FEUILLE
J'ai poursuivi l'impérissable jeune fille
et je n'ai su
jusque là recueillir
à la fin des bras qu'une mèche
de nuit blonde.
5 mars 1938
in Les yeux très bleus d'une nuit pareille à un rire sans regret, Les yeux chauds (1938),
Œuvre poétique 1938-1944, Les Hommes sans épaules éditions 2016, p.36
TOUT
à Christiane
Nous aurions pu nous souvenir
à la pointe extrême du jour
à la pointe de tout
que nous étions deux
Mais la fleur était debout
plus seule au bout du chemin
que ceux qui vivent en foule
elle emplissait le ciel
Un sur le fond du monde
les cœurs tendus
nous les yeux plus larges
pour brandir les horizons.
26 avril 1938
ibid Les yeux chauds p.42
Nous sommes en 1938, Marc Patin a 19 ans, il est amoureux fou d'une Christiane à qui il dédie ce poème, et tous ceux qui suivront jusqu'à leur rupture en 1940. Il a trouvé sa veine poétique et écrit fiévreusement des poèmes d'amour.
La revue Les réverbères vient de paraître pour la première fois en avril 1938, il y publiera jusqu'en juillet 1939.
En septembre, bachelier es Lettres, il intègre, la Société Nationale de Construction Aéronautique du Sud-Ouest en tant que rédacteur.
Après leur rupture, il se découvre en février 1940 une nouvelle égérie, Hélène, une jeune femme rencontrée aux concerts Colonne, qu'il nomme Vanina ou L'étrangère.
Il est mobilisé en Mai 1940.
NOVEMBRE
La blondeur des arbres capture les derniers oiseaux
Le froid s'insinue entre le monde et moi
Un feu de bois entretient ma solitude
Autour de lui la terre garde l'empreinte de mes pas
Parmi l'argile foncée les herbes pauvres de la vie supportée
Le soleil mémorial cherche son chemin jusqu'à nous
L'horizon soutient encore le souvenir de ta voix
Et je suis Vanina dans la multiplicité de la distance
Seulement un homme amoureux
De l'absence grandissante de l'amour.
Meisseix, le 10 novembre 1940
ibid Vanina (1940) p.174
Démobilisé en janvier 1941, il fonde avec des amis poètes le groupe La Main à plume – titre choisi en référence à Rimbaud – et la revue du même nom. Sa poésie est résolument surréaliste.
RENCONTRE
Minuit
La passante séduite
Se glisse dans une robe d'ossements
Minuit
La passante chimérique descend
Un escalier chancelant
Minuit sur la passante qui hésite
Entre une armure d'or et une armure d'argent
Sa chair est en proie à un miroir ardent.
26 janvier 1941
ibid Partage de l'ombre (1941) p.185
AMÈRE
La femme qui passait dans la rue
Étroite de feuillage et de soleil
Avait une libellule humide sur chaque sein
L'homme qui passait dans l'avenue
Large de vitre et de vieille pierre
Avait un peu de sable dans chaque main
Un peu d'air une huître verte
Mourait
Entre deux coquilles de chair.
20 juin 1941
ibid Partage de l'ombre (1941) p.212
HUMAIN
Un vent de chair passe
Entre deux déserts
Un corbeau joint deux murs gris
Une serrure brûle entre deux chaînes
Et la banquise emplit l'hiver
Un homme s'entoure de caresses
Pour devenir invisible
Un homme s'entoure de caresses
Et tout l'oublie
29 août 1941
ibid Partage de l'ombre (1941) p.248
MARC PATIN
Il est né par un matin pâle et lui-même si pâle que
sans doute personne ne l'a vu, et que lui-même n'a gardé de
sa naissance que le désir violent d'une nuit où l'ombre
d'une ombre soit visible.
14 octobre 1941
ibid Partage de l'ombre (1941) p.257
Paul Éluard rejoint les membres de La main à plume. Marc Patin et lui sympathisent et se voient très souvent et débordent de créativité.
Sa première plaquette de poèmes, Femme magique, paraît alors, illustrée par une artiste peintre, Tita. Tirée à 250 exemplaires, elle restera sa seule publication de son vivant.
En 1942, il intègre l'Imprimerie Nationale en tant que rédacteur.
