Port des Barques

Port des Barques

vendredi 6 mai 2016

Françoise Ascal Le désir – rayonnant – d'écrire

Françoise Ascal est de ces femmes qui à leur insu rayonnent de l'intérieur, animées d'une force qui les dépasse.
Son dernier livre, Un bleu d'octobre, paru en 2016 chez Apogée, est un condensé de ses Carnets écrits entre 2001 et 2012. Il est le quatrième volet d'un chantier d'écriture, qui a débuté avec Cendres vives (1980-1988), Carré du ciel (1988-1996) suivis de La Table de veille (1996-2001), parus chez le même éditeur.


         Une main légère et sans attente, c'est ce qu'il faut pour tirer sur
         le fil, celui qui fera remonter les mots des nappes phréatiques où
         ils reposent, et se décantent, à notre insu.

         in Un bleu d'octobre Éditions Apogée 2016, p.9

Comme elle pétrissait autrefois la terre, elle malaxe ses notes pour en transmettre la quintessence. La maladie refait surface dans sa vie et l'affecte sournoisement. Elle revoit tous ces jeunes aux corps fracassés qu'elle a côtoyés autrefois à N. dans son travail thérapeutique et dont elle écrivait dans Le carré du ciel, en septembre 1990 :
Il arrive que l'humanité abîmée, tordue, cassée, emplisse l'espace. On en oublie la beauté possible du monde et des êtres. On ne voit plus que fêlure et désastre. Surabondante perversité du mal, à tout jamais inassimilable.

À cette étape de sa vie, en 2004, connaissant ses limites et ses priorités, elle se tourne résolument vers un autre choix, celui de l'écriture :

         À moi de m'ouvrir au nouveau monde, celui qui ne se résume pas
         au seul malheur, fortement concentré à N. Saisir à bras-le-corps
         ma nouvelle vie. Une vie d'écrivain? Ma vie.

         in Un bleu d'octobre, éditions Apogée, 2016, p.35

Et un an plus tard, en 2005 elle précise:

         Mon rapport à l'écriture: encore et toujours "le métier de vivre".
         Pas le souci de construire une œuvre "littéraire" mais l'ambition
         de repousser, si peu que ce soit, une part de ténèbres – en soi
         comme à l'extérieur.
         (...)
         Nuit d'agitation, en quête des mots manquants. On n'écrit
         jamais que pour trouver des mots manquants.

         ibid p.45

         La petite fille d'autrefois captait les silences,
         failles, blessures et obscurément aurait voulu réparer. Classique.

         ibid p.47

Méthodiquement, elle se fixe des repaires majeurs :

         (...) Ne pas perdre de vue que c'est "vivable". Les humains sont
         comme ça. Cabossés. Bringuebalants. Et pourtant... Je rameute
         en moi tous les grands malades/artistes aux œuvres généreuses
         Malgré les manques. Je pense à Deleuze et à ses propos sur "les
         petites santés".

         ibid p.47

(Selon Deleuze : la souffrance est une énergie convertible en langage. Les petites santés font de grands artistes.)
 
S'il lui vient encore des paroles de découragement, elles sont toujours entrecoupées de notes brèves et toniques à propos de paysages, de saisons, de couleurs, qui sont autant de purs instants de beauté.
Sa capacité à s'en saisir remonte probablement à son enfance lors des vacances passées chez sa grand-mère, au contact de la nature.
On retrouve dans Cendres vives au chapitre 2 de Le Pré ( 1980-1982) pages 19 et 20, le récit d'un temps fort de ce type, partagé avec son père durant les derniers jours de sa vie, qui illustre cette capacité de s'émerveiller même aux pires moments.

C'est l'été, ce dernier est allongé dans son lit, soutenu par des oreillers; il se sait en fin de vie, il regarde de tout son être rassemblé une cage posée sur le rebord de la fenêtre, où s'ébrouent au soleil deux canaris. Françoise est à son chevet, elle se souvient et écrit:
Il n'est déjà plus qu'un gisant, et pourtant, dans son regard qui survit intact au naufrage de son corps, l'amour de la vie brille. Il brille magnifiquement, pour une petite cage d'osier posée à ses cotés, qui lui a paru soudain contenir l'univers tout entier. Deux oiseaux se sont révélés semblables
à deux sources vives, pour se baigner dans l'inaccessible présent et boire à la rivière du souvenir...

