginer à quel point cette singularité gouverne sourdement ta vie: ta fatigue de la vie, ton avidité de vivre; ta surprise infiniment renouvelée devant la gratuité de l'existence; ta joie violente d'être revenu de la mort pour respirer l'air iodé de certains matins océaniques, pour feuilleter des livres, pour effleurer la hanche des femmes, leurs paupières endormies, pour découvrir l'immensité de l'avenir.
Patrick Laupin est l'auteur d'une œuvre dense et prolifique, qui couvre plus de 593 pages de poésie et de proses pour les tomes I et II de Œuvres poétiques. Il a reçu, à l'occasion de la sortie de ce livre, le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres, en 2013. Il était l'invité du Festival Voies Vives à Sète en 2014. Il vient de se voir attribué le Prix Kowalski 2015, pour son recueil, Le dernier avenir.
Sur le rabat de couverture de ce dernier livre, l'auteur précise: "Je m'intéresse à la lecture et à l'écriture, tout autant qu'au travail avec les autres, depuis le jour où j'ai réellement compris et ressenti que les voix des autres qui parlaient en nous nous donnaient vraiment quelque chose de mobile et recréateur."
Le style et la mise en page sont tout autres, le ton reste vigoureux. Un dessin d'enfant, placé en couverture s'intitule, tel un cadeau, La Confidence. La première page se lit comme une déclaration d'amour à la voix de la poésie:
Tu es venue à moi et je t'ai aimée tout
de suite Un langage comme une barque,
crécelle, boite à musique, un théâtre
d'ombres, un manège ou un kiosque Un
langage qui m'a fait chercher toute ma
vie qui était derrière la chair parlée des
choses Qui était vivant dans les petites
lettres sous la rature et leur mur ébloui
d'infini La vie n'est pas une option et
on ne peut pas rétrécir jusqu'à pauvre
fil sans mémoire Je suis resté celui qui
t'attend L'éternel étudiant des voix qui
persuadent et qu'on ne traduit pas J'ai fait
porte étroite de mes rêves à la passion des
ponts du soupir Je pourrais même donner
des dates à mes intervalles et longs
silences Un nom à cette chambre entre
le rêve spontané et ton corps Un parfum
têtu de chèvrefeuille au nu de tes épaules
À la manière des amants
in Le dernier avenir, La Rumeur libre, 2015, p.11
Ces pages libérées, rédigées comme un testament, mais germes d'espoir, semblent écrites pour être lancées à toute volée. Beauté et bonté – très franciscaines – nous tiendront lieu de conclusion. Leur souffle, dispersé par un brise bienveillante, fera longtemps écho.
(...)
Je rêve, passant le portail, à un Livre
Style allègre, vif, vocabulaire souple,
intense Un mode direct d'approche Un
moi non composé Chose fluide qui laisse
planer les ailes de l'inspiration L'esprit
prendre son envol Intact Un surplis
végétal qui rende la sève et la différence
entre l'ébauche et le règne Nous tel
qu'on sera à la seconde suivante si on
passe C'est la fin de la clause du mal des
Ténèbres Tous ces jadis naguère "Si tu
me touches Je m'isole" Maintenant je
prends au sérieux l'habitude des gens
qui se taisent tellement ils se demandent
si quelque chose existe vraiment
Maintenant tu n'es plus là Je fais silence
"Si tu souffres je te cache"
Les mots ne sont pas précieux par le
seul sens qu'on leur donne mais par
la différence qu'ils marquent entre
plusieurs moments de la vie. Ma vérité
tiendra toujours un peu à l'hélice rose
des moulins du matin, des prières du
vent, à la vétusté des choses sur l'étal
d'un bazar, l'écorce d'érable ou de
tilleul, les ballots de laine, coton, soie
allégée, fichu par côté Et ton long
soupir d'épaule pour monter la pente
Je ne crois pas en dieu mais au divin
J'ouvre la porte J'entre Le cou gracile
des anémones s'incline en vrai sourire
et invite les oiseaux à franchir la fenêtre
Ils entrent et font mine de comprendre
ils disent que pour écrire il faut être
ensemble se rassembler et ne plus avoir
peur Faire confiance et deviner qu'une
âme c'est quelque chose qui tombe
(...)
ibid p.146/147
Bibliographie:
- Œuvres poétiques, tomes I et II, La Rumeur libre, 2012
- Les visages et les voix, Le chemin de La grand-Combe, Cadex éditions, 1991
- Le dernier avenir, La Rumeur libre, 2015
- pour en savoir plus sur le poète: http://www.larumeurlibre.fr/auteurs/patrick_laupin
- http://www.lr2l.fr/actualites/patrick-laupin-laureat-du-prix-kowalski-2016.html
- http://www.franceculture.fr/emissions/du-jour-au-lendemain/patrick-laupin-0
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