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La création
Ça se passe ainsi : une sorte de langueur ;
À mes oreilles les heures tintent sans cesse ;
A loin un roulement de tonnerre s'apaise.
J'entends comme la plainte et le gémissement
Des voix inconnues, prisonnières ;
Un cercle mystérieux se rétrécit,
Mais de cet abîme qui murmure et résonne
Monte un bruit qui domine tous les autres.
Autour de lui, c'est un silence tel
Que l'on entend pousser l'herbe dans la forêt,
Sur la terre marcher le mal et sa besace...
Mais voici que déjà des mots se font entendre,
Et les signaux sonores des rimes légères ;
Alors je commence à comprendre,
Et les lignes qui me sont simplement dictées
Se couchent sur mon cahier blanc comme la neige.
5 novembre 1936
in Anna Akhmatova, Poème sans héros et autres œuvres, traduit et présenté
par Jeanne et Fernand Rude, éditions La Découverte, 1991, p.119
Je dois à l'épais tapis neigeux de ces derniers jours le plaisir de m'être replongée dans l'œuvre d'Anna Akhmatova et de vous la présenter.
Née en juin 1889 près d'Odessa, Anna écrit dès l'âge de 11ans, des vers "scandaleusement mauvais" dit-elle. À 17 ans, elle se choisit un pseudonyme : Akhmatova, "pour éviter de déshonorer son père en publiant ses vers" ! (Akhmat est le nom des derniers princes mongols.)
Elle suit des études de droit à Kiev puis s'installe à Saint Pétersbourg, en 1908 où elle poursuit des études littéraires et historiques et fréquente les poètes du moment.
En 1909, elle fonde avec les poètes Ossip Mandelstam et Nicolaï Goumiliev, L'Atelier des poètes.
Elle épousera Goumiliev l'année suivante et leur groupe prendra le nom d'Acméisme, du grec Akmé qui signifie "pointe, summum, instant précis".
Elle publie ses deux premiers recueils Le soir puis Le rosaire et voyage , à Paris et en Italie.
Sa vie d'artiste, plutôt mondaine, prend un tour tragique à la Révolution russe où les intellectuels sont mis à l'écart.
Après l'installation d'un régime totalitaire par Staline, elle se voit réduite au silence total pendant 18 ans.
Ses poèmes circuleront dès lors sous le manteau, elle les écrit, les dit à ses intimes, qui les apprennent par cœur, avant qu'elle ne les brûle. Ses amis dispersés se terrent ou sont passés à l'étranger.
Goumiliev, son premier mari, le père de son fils, sera fusillé, tandis que son ami poète Mandelstam, arrêté et déporté, mourra en camp de transit.
Son fils sera arrêté à trois reprises, au seul motif qu'il porte le nom de son père, et passera 20 ans de sa vie en camp et en relégation.
Elle se mariera trois fois, survivra à toutes ces épreuves et écrira Requiem après avoir attendu en vain, avec d'autres femmes, devant la porte de la redoutable prison de La Loubianka, à Moscou.
Elle partagera enfin , après 1917, un appartement communautaire sur le quai de la Fontanka, à Leningrad, lieu où elle décèdera le 5 mars 1966.
"Elle a vécu dans des conditions de censure très rigoureuses. Elle ne cachait pas sa foi – les icônes étaient toujours sur ses murs et elle allait à l'église orthodoxe régulièrement – sans s'afficher pour autant" nous dit Véronique Lossky dans son livre Chants de femmes, Anna Akhmatova et Marina Tsvétaeva, publié aux éditions Le Cri, en 1994.
L'auteur ajoute: "Akhmatova cherche à rapprocher la poésie des préoccupations humaines les plus communes et, pour le faire, prosaïse et rabaisse toujours son expérience poétique sans jamais la vulgariser".
Cela se révèlera une manière de " transcender la souffrance vécue," de passer à travers les mailles de
la censure et de favoriser "une identification de tous ses lecteurs avec son héroïne : son "je" devenant "elle", puis "nous", puis "vous"...
Ailleurs, dans l'introduction au Poème sans héros et autres œuvres, paru aux éditions La Découverte, en 1991, l'écrivain allemand, Hans Werner Richter, qui la vit à Catane, lors du prix littéraire Etna-Taormina, le 12 décembre 1964, la compare à une statue contre laquelle, depuis 1889, se brisaient les vagues du temps. (...) Elle était le symbole vivant, précise-t-il, de toute une époque, de la Russie depuis Nicolas II, en passant par Kerenski, Lénine, Staline, Khrouchtchev, jusqu'à Brejnev et
Kossyguine; toujours aussi inflexible et majestueuse à soixante- seize ans" .
Elle demeure pour moi le poète du sentiment et du dépassement. Voici ce qu'elle dit de sa propre vie :
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Les années dix
Nulle enfance rose...
Taches de rousseur, ours, boucles,
Braves tantes, oncles terrifiants
Et les amis parmi les pierres d'une rivière.
J'étais à mes yeux quelque chose comme un songe,
Un délire ou un reflet dans un miroir étranger,
Sans nom, ni raison, ni chair.
Déjà je connaissais la liste des crimes
Que je devais commettre.
Telle une somnambule
Je suis entrée dans la vie et la vie me fit peur :
Elle s'étendait devant moi comme le pré de Proserpine,
Devant moi, gauche, orpheline,
Des portes imprévues se sont ouvertes,
Les gens sortaient et criaient :
"Elle est venue, elle est elle-même venue !"
