Port des Barques

Port des Barques

vendredi 10 juin 2016

Marc Patin L'amant aux mains nues



         FEUILLE

         J'ai poursuivi l'impérissable jeune fille
         et je n'ai su
         jusque là recueillir
         à la fin des bras qu'une mèche
         de nuit blonde.

                                  5 mars 1938
        
          in Les yeux très bleus d'une nuit pareille à un rire sans regret, Les yeux chauds (1938),
         Œuvre poétique 1938-1944, Les Hommes sans épaules éditions 2016, p.36

          TOUT

                    à Christiane

          Nous aurions pu nous souvenir
          à la pointe extrême du jour
          à la pointe de tout
          que nous étions deux

         Mais la fleur était debout
         plus seule au bout du chemin
         que ceux qui vivent en foule
         elle emplissait le ciel

         Un sur le fond du monde
         les cœurs tendus
         nous les yeux plus larges
         pour brandir les horizons.

                                  26 avril 1938

         ibid Les yeux chauds p.42

Nous sommes en 1938, Marc Patin a 19 ans, il est amoureux fou d'une Christiane à qui il dédie ce poème, et tous ceux qui suivront jusqu'à leur rupture en 1940. Il a trouvé sa veine poétique et écrit fiévreusement des poèmes d'amour.
La revue Les réverbères vient de paraître pour la première fois en avril 1938, il y publiera jusqu'en juillet 1939.
En septembre, bachelier es Lettres, il intègre, la Société Nationale de Construction Aéronautique du Sud-Ouest en tant que rédacteur.
Après leur rupture, il se découvre en février 1940 une nouvelle égérie, Hélène, une jeune femme rencontrée aux concerts Colonne, qu'il nomme Vanina ou L'étrangère.
Il est mobilisé en Mai 1940.

         NOVEMBRE

         La blondeur des arbres capture les derniers oiseaux
         Le froid s'insinue entre le monde et moi
         Un feu de bois entretient ma solitude
         Autour de lui la terre garde l'empreinte de mes pas
         Parmi l'argile foncée les herbes pauvres de la vie supportée
         Le soleil mémorial cherche son chemin jusqu'à nous
         L'horizon soutient encore le souvenir de ta voix
         Et je suis Vanina dans la multiplicité de la distance
         Seulement un homme amoureux
         De l'absence grandissante de l'amour.

                                               Meisseix, le 10 novembre 1940

         ibid  Vanina (1940) p.174

Démobilisé en janvier 1941, il fonde avec des amis poètes le groupe La Main à plume – titre choisi en référence à Rimbaud – et la revue du même nom. Sa poésie est résolument surréaliste.

          RENCONTRE

          Minuit
          La passante séduite
          Se glisse dans une robe d'ossements
         
          Minuit
          La passante chimérique descend
          Un escalier chancelant

          Minuit sur la passante qui hésite
          Entre une armure d'or et une armure d'argent
          Sa chair est en proie à un miroir ardent.

                                                  26 janvier 1941
 
          ibid  Partage de l'ombre (1941) p.185


          AMÈRE

          La femme qui passait dans la rue
          Étroite de feuillage et de soleil
          Avait une libellule humide sur chaque sein

          L'homme qui passait dans l'avenue
          Large de vitre et de vieille pierre
          Avait un peu de sable dans chaque main

          Un peu d'air une huître verte
          Mourait
          Entre deux coquilles de chair.

                                   20 juin 1941

          ibid Partage de l'ombre (1941) p.212



          HUMAIN

          Un vent de chair passe
          Entre deux déserts

          Un corbeau joint deux murs gris
          Une serrure brûle entre deux chaînes
          Et la banquise emplit l'hiver

          Un homme s'entoure de caresses
          Pour devenir invisible
          Un homme s'entoure de caresses
          Et tout l'oublie

                                              29 août 1941

          ibid Partage de l'ombre (1941) p.248


           MARC PATIN

                        Il est né par un matin pâle et lui-même si pâle que
           sans doute personne ne l'a vu, et que lui-même n'a gardé de
           sa naissance que le désir violent d'une nuit où l'ombre
           d'une ombre soit visible.

                                                         14 octobre 1941

           ibid Partage de l'ombre (1941) p.257

Paul Éluard rejoint les membres de La main à plume. Marc Patin et lui sympathisent et se voient très souvent et débordent de créativité.

Sa première plaquette de poèmes, Femme magique, paraît alors, illustrée par une artiste peintre, Tita. Tirée à 250 exemplaires, elle restera sa seule publication de son vivant.

