Que tout t'échappe, ô ma mémoire...
Que tout t'échappe, ô ma mémoire, sauf la douceur
Des plaines d'Ypres.
Souviens-toi du soleil d'automne et des nuages
Agiles après la pluie,
Du ciel bleu et du doux horizon bleu;
Ne retiens que cela,
Sinon c'est ma tombe tourmentée que nous partagerons.
Sinon mort. Sinon froid.
1917
in Ne retiens que cela, (poèmes de guerre) choisis, présentés et traduits de l'anglais par Sarah
Montin, éditions Alidades.bilingues 2016, p.9
Cette plaquette récemment adressée par les éditions Alidades, contient les traductions de Sarah Montin des poèmes du poète anglais Ivor Gurney (1890-1937). Elle s'ouvre sur ce poème sensible et émouvant, écrit pourtant sur un champ de bataille, en 1917.
En pleine guerre, l'auteur évoque les ciels et les plaines d'Ypres, comme il chante le charme des paysages de sa vallée natale, au bord de la Severn, dans le comté de Gloucester, au sud ouest de la Grande-Bretagne. Il semble encore persuadé, malgré la chute fatale, de la puissance salvatrice de la Beauté.
"La beauté sauvera le monde? "demandait le jeune homme dans L'Idiot de Dostoïevski...
La guerre brisera Ivor Gurney, comme beaucoup d'autres. Demeurent ces poèmes, qui nous parviennent aujourd'hui empreints d'une douce intériorité. S'ils clament sans hésiter l'horreur de la guerre, ils témoignent aussi de la droiture et de la bonté de l'auteur et de sa solidarité envers ses frères d'arme.
Servitude
Si ce n'était pour l'Angleterre, qui supporterait
Cette servitude accablante un instant de plus?
Tenir un bordel, balayer et laver le sol
Des bouges les plus infâmes, serait noble à coté
De cette vie à passer la brosse à reluire. Ici puis là,
Harcelé de bêtise, examiné avec curiosité
Par des sots gonflés d'orgueil et pétris
De vieilles saillies usées jusqu'à la corde.
Seul l'amour des camarades allège ma peine;
Rien ne peut triompher de leur gaité.
Comme les sentinelles dans la nuit attendent le soleil
Pour revivre, ainsi je sers ces garçons
Que ni les huiles, ni les feux de l'enfer ne peuvent atterrer,
Ni les canons, ni les rodomontades du sergent-major.
1917, Severn and Somme
Douleur
Douleur, douleur encore, douleur toujours
Terrible, même pour les plus aguerris, mais pour ceux
Avides de beauté...nul ne sait, ni le plus sage
Ni le plus compatissant, ce que signifiait même une heure
Dans les méandres de ces chemins. Une monotonie grise
Pesait sur le ciel gris et la boue grise où
Se traînait une armée grise d'épouvantails trempés,
Indifférents enfin au sort le plus cruel.
Voir les yeux pitoyables de ces hommes condamnés
Ou ces chevaux blessés, paralysés de fatigue,
Mourant ensemble dans les trous d'obus, tués par la boue,
Ces hommes cassés, hurlant au moindre coup de feu –
Jusqu'au jour où, écrasé de douleur ou de léthargie,
le cœur stupéfait crie sa colère envers Dieu.
1917, Severn and Somme
ibid p.13
Gazé en 1917, dans les environs de Béthune, il est rapatrié et hospitalisé en Angleterre.
Il publie, la même année, son premier recueil Severn and Somme.
De retour chez lui, il se remet à ses études musicales et rédige des poèmes, (880 en tout), des hymnes ainsi que des pièces pour orchestre.
Mais il garde de son séjour sur le front de graves séquelles, physiques et mentales. Une nouvelle dépression post-traumatique l'ébranle en 1918.
En 1919, il publie un second recueil de guerre, War's Embers (Les cendres de la guerre), d'où est tiré le texte qui suit.
Le poète et musicologue, employé qu'il est sans doute à des travaux utiles pendant cette dépression, retrouve d'un seul coup toute l'acuité du regard et l'art de magnifier l'instant.
En sarclant les navets
Redressant mon dos courbé par la bêche
Mes yeux soudain s'ouvrirent sur
De grands arbres, un champ mûr pour la moisson,
Et les cercles de nuages dans le ciel bleu de juin.
Ici-bas la terre était belle
Son toucher, sa couleur, et belle chaque mauvaise herbe,
Mais la beauté altière du Ciel m'arrêta,
La musique seule me faisait défaut.
Et la jeune fille en blanc dans la vieille ferme
Son sourire et son regard jeté sur moi,
Muet, frappé par le charme puissant
Des vaisseaux de nuages prenant la mer sans écume.
1919, War's Embers ( Les cendres de la guerre)
Passer d'un champ de navets aux vaisseaux de nuages prenant la mer n'est pas donné à tout le monde. L' allusion au sourire de la jeune fille en blanc reste bouleversante, comme le sera la vie affective brisée de nombre de ces blessés de la Grande guerre...
Écrit la même année, le poème qui suit est plus nostalgique mais l'envolée finale évoque encore son désir de prendre le large.
De la fenêtre
De grands peupliers au soleil
Palpitent et les platanes
Passent sur cette journée
D'août où s'égarent des pluies froides;
Mais la vue du blé fauché
Des tristes fleurs foulées
Des gains de l'été gâchés,
Toujours m'accompagnent –
Bien que les flaques dans les chemins secrets
Débordent d'un bleu céleste,
Reflètent les merveilles d'une vie neuve.
Il me faut oublier les souffrances
D'hier et agir avec
Courage – traîner de lourds chariots
À travers les champs bruns et nus,
Il me faut me hâter, sortir et courir
M'émerveiller, que mon cœur tarisse
La coupe de joie, dans ces grands champagnes
De bleu, où passent les hauts nuages
Blancs, leur voiles intactes
Gonflées sur des mâts immaculés –
Avec la joie d'un capitaine menant son fier galion.
1919, War's Embers
On repense à Baudelaire et à ses "merveilleux nuages", compagnons de solitude. On ressent chez lui un élan profond, une volonté d'oublier le passé et de vivre ! On le croirait –on le voudrait – guéri. Hélas! ces alternances de hauts et de bas sont le propre de son mal, appelé aujourd'hui "trouble bipolaire".
En 1922, un épisode délirant lui vaut d'être définitivement interné. Il décèdera de tuberculose à l'asile en 1937, à l'âge de 47 ans.
Daté de 1925, ce bref poème pourrait se lire comme un testament, – un "ne retiens que cela" – qui garde pleinement trace de la douceur et de l'altruisme d'Ivor Gurney:
Les chansons que j'avais
Les chansons que j'avais sont fanées
Ou parties sans crier gare
Mais j'ai laissé les traces vives
De mes errances :
Là poussent des fleurs
Pour le plaisir des autres.
Pense donc, Ô poète,
Bientôt il va faire nuit.
c. 1925
Écrire pour le plaisir des autres, quelle générosité!
Merci Ivor Gurney, et merci à Sarah Montin, sa traductrice et aux éditions Alidades de nous avoir permis de découvrir, presque 100 ans plus tard, ce poète.
bibliographie:
- Ne retiens que cela, poèmes d'Ivor Gurney, traduits de l'anglais par Sarah Montin, Alidades.bilingues, 2016
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