MER VOISINE
Je ne suis plus chez moi
Le ciel est sur ma table
À présent
C'est le cœur qui roule dans le sable
Et des bouquets de mer qui flambent sur le toit
On écoute une voix
Qui passerait la porte
Quelqu'un qui cacherait plus loin
Sa tête morte
Au bas de l'horizon la terre démontée
Tu viens de ce coté
Mais je te vois à peine
À travers cette larme et ce rideau de suie
Il fait nuit
Les oiseaux sont pendus sous les chênes
in Poésie la vie entière, Bruits du cœur (1941), Seghers 1977, p.56
Après avoir présenté Marc Patin, la semaine précédente, j'ai eu envie de relire René-Guy Cadou qui fut son contemporains et qui, né en février 1920, mourut jeune lui aussi, emporté par la maladie en 1951.
Ce qui frappe d'emblée lors de cette relecture, c'est combien sa jeune gravité nous interpelle encore.
Ici, comme pour le poème précédent, il n'a que 21 ans.
HORS DE MOI
Les cœurs sont à laver
Les plaies sont enlevées
L'étoile d'araignée brille dans la serrure
Il ne reste déjà qu'une ombre
Sur le mur
Et le peu de chaleur que tu m'avais laissée
Qu'importe
On vit sans peine
Une main qui rôdait va souffler sur la plaine
Un pli noir se détend
Et la roue du soleil fait chavirer le temps
Le ciel prend l'air
Me reconnaîtras-tu
Ma peau est à l'envers
in Poésie la vie entière, Œuvres poétiques complètes, Bruits du cœur (1941), aux éditions Seghers 1977 p.64
Là, nous sommes en 1944, et il a 24 ans :
QUAND TOUT S'EN EST ALLÉ
La vague et le cheval qui devançaient l'éclair
Les cadastres du sang
Les grands itinéraires
La lampe qui filait sous les tuiles des sources
Ce qui marchait vers toi
Et te rendait plus fort
Les pontons du soleil
La vedette du port
Tout cela dans la nuit
Tombé par-dessus bord
La mer s'en est allée refermée sur ses voiles
Dans les sillons du vent pourrissent les étoiles
C'est un monde trop lourd qui pèse sur ton front
Trop de fiels et de plombs
De sommeils et de pierres
Jetés sur le rideau limoneux des paupières
Tu peux te relever
Composer ton visage
Étaler tes deux mains
Comme un objet de prix
Vivant tu resteras
Un autre que toi-même.
ibid 2. La vie rêvée (1944) p.163
René-Guy Cadou et Marc Patin ont plusieurs choses en commun. Ils sont nés à un an d'écart. L'un comme l'autre ont perdu leur mère entre 12 et 10 ans.
Tous deux sont mobilisés en 1940 puis démobilisés. Durant l'occupation naît en eux le désir de s'investir totalement en poésie.
Le groupe de "L'École de Rochefort" voit le jour en 1941, Cadou en sera un membre actif, tandis que Marc Patin devient la même année le co-fondateur du groupe de "La Main à plume".
En septembre 1943, Cadou échappe par miracle à la mort, protégé par un porche lors du bombardement de Nantes, tandis que Patin, réquisitionné de force, travaille depuis deux mois comme soudeur dans une usine de Berlin.
Enfin tous deux célèbreront la femme, dont ils sont amoureux.
Patin meurt de pneumonie à Berlin, en 44, puis tombe en oubli.
Cadou atteint d'un cancer décède en 1951. Hélène son épouse, également poète, consacre sa vie à faire connaître la poésie de son époux défunt.
"Je ne demande pas à être jugé: je demande à être lu" écrivait René-Guy Cadou dans Usage interne, un recueil de notes, que font paraître ses anciens amis de "L'École de Rochefort", au lendemain de sa mort.
Profitons de cette occasion pour le lire ou de le relire.
LE FORCAT MUTILÉ
Feutre des souvenirs
Paupières Ô tourterelles
Chaume du cœur couvert
De limons et d'années
Me rendrez-vous mes mains
Clémences saisonnières
Toujours entre les yeux
Le toit bleu qui voltige
L'épaule et la mansarde
Havres de mon amour
Et la mer ses goélands
Sur les plus hautes tours
Ô femme que j'avais
Cernée de tiges molles
Enfant qui bondissais
Dans son ventre léger
Me reconnaîtrez-vous
Si je force la porte
C'est un homme qui parle
Entre les autres hommes
Et cache dans sa voix
Une âme mutilée
Ah rendez-lui ses mains
Il a beaucoup pleuré.
ibid La vie rêvée, I. Grand élan, p.p.101/102
QUELQUE PART ET PLUS LOIN ENCORE
Quelque part dans une maison pavée de carreaux rouges
Derrière un bois très loin à la limite de la neige
Après le rail
Et plus loin encore si tu peux
Au-dessus de la vieille photographie sans cadre
Très loin
Il y a une lampe
Avec de l'huile
Avec de gros doigts marqués sur le verre
Depuis mille ans l'horloge est arrêtée
Parmi des linges noirs et des poissons séchés
Mais la nuit
On entend distinctement la lampe
Comme un insecte dans le drap
Comme une très ancienne langue
Et la femme occupée à vivre se souvient
D'un enfant de son sang paré
De son mari dans la forêt
Qui tarde bien
Qui peut manquer
Et qui lui fait mal aux épaules.
ibid Le cœur définitif, L'aventure n'attend pas le destin 1947-1948, p.234
Je citerai encore ces deux émouvants poèmes extraits de la dernière parution de son vivant, Les Biens de ce monde 1949-1950.
Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt
Il suffit qu'une lampe pose son cou de femme
À la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
Et l'odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel est le bonheur de cette solitude
Qu'une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d'un arbre dans le matin.
ibid Les Biens de ce monde 1949-1950, p.347
LA SOIRÉE DE DÉCEMBRE
Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
Dans quel coin de ma vie longtemps désaffecté ?
Oh! je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
Ce minutieux mouvement d'herbe de mes mains
Cherchant vos mains parmi l'opaque sous l'eau plate
D'une journée, le long des rives du destin !
Qu'ai-je fait pour vous retenir quand vous étiez
Dans les mornes eaux de ma tristesse, ensablés
Dans ce bief de douceur où rien ne compte plus
Que quelques gouttes d'une pluie très pure comme les larmes ?
Pardonnez-moi de vous aimer à travers moi
De vous perdre sans cesse dans la foule
O crieurs de journaux intimes seuls prophètes
Seuls amis en ce monde et ailleurs !
ibid p.347
Bibliographie:
- René-Guy Cadou, Poésie La Vie Entière, Œuvres poétiques complètes, éditions Seghers 1977
- un article de Jean Gédéon à propos de L'École de Rochefort sur La Pierre et le sel : http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/11/l%C3%A9cole-de-rochefort.html
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