En 1942, il intègre l'Imprimerie Nationale en tant que rédacteur.
Les poèmes réunis sous le titre, L'amour n'est pas pour nous, chargés d'images insolites jaillissent au quotidien ou presque...Il n'a pas 23 ans.

         TOUCHER

          Je vois derrière la mer le voleur de vent
          Je vois des oiseaux éblouis par leur sang
          Des oiseaux chargés de terre
          Et sur leurs ailes soulevant le vent
          Beau voleur de filles aux yeux touchants
          Je vois la terre
          Soulever ses bêtes jusqu'aux tours sylvestres
          Dominées par la mer dénudant tous ses aimants
          Je vois les filles
          Que déshabille la paume des collines
          Et les femmes qui s'habillent de coquilles
          Et de verre mouvant
          Dans un baiser des femmes qui reflètent
          Les gestes lents de grands hommes verdoyants
          De grands hommes aux chairs alpestres
          Des pieds à la tête soulevant leur sang
          Jusqu'aux lèvres du vent
          Beau voleur de filles aux yeux tranchants
          Retournant l'air le ciel la mer
          La chair et la nuit claire
          Et noire comme un gant.

                                   3 février 1942

          ibid L'amour n'est pas pour nous (1942) p.287

Il a atteint la pleine maîtrise de son écriture, ose des alliances de mots inattendues, invente des rythmes étourdissants, enlevés ou syncopés. Près de 700 poèmes restés inédits naîtront ainsi sous sa plume, inspirés par l'élue de son cœur, qu'il idéalise.


          MIROIR DE FACE

                                 I

          Elle vit comme on rit aux éclats
          Comme on tourne le dos
          Comme on assassine
          Le temps d'un couteau

          Elle rit comme on s'esquive
          Et se déshabille
          Comme une pierre dans l'eau.

                                  II

          La voici elle dort
          Pauvre fille sans éclat
          Un homme a la forme de ses bras
          Et ressemble à l'homme
          Qui le regarde de ses yeux sans éclat.

                                   III

          Un homme
          À la hauteur de ses paumes
          Regarde à niveau d'homme
          Son visage de bois.

                                   7 février 1942

          ibid p.288


          RIRE DE PROIE

          Il y a des serrures sous les sources
          Des serrures rongées par leurs clefs
          Et qui dévorent leur éclat
          Il y a des fenêtres sous les fenêtres
          Rongées par des fenêtres
          Et refermées sur leur éclat
          Il y a des oiseaux qui sont des larmes ou des armes
          Dans les yeux de bêtes aux os froids
          Qui rôdent autour de leur éclat

          Il y a des hommes qui jouent à qui perd l'âme
          Pour des filles verrouillées
          Dans des greniers bondés de clefs

          Dans l'ombre
          Où les larmes aiguisent des armes
          Et dans ce miroir noir où il est tard
          Miroir où le plomb s'abat
          Il n'y a de clair que cette belle
          Fenêtre ouverte sur sa chair
          Et qui rit aux éclats.

                                   20 février 1942

          ibid p.293


Durant cette année 42, la revue de La Main à Plume publie le recueil de Paul Éluard, Poésie et vérité 1942. Marc Patin, pour sa part, dédie plusieurs poèmes à Éluard, mais hélas! les mois à venir s'avèreront  dramatiques pour lui.
Je cite les éléments de sa biographie figurant en annexe à ce livre :

Marc Patin signe plusieurs pamphlets collectifs visant des auteurs qui publient dans des journaux collaborationnistes ou chrétiens et ne manque pas une occasion de le faire, jusqu'en mai 1943.
Prudent, Paul Éluard rompt avec La Main à Plume.

Fin juin 43, le domicile de la famille Patin à Paris est perquisitionné par l'Abwehr.
Marc Patin, est convoqué au Bureau Allemand, le 5 juillet.
Le S.T.O (Service du Travail Obligatoire) ayant été instauré à la mi-février de l'année 43, il est aussitôt réquisitionné pour ce service.
Malgré deux courriers de son employeur, le directeur de l'Imprimerie nationale, visant à faire annuler la procédure, il est contraint de partir pour Berlin, le 26 juillet 1943, pour travailler comme tourneur-soudeur chez Argus Motoren, une usine de fabrication de moteurs pour voitures et avions.
Les conditions de vie y sont très dures, il travaille 70 heures par semaine.
Le 17 décembre 1943, le camp de 20.000 travailleurs étrangers, qui l'abrite, est bombardé et détruit. Il perd toutes ses affaires et la plupart des poèmes écrits jusque là et doit loger désormais à l'usine, dormant par terre dans la paille, en plein hiver.

