De retour dans la lenteur de l'aube, sur une
route qui file le long du littoral, érafler l'herbe
rase, le sable, localiser deux blockhaus, n'en rien
dire mais retourner, sans cesse, les poches de nos
pensées perdues au creux des vagues, voire même
en-dessous, là où veille à coup sûr un souffleur,
un jeteur de mots tapi dans la position du péri
définitif, capable de nous inviter à l'oublier un
instant, de façon à ne pas rater l'éclat, la lumière,
le sourire de la femme allemande qui se balade
sur les bas-côtés.
in Hameau mort, avec des encres de Tanguy Dohollau, éditions Jacques Bremond, 2014, p.31
Jacques Josse s'est vu attribué, pour Hameau mort ,le Prix Louis Guillaume du poème en prose 2016.
C'est à Françoise Ascal, que je dois sa découverte. Elle me recommande son recueil, Les Lisières, paru en 2008, chez Apogée. L'un et l'autre ont en commun le même éditeur et de fortes attaches paysannes, qui font écrire à Françoise, en quatrième de couverture de son Des voix dans l'obscur : "frontière poreuse, entre soi et le paysage originel, entre la chair et les mots, entre les vivants et les morts...".
Jacques Josse, comme elle, est de ceux qui portent fiévreusement en eux leurs racines.
Dans Hameau mort, l'auteur dépeint un monde resté en marge, celui des exclus, ceux de son hameau natal mais aussi de la Bretagne profonde. On y vivote, on y meurt de cirrhose ou bien pendu dans sa grange. Les femmes choisissent souvent le puits. Le poète entreprend de redonner vie à tous ces personnages, issus de la mémoire collective.
Tanguy Dohollau, qui illustre ce livre, vit également dans les Côtes d'Armor. Il est le fils du poète Heather Dohollau, décédée en 2013, à Saint Brieuc.
Le ton en est bref, cinglant, inéluctable, tels ces deux poèmes du premier chapitre, Absente.
Elle n'a pas souffert, dit-il.
La lune s'est simplement posée sur son visage.
Tout est alors devenu blanc.
Ce fut une histoire de chambre, de blouse,
de piqûre...
L'infirmière l'a aidée à passer
pendant que vos phares balayaient la route,
les arbres, les talus
pour parcourir les trente kilomètres
qui séparent la maison de l'hôpital.
ibid.p.9
Son visage ne se découpera plus sur l'eau noire
de l'Élez.
Ce soir, entre ténèbres et bas-fonds, seul un chien
ivre à le cœur à boire du purin d'orties à petites
gorgées.
Elle, ensevelie dans sa tombe,
se souvient à peine de la couleur du marais et de
de la tourbe.
Allongée, morte,
paisible sous la terre,
occupée à coudre une à une les larmes de la
rivière,
elle confectionne une écharpe de deuil
pour serrer le cou du chien.
ibid.p.11
Louis Guillaume attendait du poème en prose : condensation, rapidité des images, et sobriété. Ce recueil réunissait donc toutes les qualités requises pour obtenir ce prix.
Jacques Bremond, l'éditeur, note pour sa part à la fin de Hameau :
"Ces bribes des temps disparus, des moments défunts, des morceaux de vies brisées englouties dans les creux des mémoires et des flots sur les landes mortes ont été enserrées sous une couverture de pur coton coloré, du Moulin de Brousses, dans la Montagne Noire audoise, réalisée à la main."
Les laissés pour compte de la vie trouvent là un accueillant linceul.
Jacques Josse, né en 1953, grandit à Liscorno, un hameau des Côtes du Nord – ainsi qu'on les nommait à l'époque. Ses personnages lui sont inspirés par des gens qu'il a connus ou croisés dans les cafés-bars. Dans chaque village breton, il y a au moins trois cafés-bars, sur la place entre la mairie et l'église.
