Dormeuse
Le chat de la maison n'a jamais vu la mer.
L'horloge cesse sans raison
de marquer l'heure
comme si elle était noyée.
Malaise
des choses familières.
Je tiens à bout de bras
d'inusables demandes.
La femme que j'invente en moi
souffre peut-être entre mon corps et la galaxie.
in Rituel d'emportement, Opportunité des oiseaux, Poèmes.1969-2001,
Obsidiane & le Temps qu'il fait, 2002, p.131
Marie-Claire Bancquart nous a quittés le 19 février 2019. Je vous propose de lire ou de relire quelques-uns de ses textes, à l'occasion du premier anniversaire de sa mort.
Il fut un temps où cette grande dame accueillait, en toute simplicité, visiteurs et poètes dans la toute première Maison de la Poésie, créée en 1983, sur les terrasses du précédent forum des Halles.
Jacques Chirac, alors maire de Paris, était à l'origine de sa création, sur une idée de l'éditeur et poète Pierre Seghers et du poète, Pierre Emmanuel. Ce lieu demeura ouvert au public jusqu'en 1995.
Paroles de morts
Sous l'occupation de la vie, nous avions nos heures heureuses. Nous disions groseille à
maquereau, pour que notre bouche s'emplisse d'acide, et nous disions profond amour pour y
croire, le temps de dire. Il y avait des cueilleurs de jujubes, des successeurs de Couperin, des
passionnés de timbres, des téléviseurs encastrés. On ne frappait pas toujours au grand portail,
qui ne s'ouvre pas.
N'importe : libérés, on est mieux. On roule sans essence, on s'arrache les plaquettes de
poèmes, on se tait comme des graines. Ces fêtes nous sont prêtées par nos successeurs. À leur
tour sous l'occupation de la vie, c'est avec douceur qu'ils nous offrent (du fond de leur doute)
leurs impossibles.
in Rituel d'emportement, Opportunité des oiseaux, Poèmes. 1969-2001,
Obsidiane &Le temps qu'il fait p.135
Une bonne dose de gourmandise et d'humour, tempérée parfois d'une once de gravité, accompagne cette écriture.
Le lecteur, qui pourrait se sentir parfois dérouté, a tout à gagner à persévérer.
Hors
Infinitive et douce
parole de forêt
vendange des sucs dans la terre.
Entre résine et sang
le soleil attendri des feuilles
filtre un long rêve sur ces verbes
dont on chuchote
sans passé ni futur
un acte sans défaut :
boire
vivre
joindre son corps aux aiguilles de pin.
Couché à moitié hors de soi
on est une seconde d'arbre heureux.
in Rituel d'emportement, Opéra des limites, Poèmes. 1969-2001
Obsidiane & Le temps qu'il fait, p.151
Question
Je te donne
les rayures du chat
le soleil en éclats sur la montagne maigre
tout ce que j'ai autour de nous
qui ne m'appartient pas
sinon par un écho de la terre commune.
Un jour j'aurai à dire :
en ce monde
je ne verrai plus ton visage.
Parole d'impasse
fondamentale insoumission
de la nature à l'homme.
Je voudrais bouturer mon œil
fragmenter
enfoncer un peu dans l'humus
récolter vingt regards
t'habiter
d'une voyance interminable
in Rituel d'emportement, Opéra des limites, Obsidiane & Le temps qu'il fait, 2002, p.161
Pour clore cette brève présentation, je citerai ce vibrant témoignage de l'auteur, qui donne sens à toute une vie d'écrivain :
J'écris seulement pour parler de la vie, de l'amour, de la mort, de la révolte. Ce n'est pas tout.
Ce n'est pas tout. Ce n'est pas rien non plus. Heurter l'impossible; mettre de l'énergie en mots; en
donner peut-être à quelques hommes, même dans le dénuement.
On reste en poésie, après s'être rendu compte qu'elle ne transgresse jamais toutes les limites,
qu'elle ne change pas toute la vie. On a une nouvelle fois souffert du très relatif, du très éphémère
qui est dans notre corps. Mais, en faveur du très précieux qui s'y trouve aussi, on a pris la
résolution d'aller toujours.
On a vieilli.
On écrit pour cerner. Pour réclamer, pour célébrer. Pour déranger.
ibid Qui voyage le soir, Inédits 2001, p.324
Bibliographie
- Rituel d'emportement. Poèmes. 1969-2001, Obsidiane & Le Temps qu'il fait, 2002
sur internet:
- https://poezibao.typepad.com/poezibao/
- https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/03/12/elegance-secret-bancquart/
- http://lintula94.blogspot.com/2015/06/un-poeme-par-jour-marie-claire-bancquart.html
- https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/03/marie-claire-bancquart-vers-une-incertitude-sereine.html
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