Les poèmes réunis sous le titre, L'amour n'est pas pour nous, chargés d'images insolites jaillissent au quotidien ou presque...Il n'a pas 23 ans.
TOUCHER
Je vois derrière la mer le voleur de vent
Je vois des oiseaux éblouis par leur sang
Des oiseaux chargés de terre
Et sur leurs ailes soulevant le vent
Beau voleur de filles aux yeux touchants
Je vois la terre
Soulever ses bêtes jusqu'aux tours sylvestres
Dominées par la mer dénudant tous ses aimants
Je vois les filles
Que déshabille la paume des collines
Et les femmes qui s'habillent de coquilles
Et de verre mouvant
Dans un baiser des femmes qui reflètent
Les gestes lents de grands hommes verdoyants
De grands hommes aux chairs alpestres
Des pieds à la tête soulevant leur sang
Jusqu'aux lèvres du vent
Beau voleur de filles aux yeux tranchants
Retournant l'air le ciel la mer
La chair et la nuit claire
Et noire comme un gant.
3 février 1942
ibid L'amour n'est pas pour nous (1942) p.287
Il a atteint la pleine maîtrise de son écriture, ose des alliances de mots inattendues, invente des rythmes étourdissants, enlevés ou syncopés. Près de 700 poèmes restés inédits naîtront ainsi sous sa plume, inspirés par l'élue de son cœur, qu'il idéalise.
MIROIR DE FACE
I
Elle vit comme on rit aux éclats
Comme on tourne le dos
Comme on assassine
Le temps d'un couteau
Elle rit comme on s'esquive
Et se déshabille
Comme une pierre dans l'eau.
II
La voici elle dort
Pauvre fille sans éclat
Un homme a la forme de ses bras
Et ressemble à l'homme
Qui le regarde de ses yeux sans éclat.
III
Un homme
À la hauteur de ses paumes
Regarde à niveau d'homme
Son visage de bois.
7 février 1942
ibid p.288
RIRE DE PROIE
Il y a des serrures sous les sources
Des serrures rongées par leurs clefs
Et qui dévorent leur éclat
Il y a des fenêtres sous les fenêtres
Rongées par des fenêtres
Et refermées sur leur éclat
Il y a des oiseaux qui sont des larmes ou des armes
Dans les yeux de bêtes aux os froids
Qui rôdent autour de leur éclat
Il y a des hommes qui jouent à qui perd l'âme
Pour des filles verrouillées
Dans des greniers bondés de clefs
Dans l'ombre
Où les larmes aiguisent des armes
Et dans ce miroir noir où il est tard
Miroir où le plomb s'abat
Il n'y a de clair que cette belle
Fenêtre ouverte sur sa chair
Et qui rit aux éclats.
20 février 1942
ibid p.293
Durant cette année 42, la revue de La Main à Plume publie le recueil de Paul Éluard, Poésie et vérité 1942. Marc Patin, pour sa part, dédie plusieurs poèmes à Éluard, mais hélas! les mois à venir s'avèreront dramatiques pour lui.
Je cite les éléments de sa biographie figurant en annexe à ce livre :
Marc Patin signe plusieurs pamphlets collectifs visant des auteurs qui publient dans des journaux collaborationnistes ou chrétiens et ne manque pas une occasion de le faire, jusqu'en mai 1943.
Prudent, Paul Éluard rompt avec La Main à Plume.
Fin juin 43, le domicile de la famille Patin à Paris est perquisitionné par l'Abwehr.
Marc Patin, est convoqué au Bureau Allemand, le 5 juillet.
Le S.T.O (Service du Travail Obligatoire) ayant été instauré à la mi-février de l'année 43, il est aussitôt réquisitionné pour ce service.
Malgré deux courriers de son employeur, le directeur de l'Imprimerie nationale, visant à faire annuler la procédure, il est contraint de partir pour Berlin, le 26 juillet 1943, pour travailler comme tourneur-soudeur chez Argus Motoren, une usine de fabrication de moteurs pour voitures et avions.
Les conditions de vie y sont très dures, il travaille 70 heures par semaine.