Il travaille par la suite au tri postal, à Rennes, dans des conditions pénibles et tout en écrivant. Il commence à publier en 1979.
Peu de voix s'élèvent actuellement en poésie pour parler des laissés-pour-compte avec un ton si cru et si fraternel à la fois. Il pourrait tout aussi bien s'agir des habitants des cités ravagées des grandes banlieues.
En 2010, dans Journal d'absence, dédié à sa sœur défunte, il évoque ainsi ce travail de mémoire:
Désirant prolonger un périple entamé depuis
longtemps déjà, initié dès les premiers cahots
d'une enfance larvée, minée, caressée par les
mains tièdes du vent d'Ouest et par celles,
plus froides, de dieu, de l'alcool et des morts,
il rassemble des bribes, recolle les morceaux
d'une histoire tragique, essaie de trouver assez
de clarté en lui pour glisser une ombre entre les
draps de sa mémoire.
L'ombre recherchée n'a pas la teneur grise
de la sienne. Elle s'avère plus souple, plus
légère et surtout moins en prise avec la terre
boueuse qui recouvrait, dès novembre, une cour
de ferme où lui et sa sœur aimaient à s'attarder
les soirs de pluie. Cette ombre-là gambadait
près de lui. Elle avait les joues colorées et le
rire facile. Elle n'a désormais plus d'existence.
Elle est morte sans jamais dévoiler sa douleur.
Elle a tenu à partir en fumée en se mêlant
au vent jusqu'à devenir invisible et furtive.
C'est ainsi qu'elle s'est diluée dans la bruine
d'une fin d'après-midi, en mars 2004, dans
les environs de Saint-Brieuc, avant de se
perdre, pour de bon, dans le tumulte lumineux
d'un ciel du bord de mer.
in Journal d'absence, Éditions Apogée, 2010, p.p.9/10
Dans Hameau mort, une phrase de Thierry Metz, placé en exergue confirme la démarche:" Il va me falloir revenir d'où je viens."
L'homme au pilon offre ses restes d'arthrose
au soleil. Il fume debout près d'une faucheuse
rouillée. Devant lui, il y a la maison éventrée où
Eugène M., l'ancien-terre-neuvas, s'est pendu.
Depuis peu, poutres pourries et ardoises cassées
s'emmêlent et s'émiettent sous les ronces.
Entre deux taffes, il revoit l'encordé, poussant
une brouette sur laquelle était posé un fût rempli
de langues et de joues de morues conservées dans
du gros sel. Il rentrait tard par les fossés. Finissait
sa tournée en gueulant aux fenêtres que c'était sa
part de pêche, son quota de fatigue et de travail
pour rien qu'il se devait de distribuer aux gens
du hameau.
in Hameau mort, éditions Jacques Bremond. 2014, p.53
La fatalité mène en tout lieu la danse, la religion n'offre aucune échappatoire, seule la boisson apporte l'oubli. Quelques écrivains et poètes l'ont payé de leur vie, à l'heure où la solitude prend l'eau... J'ajouterai volontiers Armand Robin à ceux évoqués plus bas. La révolte est palpable.
L'envie d'aller servir un cognac à ses morts
et de filer au cimetière en creusant l'obscurité à
l'aide d'une lampe lui a traversé le crâne en une
seconde.
Autour de lui, le bois craquait, la nuit était
froide, la solitude battait des ailes. Seule une
ombre froissée sous terre semblait en mesure de
retaper le regard de cet homme qui, boitant,
descendait, fiole en poche, la route du bourg.
ibid p.19
Pris entre les remous et retenues, d'autres
dormants, ses préférés, fissurent des parois de
glaise et sortent dans la grisaille.
Ils les repère, leur emboîte le pas. Ils
zigzaguent sous les lampadaires. Ou près des
oyats, au ras des dunes. Ils font de grands gestes.
Sinuent des ruelles au port. Se nomment Corbière,
Elléouët, Lequier...
