Port des Barques

Port des Barques

vendredi 26 février 2016

Jacques Josse une ombre entre les draps de sa mémoire

             

                De retour dans la lenteur de l'aube, sur une
         route qui file le long du littoral, érafler l'herbe
         rase, le sable, localiser deux blockhaus, n'en rien
         dire mais retourner, sans cesse, les poches de nos
         pensées perdues au creux des vagues, voire même
         en-dessous, là où veille à coup sûr un souffleur,
         un jeteur de mots tapi dans la position du péri
         définitif, capable de nous inviter à l'oublier un
         instant, de façon à ne pas rater l'éclat, la lumière,
         le sourire de la femme allemande qui se balade
         sur les bas-côtés.

         in Hameau mort, avec des encres de Tanguy Dohollau, éditions Jacques Bremond, 2014, p.31

Jacques Josse s'est vu attribué, pour Hameau mort ,le Prix Louis Guillaume du poème en prose 2016.

C'est à Françoise Ascal, que je dois sa découverte. Elle me recommande son recueil, Les Lisières, paru en 2008, chez Apogée. L'un et l'autre ont en commun le même éditeur et de fortes attaches paysannes, qui font écrire à Françoise, en quatrième de couverture de son Des voix dans l'obscur : "frontière poreuse, entre soi et le paysage originel, entre la chair et les mots, entre les vivants et les morts...".
Jacques Josse, comme elle, est de ceux qui portent fiévreusement en eux leurs racines.

Dans Hameau mort, l'auteur dépeint un monde resté en marge, celui des exclus, ceux de son hameau natal mais aussi de la Bretagne profonde. On y vivote, on y meurt de cirrhose ou bien pendu dans sa grange. Les femmes choisissent souvent le puits. Le poète entreprend de redonner vie à tous ces personnages, issus de la mémoire collective.
Tanguy Dohollau, qui illustre ce livre, vit également dans les Côtes d'Armor. Il est le fils du poète Heather Dohollau, décédée en 2013, à Saint Brieuc.

 Le ton en est bref, cinglant, inéluctable, tels ces deux poèmes du premier chapitre, Absente

          Elle n'a pas souffert, dit-il.
          La lune s'est simplement posée sur son visage.

          Tout est alors devenu blanc.
          Ce fut une histoire de chambre, de blouse,
          de piqûre...

          L'infirmière l'a aidée à passer
          pendant que vos phares balayaient la route,
          les arbres, les talus

          pour parcourir les trente kilomètres
          qui séparent la maison de l'hôpital.

          ibid.p.9


          Son visage ne se découpera plus sur l'eau noire
          de l'Élez.

          Ce soir, entre ténèbres et bas-fonds, seul un chien
          ivre à le cœur à boire du purin d'orties à petites
          gorgées.

          Elle, ensevelie dans sa tombe,
          se souvient à peine de la couleur du marais et de
          de la tourbe.

          Allongée, morte,
          paisible sous la terre,
          occupée à coudre une à une les larmes de la
          rivière,
          elle confectionne une écharpe de deuil

          pour serrer le cou du chien.

          ibid.p.11

Louis Guillaume attendait du poème en prose : condensation, rapidité des images, et sobriété. Ce recueil réunissait donc toutes les qualités requises pour obtenir ce prix.

 Jacques Bremond, l'éditeur, note pour sa part à la fin de Hameau :
"Ces bribes des temps disparus, des moments défunts, des morceaux de vies brisées englouties dans les creux des mémoires et des flots sur les landes mortes ont été enserrées sous une couverture de pur coton coloré, du Moulin de Brousses, dans la Montagne Noire audoise, réalisée à la main."
Les laissés pour compte de la vie trouvent là un accueillant linceul.

