Port des Barques

Port des Barques

vendredi 30 mars 2018

Jean-Pierre Siméon, aimer et tenir la main du vent




                             VIII

         La moindre chose, une alarme
         qui sonne en vain dans le lointain,
         un vent qui traîne sa patte morte
         sur les trottoirs,
         cette ombre qui s'efforce de vous suivre
         quand vous courez dans le matin,
         ces petits riens amers et tendres
         qui font un trou dans la conscience
         où le temps passe.
         Ah oui, le temps qui frôle et qui émeut
         comme l'oiseau l'arrière-pays des feuilles,
         inhumain, sans lumière,
         et comme l'oiseau ferme ses ailes
         sur la branche d'un regret.
         Un chagrin. Un amour impatient.
         Et la rumeur d'un poème.
         À chaque minute un monde naît
         qui fait pitié
         et le temps bouge, petite chose
         au fond de l'âme.

         in Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, Parions encore sur la beauté,
         Poésie/ Gallimard, 2017, p.70

Jean-Pierre Siméon, poète, romancier, dramaturge, enseignant, est né en 1950, à Paris. Bien connu des poètes pour avoir été le défenseur, l'organisateur et le directeur artistique du Printemps des Poètes de 2001 à 2017, il écrivait dans Poésies de langue française, paru chez Seghers en 2008 :
        
             Il n'y a bien sûr pas de hiérarchie de valeur entre les arts. Toute beauté nous rajeunit. Mais je
          crois que l'acte poétique premier, radical et invisible, qui consiste dans l'effort du corps et de
          l'esprit ensemble à se rendre poreux à l'extrême au principe de vie (énergie qui force son entrée
          dans le vide) qui se trouve dans l'en-deçà lointain de tout ce qui apparaît et advient, est la
          condition de tout geste artistique. En cela tout artiste est d'abord poète. La poésie n'est ni
          meilleure, ni plus grande, etc... il y a seulement que l'acte dont elle procède est à l'amont de
          toute réalisation artistique. Le poème n'a aucun privilège ; comme une danse, un chant, ou un
          tableau, il est une des formulations possibles, un des avatars sensibles de l'acte poétique
          premier.

Sa poésie révèle un être doté d'une profonde attention à l'autre :

         Éloge de la vieillesse

         J'aime les très vieux
         assis à la fenêtre
         qui regardent en souriant
         le ciel perclus de nuages
         et la lumière qui boîte dans les rues de l'hiver

         j'aime leur visage
         aux mille rides
         qui sont la mémoire de mille vies
         qui font une vie d'homme

         j'aime la main très vieille
         qui caresse en tremblant
         le front de l'enfant
         comme l'arbre penché
         effleure de ses branches
         la clarté d'une rivière

         j'aime chez les vieux
         leur geste fragile et lent
         qui tient chaque instant de la vie
         comme une tasse de porcelaine

         comme nous devrions faire nous aussi
         à chaque instant
         avec la vie

         in Poésies de langue françaises, Seghers 2008, p.269

Ailleurs, il poursuit sur ce ton :

          Appartenir ce n'est rien
          Être poudre sur la main
          et se savoir aimé
          comme un soir d'été
          dans la nostalgie d'un homme
          accoudé à sa dernière heure

          Ou bien ce chant
          qui ne tient pas aux lèvres

          Ou bien pour la pensée :
          l'espace
          et qu'elle fuie comme l'herbe

          Ou bien appartenir
          comme un passant dans la maison
          laissant de lui la mémoire
          dans ce couteau sur la table

           Ou bien aimer
           et tenir la main du vent

            in Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, Poésie/Gallimard, 2017, p.108

            Ainsi se décide l'impossible
            comme une caresse

            Entre le monde et l'amour
            le lien est d'eau qui tremble

            Tes mains sont un fruit
            autant que la rondeur de l'été

            Et la révolution et les désastres
            sont l'œuvre d'un regard
            ou d'un baiser demeuré vide

            Tout désir est une enfance revécue
            au bord d'un ruisseau

            Toute vaillance dans le pas
            est nouée au sommeil le plus chaud

            Ainsi l'avenir
            cet ordinaire du pauvre
            est la trace indécise
            d'une main sur la peau

            ibid p.105

Son lecteur, touché au propre comme au figuré, interpellé au plus profond, se sent appelé à davantage de sincérité et d'exigence personnelle : "Voyez le poète assis sur l'autre rive, et sachez qu'il est toujours sur l'autre rive guettant la fleur qui pousse en nos cœurs gelés, mille jours, mille soleils !"


            Mais c'est à peine si j'ose
            poser le pied devant ma porte au matin.
            Je vais m'épuiser dans la distance
            avant d'atteindre un abîme ou un ami,
            là où il serait bon enfin
            d'avoir des yeux
            et le courage de sortir de sa peau.
            C'est à peine
            si j'ose pousser la porte dans la lumière bleue,
            dire le poème qui tremble
            puisque ce qui ne m'appartient pas m'attend
            et me demande sans retour
            d'être un visage pour sa souffrance.
            Aller, qui oserait ?
            quand il s'agit d'habiter les foules
            sans rien troubler de leur négoce avec la douleur
            et qu'on ne peut offrir
            dans la tiédeur des paumes
            que l'eau gelée du chant.

            ibid Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, Mais l'homme au cœur des choses ...p.36

 Quelle force intérieure, quelle connaissance approfondie de l'humain et quel altruisme se trouvent réunis en ces quelques lignes!
Jean-Pierre Siméon demeure ce crieur de rue, qui nous convie à oser l'impossible :

           
            Mais sous le ciel humide de la Noël quatre-vingt-seize,
            le monde tourne.
            L'impuissance exaspérée des foules
            cherche des dieux ensoleillés
            quand c'est l'heure déjà que tombe
            aux fronts assujettis
            la couronne de la nuit.
            Entendez-vous comme le ciel pèse dans la conscience
            quand l'enfant,
            celui que nous avons fait naître par gourmandise,
            ouvre la fenêtre sur l'étrange tranquillité des ombres
            dans la rue ?
            Le royaume est nu et qui sont les vainqueurs
            à contre-jour,
            les forçats ou les princes ?
            Race de vivants, ô pillards des clartés disparues,
            il est grand temps
            d'habiter la nuit entière
            pour d'inséparables baisers.

            ibid Lettre à la femme aimée au sujet de la mort,Mais l'homme au cœur des choses, 2017 p.33

 Son essai, La poésie sauvera le monde, paru en 2015, affichait déjà cette foi sans retour en l'amour. N'hésitons pas à nous en imprégner :

             Seul celui qui aime
             voit clair dans le siècle
             où la pauvreté est robuste
             où le danger colle aux dents des peuples
             comme une eau sèche

             seul celui qui aime
             existe devant les lèvres brûlées
             et la rage qui grandit entre l'os et la peau
             comme une graisse

             seul il tient
             dans les gémonies
             parmi la foule des gémissants
             sous l'œil de l'Histoire
             son verdict de nuées et de flammes

             seul à ne pas s'absoudre
             dans le gémissement obscène
             des fauteuils

             seul celui qui aime
             et qui porte
             quoi qu'il en soit du sang tombé
             un hymne dans sa voix

             ibid Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, Vers la dormeuse aux yeux clairs, 2017,
             p.143
    

Bibliographie:
  • Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes. Poésie /Gallimard 2017
  • Poésies de langue française, Seghers, 2008
sur internet:


         

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