À Paris, entre temps, tous les membres de la Main à plume se sont dispersés et le groupe ne tardera pas à exploser.

En août, deux de ses membres Arnaud et Chabrun  prétendent que Patin serait parti de son plein gré et demandent son éviction du comité directeur. Sans plus de consultation des membres du groupe, Arnaud informe par courrier, adressé à Berlin, Marc Patin de son exclusion de La Main à plume.

À réception de son avis d'éviction, à la fin septembre, Marc Patin écrit à ses parents : "cela ne vaut pas l'encre pour y répondre". Il le fera cependant, en septembre, et s'adressant à Noël Arnaud, écrit ceci : "L'usage du surréalisme, qui a multiplié en moi les possibilités humaines d'émotion, n'est arrivé en vous qu'à tarir tout sens des réalités humaines et de l'humanité réelle".

Il trouve encore par la suite l'énergie nécessaire pour écrire des poèmes superbes et visionnaires.


          LES POÈTES ET LES PROPHÈTES

          J'ai vu le ciel dans une étoile et le feu noir au cœur de l'arbre
          La neige nue comme une femme
          Et le sang couché sur le sable

          J'ai vu le jour l'oreille contre la vitre
          Bateau veilleur enfoncé dans la nuit
          J'ai vu des yeux plus forts
          Plus sauvages que des fruits

          J'ai vu des hommes dans la plaine
          Couverts de poussière de bois mort de reflets
          Des hommes de chair un soir
          Ils tenaient à la main une lune éteinte une main de femme
          un fer à cheval

          Ils avaient sur la face
          L'haleine âcre des détroits

                                                17 décembre 1943

          ibid L'ébène a noyé l'ivoire de nos nuits (1943), p.456


          LA MÉMOIRE

          La nuit je pense à vous votre visage est devant moi au
                       niveau des miroirs et des sables
          Mère des bouquets et des arbres mère aux mains palpables
          Je vous vois vous avez des rires entre les doigts
          Et dans les yeux du sang véritable

          Aux épines des routes l'orage laisse des lampes rouges
          Le ciel est une roue dans les herbes brisées
          Le chemin bordé d'aubes pend
          Comme un linge à la corde des toits patients

          Dans les paniers de la rivière une fille nue et blanche
          Glisse ses seins et ses hanches
          Face à l'absence face au vide qui la tente
          Une fille nue et tendre frise distraitement

          La verdure de ses jambes.

                                                29 décembre 1943

          ibid L'ébène a noyé l'ivoire de nos nuits (1943) p.457

                                      L'INNOCENCE

                       Il y eut un temps où j'étais clair, où tout pour moi
          était transparent. Des chaînes légères flottaient sur la rivière
          ou sur le ciel. L'arbre embrassait l'ombre de l'arbre et
          l'ombre caressait doucement l'arbre. Dans la poussière des
          bêtes candides naissaient sous mes doigts. La terre limpide
          comme de l'herbe me renvoyait mon visage et ma voix.
          J'entendais les milliers d'ailes du soleil rompre les cages
          vitreuses de la nuit, j'entendais filer comme l'hirondelle les
          mille facettes de la nuit, oui, j'entendais, je voyais l'air
          fertile écarter les paumes des ombres et des aubes réunies.
          C'est à cette époque que je devins amoureux-amoureux de
          deux mains inconnues, – que je connus les lèvres qui
          n'étaient pas les miennes, –que deux yeux, deux seins, que
          je n'avais jamais vus, deux regards sereins comme deux
          jours certains, s'ouvrirent pour moi sur d'infinis pays de
          chair dont, par la grâce de toutes les vertus, je ne suis jamais
          tout à fait revenu.

                                                              25 janvier 1944

          ibid L'ébène a noyé l'ivoire de nos nuits p.461

Ces textes sont d'une tendresse et d'une sérénité poignantes.
On le voudrait sauf, revenu chez lui et, la guerre finie, s'adonnant pleinement à son art. On le voudrait célèbre et reconnu. On le voudrait, poète aux cheveux blancs, vénéré par ses confrères, amis et lecteurs, et bien qu'ayant beaucoup écrit, écrivant encore...
Il ne lui reste qu'à peine deux mois à vivre.