Jacques Josse, né en 1953, grandit à Liscorno, un hameau des Côtes du Nord – ainsi qu'on les nommait à l'époque. Ses personnages lui sont inspirés par des gens qu'il a connus ou croisés dans les cafés-bars. Dans chaque village breton, il y a au moins trois cafés-bars, sur la place entre la mairie et l'église.
Il travaille par la suite au tri postal, à Rennes, dans des conditions pénibles et tout en écrivant. Il commence à publier en 1979.

Peu de voix s'élèvent actuellement en poésie pour parler des laissés-pour-compte avec un ton si cru et si fraternel à la fois. Il pourrait tout aussi bien s'agir des habitants des cités ravagées des grandes banlieues.

En 2010, dans Journal d'absence, dédié à sa sœur défunte, il évoque ainsi ce travail de mémoire:

                Désirant prolonger un périple entamé depuis
         longtemps déjà, initié dès les premiers cahots
         d'une enfance larvée, minée, caressée par les
         mains tièdes du vent d'Ouest et par celles,
         plus froides, de dieu, de l'alcool et des morts,
         il rassemble des bribes, recolle les morceaux
         d'une histoire tragique, essaie de trouver assez
         de clarté en lui pour glisser une ombre entre les
         draps de sa mémoire.
                L'ombre recherchée n'a pas la teneur grise
         de la sienne. Elle s'avère plus souple, plus
         légère et surtout moins en prise avec la terre
         boueuse qui recouvrait, dès novembre, une cour
         de ferme où lui et sa sœur aimaient à s'attarder
         les soirs de pluie. Cette ombre-là gambadait
         près de lui. Elle avait les joues colorées et le
         rire facile. Elle n'a désormais plus d'existence.
         Elle est morte sans jamais dévoiler sa douleur.
         Elle a tenu à partir en fumée en se mêlant
         au vent jusqu'à devenir invisible et furtive.
         C'est ainsi qu'elle s'est diluée dans la bruine
         d'une fin d'après-midi, en mars 2004, dans
         les environs de Saint-Brieuc, avant de se
         perdre, pour de bon, dans le tumulte lumineux
         d'un ciel du bord de mer.

         in Journal d'absence, Éditions Apogée, 2010, p.p.9/10

Dans Hameau mort, une phrase de Thierry Metz, placé en exergue confirme la démarche:" Il va me falloir revenir d'où je viens."
 
                L'homme au pilon offre ses restes d'arthrose
         au soleil. Il fume debout près d'une faucheuse
         rouillée. Devant lui, il y a la maison éventrée où
         Eugène M., l'ancien-terre-neuvas, s'est pendu.
         Depuis peu, poutres pourries et ardoises cassées
         s'emmêlent et s'émiettent sous les ronces.

                Entre deux taffes, il revoit l'encordé, poussant
         une brouette sur laquelle était posé un fût rempli
         de langues et de joues de morues conservées dans
         du gros sel. Il rentrait tard par les fossés. Finissait
         sa tournée en gueulant aux fenêtres que c'était sa
         part de pêche, son quota de fatigue et de travail
         pour rien qu'il se devait de distribuer aux gens
         du hameau.

         in Hameau mort, éditions Jacques Bremond. 2014, p.53

La fatalité mène en tout lieu la danse, la religion n'offre aucune échappatoire, seule la boisson apporte l'oubli. Quelques écrivains et poètes l'ont payé de leur vie, à l'heure où la solitude prend l'eau... J'ajouterai volontiers Armand Robin à ceux évoqués plus bas. La révolte est palpable.

                L'envie d'aller servir un cognac à ses morts
         et de filer au cimetière en creusant l'obscurité à
         l'aide d'une lampe lui a traversé le crâne en une
         seconde.

                Autour de lui, le bois craquait, la nuit était
         froide, la solitude battait des ailes. Seule une
         ombre froissée sous terre semblait en mesure de
         retaper le regard de cet homme qui, boitant,
         descendait, fiole en poche, la route du bourg.

         ibid p.19

                Pris entre les remous et retenues, d'autres
         dormants, ses préférés, fissurent des parois de
         glaise et sortent dans la grisaille.

                Ils les repère, leur emboîte le pas. Ils
         zigzaguent sous les lampadaires. Ou près des
         oyats, au ras des dunes. Ils font de grands gestes.
         Sinuent des ruelles au port. Se nomment Corbière,
         Elléouët, Lequier...

                Ils portent des nuages, des bouteilles, des
         livres – toute une misère – aux ordures.

         ibid 27

Vision claire d'un semblant d'absence au monde, paru en 2003 chez Apogée, réunit les poèmes écrits
entre 1985 et 2001.
Lionel Bourg en rédige la préface : c'est de vivre dont il s'agit d'emblée, ou de survivre, de se bâtir un corps avec ce qui toujours échappe, et tombe, s'anéantit en un instant, ou, pareil à la nuit  qui partout s'abîme, recouvre l'étendue d'un pays où la chienne fait bon ménage avec des voyageurs égarés.

L'écriture sert souvent à exorciser et survivre, mais dans un long entretien, accordé à Mathieu Brosseau, sur Le Sofa, dont vous trouverez le lien en annexe, Jacques Josse tient un discours plus dynamique :
Ce n'est pas la mort elle-même qui circule ainsi dans mes textes mais plutôt ceux qui ont  
 franchi la frontière et se trouvent de l'autre coté. J'essaie parfois à ma façon de leur faire changer de berge. Finalement cette rôdeuse aurait plutôt tendance à décupler mon envie de vivre.

Il y  dit également avoir renoncé à écrire de la poésie. J'ai cependant retenu de son anthologie quelques poèmes, cités dans un ordre chronologique, qui affirment le contraire.Vous en jugerez par vous-mêmes.
        

          demain
          je me parlerais
          d'une enfance bâtie
          sur pilotis de paille
          quand on jouait à réveiller
          les morts avec nos doigts,
          des odeurs de fruits rances
          sur les lèvres, le verbe
          branché sur le vent
          des oublis.

          in Vision claire d'un semblant d'absence au monde, Un jour plus d'autres, Éditions Apogée,      2003, p.34

L'emploi du conditionnel dans: demain je me parlerais, laisse entendre que le fait de témoigner est encore à venir et exigera une plus grande audace.

          la nuit
          sème du grésil
          & des éclisses de lune
          ou du ciel sous la nuque
          du promeneur endormi sur un banc

          puis, du noir dans les yeux,
          ne tenant plus son cœur en place,
          elle lui plante
          le couteau rouge & or
          du soleil dans le ventre.

          in Vision claire d'un semblant d'absence au monde,p.39

Le sort en est jeté, le promeneur éventré se fait le chantre des désespérés.

          le dos tourné à la Manche
          & les talons rivés sur le bord
          d'une falaise de granit rose

          notre frère, l'écorché tiède,
          se prépare à son tour

          victime de l'épidémie
          qui ravage le village

          c'est ce soir
          qu'il s'invente

          un destin à la 22 long rifle.

          in Vision claire d'un semblant d'absence au monde p.44


         ici
         quand
         un homme
         se mouche
         dans un verre de bière
         on entend rouler
         des paquets de mer
         sous sa langue
         il évite le regard
         de celui qui sait
         tout sur sa croix
         derrière le zinc.

         ibid Fenêtres de sable, p.73

         la vie
         est devenue
         froide comme un chien
         de fossoyeur qui joue
         avec des os sous terre
         les yeux ouvrent le lac noir
         que cachent des paupières scellées
         du dehors au-dedans des rêves
         plus personne n'ose
         imaginer la danse mauve
         du vent sur les tavelures
         d'une peau de morte.

         ibid Autres petits morts, p.88

Toujours des morts violentes, partout les mêmes blessures, les mêmes douleurs et s'il s'agissait d'une délivrance comme le laisse entendre la phrase de Jean Tardieu, mise en exergue à Il flâne: "Se disperser et se perdre n'est pas forcément une chose tragique mais peut-être une délivrance?"

            Georges. Son visage est dans les mémoires. Sourire
          d'algues, barbe grise. Rides tailladées au burin, casquette
          collée sur le front, pipe au bec parfois...Avec ce trop-plein
          de gentillesse au coin des lèvres et le cœur qui débordait
          sans cesse. Il s'est pendu mardi soir. Sa femme a dit qu'elle
          l'a trouvé vers vingt heures. Il était au-dessus de la porte
          du garage. Ses jambes flottaient dans le vide. Elle a
          d'abord coupé la corde avant de téléphoner aux pompiers
          et de s'asseoir dans l'herbe.

          ibid Il flâne, p.125

           Au milieu des lilas, des roses, du sapin qui meurt et des
         mouettes qui suivent la herse du voisin,
           on le voit qui sort de l'ombre. Il avance en titubant. De
         de temps à autre sort une fiole de sa poche, la porte à sa
         bouche,
           à l'écart, sans recul,
           pratiquement au bout de la terre,
           revenant du cimetière, marchant en costume noir sur la
         route, avec le halètement des vagues dans la tête.

         ibid p.127


Le long poème qui suit, intitulé Des étoiles dans le cœur, du nom d'un recueil paru en 1997, déborde de tendresse filiale à l'évocation de la mort de son père.

         Il est tombé
         le septième jour
         du mois de septembre

         je préfère dire
         dans les fleurs – parce que
         les pommes ça sera
         pour plus tard –

         personne
         ne s'est douté
         de rien, et même pas lui,
         j'en suis sûr,

         il est tombé, comme ça,
         comme un oiseau qui perd
         l'équilibre à cause des ailes
         qui n'en peuvent plus de battre
         l'air pour se maintenir
         entre ciel et terre.

         Son cœur a lâché la joie
         pour l'ombre obscure d'un midi
         qui s'est teinté de noir

         Il a simplement eu le temps
         de regarder le soleil, la ligne bleue,
         un héron cendré près de la berge,
         l'herbe haute, sans doute,
         entre le talus et la rivière...

         Il est tombé
         comme une mésange,
         un bouvreuil, une hirondelle
         mais c'était un homme avant tout,
         un père, un mari, un frère
         à bout de souffle en fin d'été.

         Une voix lointaine,
         une vie fragile à l'autre
         bout du fil
         est venue nous prévenir,

         elle n'a pas trouvé
         de mots plus justes, plus doux
         que cette comparaison avec l'oiseau
         qui oublie de voler
         pour atténuer notre douleur.

         ibid Des étoiles dans le cœur, p.p.135/136

De la mort de sa mère, dans Linges rendus à la lumière fertile, il écrit ces vers d'une infinie délicatesse:

         (...)

         ne dis rien
         des nuages délavés,

         rien du cours
         passé de la douleur,

         rien
         de l'utopie
         que l'on ouvre
         au couteau

         pour en extraire
         les iris mauves

         d'un fantôme qui claudique
         dans les couloir du vent

         (...)

         plus loin,
         vers l'Orient,
         les cendres d'une mère
         flottent sur la rivière.

        
         il reste
         aux linges

         taillés dans d'infimes
         poussières

         et mis à sécher
         sur le fil de l'intuition

         à devenir feuilles mortes.

         ibid Linges rendus à la lumière fertile, p.142/146/147

 Jacques Josse a l'art de faire re-vivre dans une fraternité pudique tous ceux dont on ne parle que rarement et qui croisent aussi bien nos routes.

Vous découvrirez en annexe sur internet les multiples aspects de l'écriture de l'auteur, qui a à son actif une bonne trentaine de livres.

Bibliographie:
  • Hameau mort, encres de Tanguy Dohollau, Éditions Jacques Bremond 2014
  • Vision claire d'un semblant d'absence du monde, Éditions Apogée 2003
  • Journal d'absence, Éditions Apogée 2010
  • Les Lisières, Éditions Apogée 2008            
sur internet:


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