Je les regardais stupéfaite
Et pensais : "Ils sont fous !"
Plus on me louait,
Plus on m'admirait,
Plus terrible ce m'était de vivre
Et plus je voulais m'éveiller.
Je savais que je me mettrais à pleurer encore et encore
Dans cette prison, dans cette tombe, dans cette maison folle
Où je dois passer avec une autre moi-même
Mais la torture se prolongeait comme un bonheur.
4 juillet 1955, Moscou
in Élégies du Nord, Alidades Cazimi, 1989, p.15
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La sentence
Et le mot de pierre est tombé
Sur ma poitrine encor vivante.
Ce n'est rien, n'étais-je pas prête ?
Bien ou mal, je m'en tirerai.
Aujourd'hui j'ai beaucoup à faire :
Il faut que je tue ma mémoire.
Il faut que mon âme soit de pierre.
Il faut apprendre à vivre de nouveau.
Sinon...Le chaud murmure de l'été
Célèbre sa fête à ma fenêtre.
Je pressentais depuis longtemps
Ce jour si pur et ma maison déserte.
Maison sur la Fontanka, 22 juin 1939
in Poème sans héros, Requiem, éditions La Découverte, 1991, p.183
Le Poème sans héros, commencé en 1940, n'est achevé qu'en 1962; il paraitra dans une traduction française chez Seghers en 1970 et en URSS, seulement à titre posthume.
À partir des années 1990, Anna Akhmatova sera largement traduite en français par divers éditeurs.
Je vous propose un choix de poèmes de périodes diverses, pour mieux vous faire une idée de sa
foi et de sa ténacité, ceux qui suivent figurent dans Chants de femmes de Véronique Lossky et s'adressent à Dieu :
Au rendez-vous fixé je serai en retard
Tu l'as fixé si haut !
Je prendrai avec moi le printemps,
Mes cheveux seront blancs.
..............................................
Je t'ai aimé si haut : je me suis
Ensevelie ! Dans les cieux !
1923
in Chants de femmes, Le Cri édition, 1994, p.225
Le Saule
J'ai grandi dans le silence
De la nursery du siècle enfant,
Je n'aimais pas la voix des hommes
Mais je comprenais la voix du vent.
J'aimais la barbane et l'ortie,
Mais plus que tout j'aimais le saule d'argent
Reconnaissant il a vécu
Toute sa vie avec moi...
Chose étrange ! je lui ai survécu,
Il n'en reste qu'une souche.
Les autres saules me parlent
Avec des voix étrangères
Sous notre ciel qui est le même,
Et je me tais... Comme si le mort était mon frère.
1940
( traduction Jeanne Rude )
ibid p.109
J'accorde le pardon à tous,
Et à la Résurrection du Christ je baise
Au front celui qui m'a trahie,
Et celui qui ne l'a pas fait aux lèvres
1946
ibid p.221
.
Rendons aussi un hommage à la jeune femme qu'elle fut lors de son premier recueil, intitulé Le soir, avec ce poème paru dans une traduction de Sylvie Técouteuff, qui nous offre une délicate description de l'amour :
L'Amour
Tantôt serpent qui s'enroule
Contre le cœur qu'il ensorcelle,
Tantôt colombe qui roucoule
Durant des jours à la fenêtre.
Il est là sur le givre clair,
Là dans les giroflées tranquilles...
Mais secret et sûr, nous entraîne
Loin de la paix, loin du repos.
Il sait si doucement pleurer
Quand implore un violon plaintif,
Lui que l'on pressent, affolé,
Dans le mystère d'un sourire.
1911
in Chants de femmes Le Cri édition, par Véronique Lossky 1994, p.127
Aux heures difficiles, nous ferons résonner en nous la voix virulente de celle qui fit face à tant d'épreuves, sans flancher :
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Tu m'as forgée de toutes pièces. Une telle chose au monde non
Une telle chose au monde ne peut exister.
Ni médecin pour guérir, ni poète pour apaiser,
L'ombre de ton spectre alarme et le jour et la nuit.
Nous nous sommes rencontrés une année incroyable,
Les forces du monde étaient déjà épuisées,
Tout se revêtait de deuil, tout s'abîmait d'infortune,
Seules les tombes respiraient la fraîcheur.
Sans les lanternes, noir comme jais le flot de la Néva,
Une nuit morte autour d'un mur...
C'était ainsi quand ma voix t'appelait !
Ce que je faisais – moi-même alors ne le comprenais pas.
Et tu vins à moi comme une étoile connue,
Tu avançais par un automne tragique
Dans cette maison pour toujours saccagée
D'où un vol de poèmes brûlés m'a ravie.
in Élégies du Nord, Alidades & Cazimi, 1989, p.87
Et tous nos amis poètes, retiendrons précieusement les vers qui suivent :
Notre saint travail vit mille ans...
Grâce à lui, sans lumière, il fait jour au monde.
Aucun poète ne l'a dit encor :
Il n'y a ni sagesse ni vieillesse
Et peut-être pas de mort.
25 juin 1944, Lénigrad
in Élégies du nord et autres poèmes, éditions Alidades Cazimi, 1989, p.47
Bibliographie :
- Anna Akhmatova, Poème sans héros et autres œuvres, La Découverte, 1991
- Élégies du Nord et autres poèmes, Alidades Cazimi, 1989
- Chants de femmes, Anna Akhmatova et Marina Tsvétaeva, de Véronique Lossky, éditions Le Cri, 1991
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