VIII
La moindre chose, une alarme
qui sonne en vain dans le lointain,
un vent qui traîne sa patte morte
sur les trottoirs,
cette ombre qui s'efforce de vous suivre
quand vous courez dans le matin,
ces petits riens amers et tendres
qui font un trou dans la conscience
où le temps passe.
Ah oui, le temps qui frôle et qui émeut
comme l'oiseau l'arrière-pays des feuilles,
inhumain, sans lumière,
et comme l'oiseau ferme ses ailes
sur la branche d'un regret.
Un chagrin. Un amour impatient.
Et la rumeur d'un poème.
À chaque minute un monde naît
qui fait pitié
et le temps bouge, petite chose
au fond de l'âme.
in Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, Parions encore sur la beauté,
Poésie/ Gallimard, 2017, p.70
Jean-Pierre Siméon, poète, romancier, dramaturge, enseignant, est né en 1950, à Paris. Bien connu des poètes pour avoir été le défenseur, l'organisateur et le directeur artistique du Printemps des Poètes de 2001 à 2017, il écrivait dans Poésies de langue française, paru chez Seghers en 2008 :
Il n'y a bien sûr pas de hiérarchie de valeur entre les arts. Toute beauté nous rajeunit. Mais je
crois que l'acte poétique premier, radical et invisible, qui consiste dans l'effort du corps et de
l'esprit ensemble à se rendre poreux à l'extrême au principe de vie (énergie qui force son entrée
dans le vide) qui se trouve dans l'en-deçà lointain de tout ce qui apparaît et advient, est la
condition de tout geste artistique. En cela tout artiste est d'abord poète. La poésie n'est ni
meilleure, ni plus grande, etc... il y a seulement que l'acte dont elle procède est à l'amont de
toute réalisation artistique. Le poème n'a aucun privilège ; comme une danse, un chant, ou un
tableau, il est une des formulations possibles, un des avatars sensibles de l'acte poétique
premier.
Sa poésie révèle un être doté d'une profonde attention à l'autre :
Éloge de la vieillesse
J'aime les très vieux
assis à la fenêtre
qui regardent en souriant
le ciel perclus de nuages
et la lumière qui boîte dans les rues de l'hiver
j'aime leur visage
aux mille rides
qui sont la mémoire de mille vies
qui font une vie d'homme
j'aime la main très vieille
qui caresse en tremblant
le front de l'enfant
comme l'arbre penché
effleure de ses branches
la clarté d'une rivière
j'aime chez les vieux
leur geste fragile et lent
qui tient chaque instant de la vie
comme une tasse de porcelaine
comme nous devrions faire nous aussi
à chaque instant
avec la vie
in Poésies de langue françaises, Seghers 2008, p.269
Ailleurs, il poursuit sur ce ton :
Appartenir ce n'est rien
Être poudre sur la main
et se savoir aimé
comme un soir d'été
dans la nostalgie d'un homme
accoudé à sa dernière heure
Ou bien ce chant
qui ne tient pas aux lèvres
Ou bien pour la pensée :
l'espace
et qu'elle fuie comme l'herbe
Ou bien appartenir
comme un passant dans la maison
laissant de lui la mémoire
dans ce couteau sur la table
Ou bien aimer
et tenir la main du vent
in Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, Poésie/Gallimard, 2017, p.108
Ainsi se décide l'impossible
comme une caresse
Entre le monde et l'amour
le lien est d'eau qui tremble
Tes mains sont un fruit
autant que la rondeur de l'été
Et la révolution et les désastres
sont l'œuvre d'un regard
ou d'un baiser demeuré vide
Tout désir est une enfance revécue
au bord d'un ruisseau
Toute vaillance dans le pas
est nouée au sommeil le plus chaud
Ainsi l'avenir
cet ordinaire du pauvre
est la trace indécise
d'une main sur la peau
ibid p.105
Son lecteur, touché au propre comme au figuré, interpellé au plus profond, se sent appelé à davantage de sincérité et d'exigence personnelle : "Voyez le poète assis sur l'autre rive, et sachez qu'il est toujours sur l'autre rive guettant la fleur qui pousse en nos cœurs gelés, mille jours, mille soleils !"
Mais c'est à peine si j'ose
poser le pied devant ma porte au matin.
Je vais m'épuiser dans la distance
avant d'atteindre un abîme ou un ami,
là où il serait bon enfin
d'avoir des yeux
et le courage de sortir de sa peau.
C'est à peine
si j'ose pousser la porte dans la lumière bleue,
dire le poème qui tremble
puisque ce qui ne m'appartient pas m'attend
et me demande sans retour
d'être un visage pour sa souffrance.
Aller, qui oserait ?
quand il s'agit d'habiter les foules
sans rien troubler de leur négoce avec la douleur
et qu'on ne peut offrir
dans la tiédeur des paumes
que l'eau gelée du chant.
ibid Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, Mais l'homme au cœur des choses ...p.36
Quelle force intérieure, quelle connaissance approfondie de l'humain et quel altruisme se trouvent réunis en ces quelques lignes!
Jean-Pierre Siméon demeure ce crieur de rue, qui nous convie à oser l'impossible :
Mais sous le ciel humide de la Noël quatre-vingt-seize,
le monde tourne.
L'impuissance exaspérée des foules
cherche des dieux ensoleillés
quand c'est l'heure déjà que tombe
aux fronts assujettis
la couronne de la nuit.
Entendez-vous comme le ciel pèse dans la conscience
quand l'enfant,
celui que nous avons fait naître par gourmandise,
ouvre la fenêtre sur l'étrange tranquillité des ombres
dans la rue ?
Le royaume est nu et qui sont les vainqueurs
à contre-jour,
les forçats ou les princes ?
Race de vivants, ô pillards des clartés disparues,
il est grand temps
d'habiter la nuit entière
pour d'inséparables baisers.
ibid Lettre à la femme aimée au sujet de la mort,Mais l'homme au cœur des choses, 2017 p.33
Son essai, La poésie sauvera le monde, paru en 2015, affichait déjà cette foi sans retour en l'amour. N'hésitons pas à nous en imprégner :
Seul celui qui aime
voit clair dans le siècle
où la pauvreté est robuste
où le danger colle aux dents des peuples
comme une eau sèche
seul celui qui aime
existe devant les lèvres brûlées
et la rage qui grandit entre l'os et la peau
comme une graisse
seul il tient
dans les gémonies
parmi la foule des gémissants
sous l'œil de l'Histoire
son verdict de nuées et de flammes
seul à ne pas s'absoudre
dans le gémissement obscène
des fauteuils
seul celui qui aime
et qui porte
quoi qu'il en soit du sang tombé
un hymne dans sa voix
ibid Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, Vers la dormeuse aux yeux clairs, 2017,
p.143
Bibliographie:
- Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes. Poésie /Gallimard 2017
- Poésies de langue française, Seghers, 2008
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