Le 19 février 1944, il adresse ses deux dernières lettres à ses parents et son ami Jean Hoyaux. Le lendemain il écrit son dernier poème Écoute, dédié à ce dernier.

          ÉCOUTE !

                       à Jean Hoyaux

          Loin de moi maintenant comme l'étoile
          Dans le lac qui la reflète
          Loin de moi maintenant comme le soleil de minuit
          Je pense à toi
          Je pense à tout ce qui est beau en moi je suis naïf
          Aux herbes qu'on écarte
          Sur le visage des amis
          Je pense aux herbes qu'on écoute
          Aux yeux qui s'ouvrent sur les campagnes dévêtues à midi
          Aux rivières
          Qu'on dénoue à la taille des filles mortes

          Elles revivent chaque matin
          Leurs mains de verdure sur leurs seins neufs
          Elles s'avancent sur les crêtes des coqs de la mer
          Le chœur des coqs
          Qui hurlent au soleil

          Mon ami mon ami les voici
          Un arbre de chair brûle à l'ouest
          Dans le vent d'hiver
          Elles s'avancent elles viennent

          Les yeux très bleus d'une nuit pareille
          À un rire sans regret

                                                            20 février 1944

          ibid L'ébène a noyé l'ivoire de nos nuits p.465

Si la chute du poème qui précède a donné son nom à l'édition de ce livre, présenté par Christophe Dauphin au terme d'un travail magistral de plusieurs années sur les inédits de Marc Patin, le titre donné à cette recension, L'amant aux mains nues, m'a été suggéré par la lecture du poème, qui suit. Il résume à lui seul la quête d'une vie : créer et aimer !

                                     CRÉER

                         Il y aura un jour un oiseau couleur de vent qui
          volera de branche en branche à travers l'été de sang dire à
          l'oreille de la femme qui veille au seuil des nuits blanches
          que son amant est en route vers elle venant des plages
          flambantes de la mer.
                         Il viendra cet homme innocent des îles blotties dans
          une aile, il viendra par les sentiers, par les rues des villes
          couronnées, il descendra les torrents de l'arc-en-ciel, gravira
          les angles bleus du soleil.
                         Cependant la femme derrière son visage de nuages
          apparaîtra au détour d'une place déserte, une place dévastée
          et verte.
                         La femme tremblante et sage transparente ignorante
          déchirera du doigt son vêtement de nudité.
                         Dans ses yeux déjà le galop du passé fait se lever de
          terre les puissantes formes d'un avenir sans bornes aux
          anneaux d'herbe et de rivières aux chaînes dorées.
                         Sur sa bouche éteinte et sur ses bras et sur ses seins
          déjà se pose au fil des années le doux pollen des sources
          enceintes de rêves insensés.

                         Il y aura un jour un amant en route vers son amante
                         Immobile au pied du passé
                         Il y aura un jour un amant qui viendra les mains
          nues et gourmandes dompter les formes rétives de la terre
          passionnée.

                                                            10 janvier 1944

          ibid L'ébène a noyé l'ivoire de nos nuits p. 459

Fin février, il se plaint de violentes douleurs à la poitrine. Atteint d'une pneumonie et hospitalisé trop tard, il meurt d'une embolie pulmonaire le 13 mars 1944. Il est inhumé dans un cimetière de Berlin.
Un mois plus tard, une bombe fait exploser sa tombe ainsi que celles de quatre autres français. Les restes de ces malheureux, réunis dans un même cercueil en 1951, seront ré-inhumés dans le cimetière national de Montauville, en Meurtre et Moselle.

Quelques uns de ses poèmes paraissent par la suite aux éditions de l'Imprimerie nationale et dans la revue Réalités, en 1945, puis Marc Patin tombe dans l'oubli complet.
Ce jusqu'en 1992, où Guy Chambelland édite deux recueils du poète. Christophe Dauphin découvre alors Patin et accède à ses archives, en 2003.
L'ensemble de l'œuvre poétique (1938-1944) de Marc Patin, restée inédite, est enfin réunie et présentée par Christophe Dauphin et éditée par les éditions Les Hommes sans épaules, en 2016.

Bibliographie:
  • Les yeux très bleus d'une nuit pareille à un rire sans regret, Les Hommes sans épaules éditions, 2016
  • Le n° 41 de la revue Les hommes sans épaules, paru en mars 2016, avec des poèmes inédits de Marc Patin, datant de 1943 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire