Port des Barques

Port des Barques

vendredi 4 mars 2016

Françoise Ascal cette soif de signes que rien ne comble

 

         ça s'annonce par un trouble de la vue ou par un
         picotement des extrémités quelquefois par un vertige
         l'impression de poser le pied sur un fil tendu entre
         deux vides pourtant il ne s'agit dérisoirement que
         d'un afflux de mots ou plutôt d'un afflux de sang qui
         veut devenir mots
         (...)

         in Des voix dans l'obscur, Æncrages & Co, 2015

Ainsi débute ce livre de Françoise Ascal, Des voix dans l'obscur, illustré par Gérard Titus Carmel de coulures d'encre, qui sont autant de zébrures et de déchirures faites au corps et au temps.
Françoise Ascal écrit, une fois encore, contre, tout contre, ces voix ancestrales qui la hantent.
Il n'existe pas de sauve qui peut, ce combat s'impose et c'est affaire de vie ou de mort.
D'une voix brûlante, à la suite de Lignées paru en 2012 chez le même éditeur, avec le même illustrateur, elle poursuit le récit.

         combien sont-ils
         ils se bousculent se pressent s'amassent je ne par-
         viens pas à les identifier leurs visages se confondent
         ils marchent interminablement certains portent une
         faux sur l'épaule ou un fusil d'autres poussent une
         brouette on ne voit pas leurs rides on ne sait pas
         leur âge sous des chapeaux de paille à large bord
         nombre d'entre eux sont des femmes tous avancent
         trébuchent se cognent aux pierres du chemin il faut
         tendre l'oreille longtemps pour capter leur souffle
         une buée à peine posée sur la mémoire

         la nuit je les héberge
         ils gesticulent dans ma chair s'agitent dans ma
         bouche
         surtout dans ma bouche
         veulent prendre langue
         chaos de mots
         sons brisés qui me brisent

         je n'existe que par intermittence quand ils consen-
         tent à s'assoupir

         ce sont mes bourreaux
         mes aimés

         ibid

Inévitablement, dans un paysage semi-aquatique qu'elle parcourt au crépuscule, vie et mort s'affrontent jusqu'à la déchirure :

(..)
         c'est l'heure du basculement

         mâchoires prêtes dents et crocs affutés
         c'est l'heure de la déchirure

         coup de queue ventre blanc un brochet vorace jaillit
         hors de l'eau chahut liquide répercuté très loin à
         travers ce qu'on prenait pour pur silence

         les ondes concentriques n'en finissent pas de s'épa-
         nouir là où la mort frappe
         elles rayonnent
         à les contempler depuis la rive on croirait qu'il en
         émane une musique presqu'un appel

         mais tout rentre dans l'ordre
         celui de la lutte sans merci
         celui de l'indifférence coutumière

         ibid

Cette  région, la Haute-Saône, berceau de sa famille paternelle, terre de ses racines, elle l'évoque dans chacun de ses livres et vient s'y ressourcer en toute saison, dans la joie comme dans l'épreuve.
Elle la décrit ainsi : "Située entre les Vosges, le Jura et la Bourgogne, le paysage y est resté intact. Eaux-vives et dormantes, étangs façonnés au Moyen-Âge par des moines, lui valent le nom de Plateau des 1.000 étangs. Tenue à l'écart de la modernité, la vie paysanne et son habitat d'autrefois s'y perpétuent. Gens et bêtes y vivent encore dans un inconfort  invraisemblable". 