J'ai collecté dans Un bleu d'octobre nombre de ces images toniques propres à contrebalancer les moments de doute :


          Penser aux perce-neige, en février, soulevant le poids gelé du monde. (p.50)

          Milliers d'oiseaux rassemblés, battant des ailes dans les roseaux, piaillant, agitant les
          graminées sépia, mauves, vieux cuir, sur fond de ciel rouge... (58)

          Beauté du verger, des cardamines et des cognassiers du Japon. Inlassable printemps."(p.46)

          Des tulipes très rouges dans un vase ancien de Quimper. Tout près de moi. À ne pas perdre
          de vue. (p.54)
         
          Le bleu d'octobre est au rendez-vous. Longeant la rive nous découvrons une  petite feuille
          d'aulne suspendue dans les airs, balancée, tourbillonnant par instants selon les brises, elle
          tient par un fil, visible quelquefois dans le soleil. Elle est à l'extrémité de ce fragile travail
          d'araignée et dure, dure dans le temps, solidement arrimée à l'infime.
 
          Bleu d'octobre: mon modèle. Voudrais écrire en atteignant cette transparence. La transparence
          n'est pas la pauvreté." (p.48)


 À propos de ces instants, qu'elle qualifie "d'immenses dans le banal", elle écrit encore :

          Ces instants fragiles, inattendus, inespérés, sont des excès de bonheur, des arrachements à la
          lourdeur, allègement autant qu'ancrage, assurance d'habiter ici, avec la plante des pieds sur le
          sol tandis que la vision s'agrandit jusqu'à révéler l'immense dans le banal. Un tout tenu dans la
          paume. (p.59)

          Il y a un "vivre/écrire" qui ne se laisse pas détisser. Ma récente impuissance à écrire fait partie
          de mes plus douloureuses expériences.
          La création, c'est aussi ce qui me tient vivante. (p.54)

Cette interaction entre le vivre et l'écriture lui ouvre une voie nouvelle, qu'elle partage délibérément avec ses lecteurs :

           Ruisseaux, rivières m'ont nourrie depuis l'enfance. Il faudrait les
           prendre pour modèles, se faire eau courante, réactive à chaque
           seconde pour passer l'obstacle.
           Délaisser toute espérance de certitudes, privilégier le flux. (p.p.64/65)

           Il faut juste desserrer, accepter que ça traverse et ne s'arrête pas. (p.73)


Tout au long de ces carnets, elle fait aussi référence aux lectures diverses qui la nourrissent : les philosophes de l'antiquité, Sénèque, Épitecte, Épicure. Montaigne, très souvent cité, ainsi qu'une infinité de poètes et d'écrivains rares et divers tels Pierre-Albert Jourdan, Pierre -Jean Jouvre, Roger Munier et bien d'autres, qui ne cessent d'enrichir son "atelier intérieur".

Françoise Ascal fait délibérément le choix de transmettre l'essentiel. Elle le fait avec sa ténacité d'artisane animée d'un grand désir de partage.

             "Vouloir dire quelque chose, c'est comme s'élancer vers quelqu'un".
             ces mots de Wittgenstein cités par Jean-Pascal Dubost sont emblématiques.
             S'y reconnaissent tous ceux qui ont une écriture "adressée", aussi inconnus
             puissent être les destinataires. (p.79)


             Le problème de la poésie, c'est qu'on est toujours sur le bord.
             Un rien fait disparaître ce qui aurait pu apparaître. J'habite cet
             entre-deux du rien allant-venant. (p.82)

Le livre s'achèvera, un peu plus loin, sur l'expression d'un dernier désir: Frôler à nouveau le bord incandescent du vivant.
Ce bord si rarement atteint, fruit d'un accord fugace avec soi-même, Françoise Ascal en témoigne magnifiquement dans ce passage :

             En recherche du mot juste, celui qui soulage lorsqu'il est trouvé.
             Le mot juste restaure une unité originelle, un lien perdu entre
             la chose et le signe. Trouver le mot juste, c'est trouver la moitié
             manquante du symbole (au sens littéral, c'est-à-dire coupé en
             deux). C'est réunir ce qui était séparé, c'est reconstruire, c'est
             calmer la douleur. Mais il faut que le mot soit la pièce attendue
             dans un puzzle. Pas d'approximation. La rencontre des bords qui
             s'épousent, c'est la jouissance. Rapport sexuel aux mots. L'évi-
             dence du mot juste, lorsqu'il est trouvé, s'apparente à l'évidence
             amoureuse des corps accordés. (p.84)

Que l'intensité de cette rencontre vienne couronner notre propre quête .


Bibliographie:
  • Un bleu d'octobre , Éditions Apogée 2016
par internet des  articles sur le Temps Bleu : 

  • autres articles sur la Pierre et le Sel:

          un article d'Isabelle Lesvèque :



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