Port des Barques

Port des Barques

vendredi 12 avril 2019

Philippe Jaccottet une très petite porte par laquelle il faut passer



            Dans la lumière de la fin de l'hiver, qui est de
         la poussière rose – et dans le silence, qui semble
         étrange, d'un après-midi, comme s'il allait arriver
         on ne sait quoi – : le vol proche des mésanges, leurs
         couleurs : jaune pâle, gris, bleu pâle et noir, leurs
         couleurs du nord, de messagères affairées du nord.
         Oiseaux de Norvège.

         in La Semaison, carnets 1954-1979, Gallimard, 1989, p.p.239/240

Je retranscris ce poème tandis qu'un pigeon, posé sur l'appui de la fenêtre, se tord le cou pour mieux voir à l'intérieur avant de se remettre à roucouler.
Ici et maintenant, dehors et en nous, nous invitant à dépasser nos limites, le printemps s'impose un peu plus chaque jour.
Pour ma part, je relis La Semaison de Philippe Jaccottet.

Notre poète, âgé de 47 ans en avril 1972, traverse un profond désert intérieur, mal-être qu'il tente de surmonter pour laisser seulement la place au fruit du cœur qui mûrit.

"Le baume inutile des arbres. ( Il m'arrive de le haïr, et tout le baume poétique, par moments.
Celui-ci, en tout cas, insupportable à moins d'une qualité très haute, extrêmement rare. C'est se condamner soi-même; peut-être aussi faire un pas en avant, ou le permettre, y aider?)"

Philippe Jaccottet se confiait déjà ainsi, en mai 1966 :

         J'ai longtemps éloigné les plaies
         Avec des passages d'oiseaux
         J'étais entouré d'air et de plumes
         À présent ma peau est encore intacte
         Mais en moi elles sont entrées
         Elles saignent parfois, surtout la nuit
         Je vois encore les oiseaux
         Mais je saigne tandis qu'ils volent
         Quand je les entends seulement
         Sans les voir, au cœur du jour
         Je me sens un peu épargné.

         ibid p.104

Le pouvoir salvateur de la poésie est une évidence bien sûr pour moi, qui m'en abreuve quotidiennement et depuis de nombreuses années.

Aujourd'hui, un passage à propos de la Beauté, daté de mars 1962, me tombe sous les yeux et j'ai d'autant plus de plaisir à le partager avec vous qu'il rejoint le thème choisi pour célébrer officiellement notre année poétique 2019.

              Beauté: perdue comme une graine, livrée aux vents, aux orages, ne faisant nul bruit, souvent
         perdue, toujours détruite; mais elle persiste à fleurir, au hasard, ici, là, nourrie par l'ombre, par
         la terre funèbre, accueillie par la profondeur. Légère, frêle, presque invisible, apparemment sans
         force, exposée, abandonnée, livrée, obéissante  – elle se lie à la chose lourde, immobile; et une
         fleur s'ouvre au versant des montagnes. Cela est. Cela persiste contre le bruit, la sottise, tenace
         parmi  le sang et la malédiction, dans la vie impossible à assumer, à vivre; ainsi, l'esprit circule
         en dépit de tout, et nécessairement dérisoire, non payé, non probant.
         Ainsi, ainsi faut-il poursuivre, disséminer, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne
         jamais cesser jusqu'à la fin – contre, toujours contre soi et le monde, avant d'en arriver à
         dépasser l'opposition, justement à travers les mots – qui passent la limite, le mur, qui traversent,
         franchissent, ouvrent, et finalement parfois triomphent en parfum, en couleur – un instant,
         seulement un instant.
         À cela du moins je me raccroche, disant ce presque rien, ou disant seulement que je vais le dire,
         ce qui est encore un mouvement positif, meilleur que l'immobilité ou le mouvement de recul, de
         refus, de reniement. Le feu, le coq, l'aube : saint Pierre.
         De cela je me souviens. À la fin de la nuit, quand le feu brûle encore dans la chambre, et dehors
         se lève le jour et le coq chante, comme le chant même du feu s'arrachant à la nuit. "Et il pleura
         amèrement." Feu et larmes, aube et larmes.
              Cent fois je l'aurai dit : ce qui me reste est presque rien; mais c'est comme une très petite
         porte par laquelle il faut passer, au-delà de laquelle rien ne prouve que l'espace ne soit pas aussi
         grand qu'on l'a rêvé. Il s'agit seulement de passer par la porte, et qu'elle ne se referme pas
         définitivement.

         ibid p.p.56/57/58

À l'invite du poète, en ce jour bleu, ne manquons pas de célébrer la beauté sous toutes ses formes, en commençant par les plus humbles et les plus inattendues.

Bibliographie:
  • La Semaison,  Philippe Jaccottet, carnets 1954-1979, Gallimard, 1989
sur internet:
  • un article de Jean Gédéon sur la Pierre et le sel :
     https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/08/philippe-jaccottet-de-la-po%C3%A9sie.html
  • un article de Roselyne Fritel sur Le Temps bleu, intitulé Du sentier de montagne à l'intimité de l'âme
          http://lintula94.blogspot.com/2016/10/philippe-jaccottet-du-sentier-de.html
        

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