Ils portent des nuages, des bouteilles, des
livres – toute une misère – aux ordures.
ibid 27
Vision claire d'un semblant d'absence au monde, paru en 2003 chez Apogée, réunit les poèmes écrits
entre 1985 et 2001.
Lionel Bourg en rédige la préface : c'est de vivre dont il s'agit d'emblée, ou de survivre, de se bâtir un corps avec ce qui toujours échappe, et tombe, s'anéantit en un instant, ou, pareil à la nuit qui partout s'abîme, recouvre l'étendue d'un pays où la chienne fait bon ménage avec des voyageurs égarés.
L'écriture sert souvent à exorciser et survivre, mais dans un long entretien, accordé à Mathieu Brosseau, sur Le Sofa, dont vous trouverez le lien en annexe, Jacques Josse tient un discours plus dynamique :
Ce n'est pas la mort elle-même qui circule ainsi dans mes textes mais plutôt ceux qui ont
franchi la frontière et se trouvent de l'autre coté. J'essaie parfois à ma façon de leur faire changer de berge. Finalement cette rôdeuse aurait plutôt tendance à décupler mon envie de vivre.
Il y dit également avoir renoncé à écrire de la poésie. J'ai cependant retenu de son anthologie quelques poèmes, cités dans un ordre chronologique, qui affirment le contraire.Vous en jugerez par vous-mêmes.
Il y dit également avoir renoncé à écrire de la poésie. J'ai cependant retenu de son anthologie quelques poèmes, cités dans un ordre chronologique, qui affirment le contraire.Vous en jugerez par vous-mêmes.
demain
je me parlerais
d'une enfance bâtie
sur pilotis de paille
quand on jouait à réveiller
les morts avec nos doigts,
des odeurs de fruits rances
sur les lèvres, le verbe
branché sur le vent
des oublis.
in Vision claire d'un semblant d'absence au monde, Un jour plus d'autres, Éditions Apogée, 2003, p.34
L'emploi du conditionnel dans: demain je me parlerais, laisse entendre que le fait de témoigner est encore à venir et exigera une plus grande audace.
la nuit
sème du grésil
& des éclisses de lune
ou du ciel sous la nuque
du promeneur endormi sur un banc
puis, du noir dans les yeux,
ne tenant plus son cœur en place,
elle lui plante
le couteau rouge & or
du soleil dans le ventre.
in Vision claire d'un semblant d'absence au monde,p.39
Le sort en est jeté, le promeneur éventré se fait le chantre des désespérés.
le dos tourné à la Manche
& les talons rivés sur le bord
d'une falaise de granit rose
notre frère, l'écorché tiède,
se prépare à son tour
victime de l'épidémie
qui ravage le village
c'est ce soir
qu'il s'invente
un destin à la 22 long rifle.
in Vision claire d'un semblant d'absence au monde p.44
ici
quand
un homme
se mouche
dans un verre de bière
on entend rouler
des paquets de mer
sous sa langue
il évite le regard
de celui qui sait
tout sur sa croix
derrière le zinc.
ibid Fenêtres de sable, p.73
la vie
est devenue
froide comme un chien
de fossoyeur qui joue
avec des os sous terre
les yeux ouvrent le lac noir
que cachent des paupières scellées
du dehors au-dedans des rêves
plus personne n'ose
imaginer la danse mauve
du vent sur les tavelures
d'une peau de morte.
ibid Autres petits morts, p.88
Toujours des morts violentes, partout les mêmes blessures, les mêmes douleurs et s'il s'agissait d'une délivrance comme le laisse entendre la phrase de Jean Tardieu, mise en exergue à Il flâne: "Se disperser et se perdre n'est pas forcément une chose tragique mais peut-être une délivrance?"
Georges. Son visage est dans les mémoires. Sourire
d'algues, barbe grise. Rides tailladées au burin, casquette
collée sur le front, pipe au bec parfois...Avec ce trop-plein
de gentillesse au coin des lèvres et le cœur qui débordait
sans cesse. Il s'est pendu mardi soir. Sa femme a dit qu'elle
l'a trouvé vers vingt heures. Il était au-dessus de la porte
du garage. Ses jambes flottaient dans le vide. Elle a
d'abord coupé la corde avant de téléphoner aux pompiers
et de s'asseoir dans l'herbe.
ibid Il flâne, p.125
Au milieu des lilas, des roses, du sapin qui meurt et des
mouettes qui suivent la herse du voisin,
on le voit qui sort de l'ombre. Il avance en titubant. De
de temps à autre sort une fiole de sa poche, la porte à sa
bouche,
à l'écart, sans recul,
pratiquement au bout de la terre,
revenant du cimetière, marchant en costume noir sur la
route, avec le halètement des vagues dans la tête.
ibid p.127
Le long poème qui suit, intitulé Des étoiles dans le cœur, du nom d'un recueil paru en 1997, déborde de tendresse filiale à l'évocation de la mort de son père.
Il est tombé
le septième jour
du mois de septembre
je préfère dire
dans les fleurs – parce que
les pommes ça sera
pour plus tard –
personne
ne s'est douté
de rien, et même pas lui,
j'en suis sûr,
il est tombé, comme ça,
comme un oiseau qui perd
l'équilibre à cause des ailes
qui n'en peuvent plus de battre
l'air pour se maintenir
entre ciel et terre.
Son cœur a lâché la joie
pour l'ombre obscure d'un midi
qui s'est teinté de noir
Il a simplement eu le temps
de regarder le soleil, la ligne bleue,
un héron cendré près de la berge,
l'herbe haute, sans doute,
entre le talus et la rivière...
Il est tombé
comme une mésange,
un bouvreuil, une hirondelle
mais c'était un homme avant tout,
un père, un mari, un frère
à bout de souffle en fin d'été.
Une voix lointaine,
une vie fragile à l'autre
bout du fil
est venue nous prévenir,
elle n'a pas trouvé
de mots plus justes, plus doux
que cette comparaison avec l'oiseau
qui oublie de voler
pour atténuer notre douleur.
ibid Des étoiles dans le cœur, p.p.135/136
De la mort de sa mère, dans Linges rendus à la lumière fertile, il écrit ces vers d'une infinie délicatesse:
(...)
ne dis rien
des nuages délavés,
rien du cours
passé de la douleur,
rien
de l'utopie
que l'on ouvre
au couteau
pour en extraire
les iris mauves
d'un fantôme qui claudique
dans les couloir du vent
(...)
plus loin,
vers l'Orient,
les cendres d'une mère
flottent sur la rivière.
il reste
aux linges
taillés dans d'infimes
poussières
et mis à sécher
sur le fil de l'intuition
à devenir feuilles mortes.
ibid Linges rendus à la lumière fertile, p.142/146/147
Jacques Josse a l'art de faire re-vivre dans une fraternité pudique tous ceux dont on ne parle que rarement et qui croisent aussi bien nos routes.
Vous découvrirez en annexe sur internet les multiples aspects de l'écriture de l'auteur, qui a à son actif une bonne trentaine de livres.
Bibliographie:
- Hameau mort, encres de Tanguy Dohollau, Éditions Jacques Bremond 2014
- Vision claire d'un semblant d'absence du monde, Éditions Apogée 2003
- Journal d'absence, Éditions Apogée 2010
- Les Lisières, Éditions Apogée 2008
- http://www.lesofa.org/entretienjjosse3.html
- http://www.lieux-dits.eu/Tourne%20la%20page/jacques_josse.htm
- http://remue.net/spip.php?article6545
- https://blogs.mediapart.fr/jean-claude-leroy/blog/290814/un-anti-goncourt-avant-la-rentree-le-prix-loin-du-marketing-jacques-josse
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