Le 17 décembre 1943, le camp de 20.000 travailleurs étrangers, qui l'abrite, est bombardé et détruit. Il perd toutes ses affaires et la plupart des poèmes écrits jusque là et doit loger désormais à l'usine, dormant par terre dans la paille, en plein hiver.
À Paris, entre temps, tous les membres de la Main à plume se sont dispersés et le groupe ne tardera pas à exploser.
En août, deux de ses membres Arnaud et Chabrun prétendent que Patin serait parti de son plein gré et demandent son éviction du comité directeur. Sans plus de consultation des membres du groupe, Arnaud informe par courrier, adressé à Berlin, Marc Patin de son exclusion de La Main à plume.
À réception de son avis d'éviction, à la fin septembre, Marc Patin écrit à ses parents : "cela ne vaut pas l'encre pour y répondre". Il le fera cependant, en septembre, et s'adressant à Noël Arnaud, écrit ceci : "L'usage du surréalisme, qui a multiplié en moi les possibilités humaines d'émotion, n'est arrivé en vous qu'à tarir tout sens des réalités humaines et de l'humanité réelle".
Il trouve encore par la suite l'énergie nécessaire pour écrire des poèmes superbes et visionnaires.
LES POÈTES ET LES PROPHÈTES
J'ai vu le ciel dans une étoile et le feu noir au cœur de l'arbre
La neige nue comme une femme
Et le sang couché sur le sable
J'ai vu le jour l'oreille contre la vitre
Bateau veilleur enfoncé dans la nuit
J'ai vu des yeux plus forts
Plus sauvages que des fruits
J'ai vu des hommes dans la plaine
Couverts de poussière de bois mort de reflets
Des hommes de chair un soir
Ils tenaient à la main une lune éteinte une main de femme
un fer à cheval
Ils avaient sur la face
L'haleine âcre des détroits
17 décembre 1943
ibid L'ébène a noyé l'ivoire de nos nuits (1943), p.456
LA MÉMOIRE
La nuit je pense à vous votre visage est devant moi au
niveau des miroirs et des sables
Mère des bouquets et des arbres mère aux mains palpables
Je vous vois vous avez des rires entre les doigts
Et dans les yeux du sang véritable
Aux épines des routes l'orage laisse des lampes rouges
Le ciel est une roue dans les herbes brisées
Le chemin bordé d'aubes pend
Comme un linge à la corde des toits patients
Dans les paniers de la rivière une fille nue et blanche
Glisse ses seins et ses hanches
Face à l'absence face au vide qui la tente
Une fille nue et tendre frise distraitement
La verdure de ses jambes.
29 décembre 1943
ibid L'ébène a noyé l'ivoire de nos nuits (1943) p.457
L'INNOCENCE
Il y eut un temps où j'étais clair, où tout pour moi
était transparent. Des chaînes légères flottaient sur la rivière
ou sur le ciel. L'arbre embrassait l'ombre de l'arbre et
l'ombre caressait doucement l'arbre. Dans la poussière des
bêtes candides naissaient sous mes doigts. La terre limpide
comme de l'herbe me renvoyait mon visage et ma voix.
J'entendais les milliers d'ailes du soleil rompre les cages
vitreuses de la nuit, j'entendais filer comme l'hirondelle les
mille facettes de la nuit, oui, j'entendais, je voyais l'air
fertile écarter les paumes des ombres et des aubes réunies.
C'est à cette époque que je devins amoureux-amoureux de
deux mains inconnues, – que je connus les lèvres qui
n'étaient pas les miennes, –que deux yeux, deux seins, que
je n'avais jamais vus, deux regards sereins comme deux
jours certains, s'ouvrirent pour moi sur d'infinis pays de
chair dont, par la grâce de toutes les vertus, je ne suis jamais
tout à fait revenu.
25 janvier 1944
ibid L'ébène a noyé l'ivoire de nos nuits p.461
Ces textes sont d'une tendresse et d'une sérénité poignantes.
On le voudrait sauf, revenu chez lui et, la guerre finie, s'adonnant pleinement à son art. On le voudrait célèbre et reconnu. On le voudrait, poète aux cheveux blancs, vénéré par ses confrères, amis et lecteurs, et bien qu'ayant beaucoup écrit, écrivant encore...
Il ne lui reste qu'à peine deux mois à vivre.
Le 19 février 1944, il adresse ses deux dernières lettres à ses parents et son ami Jean Hoyaux. Le lendemain il écrit son dernier poème Écoute, dédié à ce dernier.
ÉCOUTE !
à Jean Hoyaux
Loin de moi maintenant comme l'étoile
Dans le lac qui la reflète
Loin de moi maintenant comme le soleil de minuit
Je pense à toi
Je pense à tout ce qui est beau en moi je suis naïf
Aux herbes qu'on écarte
Sur le visage des amis
Je pense aux herbes qu'on écoute
Aux yeux qui s'ouvrent sur les campagnes dévêtues à midi
Aux rivières
Qu'on dénoue à la taille des filles mortes
Elles revivent chaque matin
Leurs mains de verdure sur leurs seins neufs
Elles s'avancent sur les crêtes des coqs de la mer
Le chœur des coqs
Qui hurlent au soleil
Mon ami mon ami les voici
Un arbre de chair brûle à l'ouest
Dans le vent d'hiver
Elles s'avancent elles viennent
Les yeux très bleus d'une nuit pareille
À un rire sans regret
20 février 1944
ibid L'ébène a noyé l'ivoire de nos nuits p.465
Si la chute du poème qui précède a donné son nom à l'édition de ce livre, présenté par Christophe Dauphin au terme d'un travail magistral de plusieurs années sur les inédits de Marc Patin, le titre donné à cette recension, L'amant aux mains nues, m'a été suggéré par la lecture du poème, qui suit. Il résume à lui seul la quête d'une vie : créer et aimer !
CRÉER
Il y aura un jour un oiseau couleur de vent qui
volera de branche en branche à travers l'été de sang dire à
l'oreille de la femme qui veille au seuil des nuits blanches
que son amant est en route vers elle venant des plages
flambantes de la mer.
Il viendra cet homme innocent des îles blotties dans
une aile, il viendra par les sentiers, par les rues des villes
couronnées, il descendra les torrents de l'arc-en-ciel, gravira
les angles bleus du soleil.
Cependant la femme derrière son visage de nuages
apparaîtra au détour d'une place déserte, une place dévastée
et verte.
La femme tremblante et sage transparente ignorante
déchirera du doigt son vêtement de nudité.
Dans ses yeux déjà le galop du passé fait se lever de
terre les puissantes formes d'un avenir sans bornes aux
anneaux d'herbe et de rivières aux chaînes dorées.
Sur sa bouche éteinte et sur ses bras et sur ses seins
déjà se pose au fil des années le doux pollen des sources
enceintes de rêves insensés.
Il y aura un jour un amant en route vers son amante
Immobile au pied du passé
Il y aura un jour un amant qui viendra les mains
nues et gourmandes dompter les formes rétives de la terre
passionnée.
10 janvier 1944
ibid L'ébène a noyé l'ivoire de nos nuits p. 459
Fin février, il se plaint de violentes douleurs à la poitrine. Atteint d'une pneumonie et hospitalisé trop tard, il meurt d'une embolie pulmonaire le 13 mars 1944. Il est inhumé dans un cimetière de Berlin.
Un mois plus tard, une bombe fait exploser sa tombe ainsi que celles de quatre autres français. Les restes de ces malheureux, réunis dans un même cercueil en 1951, seront ré-inhumés dans le cimetière national de Montauville, en Meurtre et Moselle.
Quelques uns de ses poèmes paraissent par la suite aux éditions de l'Imprimerie nationale et dans la revue Réalités, en 1945, puis Marc Patin tombe dans l'oubli complet.
Ce jusqu'en 1992, où Guy Chambelland édite deux recueils du poète. Christophe Dauphin découvre alors Patin et accède à ses archives, en 2003.
L'ensemble de l'œuvre poétique (1938-1944) de Marc Patin, restée inédite, est enfin réunie et présentée par Christophe Dauphin et éditée par les éditions Les Hommes sans épaules, en 2016.
Bibliographie:
- Les yeux très bleus d'une nuit pareille à un rire sans regret, Les Hommes sans épaules éditions, 2016
- Le n° 41 de la revue Les hommes sans épaules, paru en mars 2016, avec des poèmes inédits de Marc Patin, datant de 1943
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