Dans ce lieu unique, au propre comme au figuré, qui s'est toujours imposé comme le terreau fertile de son écriture, Françoise Ascal affronte, cette fois, la menace. Atteinte dans sa chair, acculée à survivre, elle recense ses atouts et compte ses faiblesses: "c'est peut-être ce que tu cherches/ l'effacement la disparition l'oubli."

         non
         pas de "belles histoires" à raconter les histoires ça
         vole dans l'air on les capte d'une main joueuse je
         ne sais pas jouer je n'ai pas de filet à histoires juste
         du fil à coudre utile pour les plaies coudre et recou-
         dre ce qui bée une spécialité en quelque sorte répa-
         rer recoller rafistoler ravauder avec plus ou moins
         de succès paroles qui tombent et se cassent dans le
         vide murs qui se fendent toits qui s'écroulent draps
         qui se déchirent peau qui se fane veines qui éclatent
         c'est mon lot je pose des mots-sutures sur ce qui
         souffre c'est une addiction comme une autre

         peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à
         rejoindre dans la moindre faille
         glisser la langue entre les molécules disjointes mâ-
         cher les noms perdus sucer le rien saliver
         lèvres closes cimenter l'absence

         peut-être est-ce-vous qui m'appelez vous qui n'êtes
         plus
         vous qui avez fui sans légendes à hisser dans les
         livres

         ibid

La lumière, pourtant, sur les étangs,  toujours verte, toujours recommencée, lui sert de peau, de corps manquant:

           (..)

          mon souffle s'accorde au sien
          elle ne se lasse pas de croître
          elle supporte neige froidure sécheresse
          piétinements des bêtes oubli des hommes
          entre ses racines je m'abandonne un instant confon-
          due dans la vastitude

          le ciel lui-même s'y contemple plus serein plus pro-
          fond dans son face à face
          ciel et prairie s'étreignent quelquefois
          je le sais mais ne peux le voir
          il faudra apprendre à devenir
          ne plus crisper  les poings  ne plus crier dans le
          silence des choses paisibles

          mais toujours les saignements me rattrapent
          les hémorragies emportent le peu qui m'appartient
          les barques de lumière sombrent

          il faut rouvrir les yeux

          ibid

Aucun pathos, nul désespoir. Les mots eux-mêmes blanchissent/ la terre seule persiste à saigner/ les oiseaux n'en ont cure/ tu t'efforces de les rejoindre.
Puissance et sobriété du verbe, face à face avec l'inéluctable, fille de sa lignée, Françoise Ascal puise en elle les mots pour analyser et affronter l'épreuve, se prépare même à un combat sanglant, au couteau, puis se souvient, comme un sage, que la vie est ronde...

          tête prise dans le chevelu de tes racines tu suffoques
          tu rameutes tous les canifs d'enfance manches de
          corne de vache buis sculpté ivoire bakélite tu affûtes
          les lames oubliées sur la margelle d'un puits les
          lames étincelantes sur la pierre du lavoir les lames
          promesses de séparation par-dessus tout éradiquer
          la prolifération vénéneuse tu coupes tranches
          déchiquettes tu enfonces jusqu'à la garde tes armes
          dérisoires quelques centimètres de métal usé qui
          jamais n'atteindront la moindre cible

          plutôt confier tes nuits aux pavots plutôt avaler des
          colchiques mâcher de la datura te rouler dans la
          belladone

          plutôt abandonner tout espoir de maîtrise
          chercher la goulée d'air le rai de lumière la goutte
          de rosée embusqués dans le labyrinthe

          une voix peut-être comme un fil d'Ariane une voix
          portée par les effluves d'un jasmin d'hiver t'invitera
          au voyage à travers les arcanes du temps

          la vie est ronde
          l'avenir attend ton retour

          ibid

La vie est ronde, quelle précieuse trouvaille quand il s'agit de rester vif !
Ainsi, l'amie Françoise se souvenant de ce mot de Bachelard, son cher maître, nous revient indemne avec ce viatique.
Saluons son triple et magnifique retour en écriture, avec Noir -Racine, paru également en 2015, chez Al Manar et Un bleu d'octobre, tout juste sorti chez Apogée, à l'heure où j'écris.

Bibliographie:
  • Des voix dans l'obscur Æncrages & CO, 2015
sur internet:









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