ça s'annonce par un trouble de la vue ou par un
picotement des extrémités quelquefois par un vertige
l'impression de poser le pied sur un fil tendu entre
deux vides pourtant il ne s'agit dérisoirement que
d'un afflux de mots ou plutôt d'un afflux de sang qui
veut devenir mots
(...)
in Des voix dans l'obscur, Æncrages & Co, 2015
Ainsi débute ce livre de Françoise Ascal, Des voix dans l'obscur, illustré par Gérard Titus Carmel de coulures d'encre, qui sont autant de zébrures et de déchirures faites au corps et au temps.
Françoise Ascal écrit, une fois encore, contre, tout contre, ces voix ancestrales qui la hantent.
Il n'existe pas de sauve qui peut, ce combat s'impose et c'est affaire de vie ou de mort.
D'une voix brûlante, à la suite de Lignées paru en 2012 chez le même éditeur, avec le même illustrateur, elle poursuit le récit.
combien sont-ils
ils se bousculent se pressent s'amassent je ne par-
viens pas à les identifier leurs visages se confondent
ils marchent interminablement certains portent une
faux sur l'épaule ou un fusil d'autres poussent une
brouette on ne voit pas leurs rides on ne sait pas
leur âge sous des chapeaux de paille à large bord
nombre d'entre eux sont des femmes tous avancent
trébuchent se cognent aux pierres du chemin il faut
tendre l'oreille longtemps pour capter leur souffle
une buée à peine posée sur la mémoire
la nuit je les héberge
ils gesticulent dans ma chair s'agitent dans ma
bouche
surtout dans ma bouche
veulent prendre langue
chaos de mots
sons brisés qui me brisent
je n'existe que par intermittence quand ils consen-
tent à s'assoupir
ce sont mes bourreaux
mes aimés
ibid
Inévitablement, dans un paysage semi-aquatique qu'elle parcourt au crépuscule, vie et mort s'affrontent jusqu'à la déchirure :
(..)
c'est l'heure du basculement
mâchoires prêtes dents et crocs affutés
c'est l'heure de la déchirure
coup de queue ventre blanc un brochet vorace jaillit
hors de l'eau chahut liquide répercuté très loin à
travers ce qu'on prenait pour pur silence
les ondes concentriques n'en finissent pas de s'épa-
nouir là où la mort frappe
elles rayonnent
à les contempler depuis la rive on croirait qu'il en
émane une musique presqu'un appel
mais tout rentre dans l'ordre
celui de la lutte sans merci
celui de l'indifférence coutumière
ibid
Cette région, la Haute-Saône, berceau de sa famille paternelle, terre de ses racines, elle l'évoque dans chacun de ses livres et vient s'y ressourcer en toute saison, dans la joie comme dans l'épreuve.
Elle la décrit ainsi : "Située entre les Vosges, le Jura et la Bourgogne, le paysage y est resté intact. Eaux-vives et dormantes, étangs façonnés au Moyen-Âge par des moines, lui valent le nom de Plateau des 1.000 étangs. Tenue à l'écart de la modernité, la vie paysanne et son habitat d'autrefois s'y perpétuent. Gens et bêtes y vivent encore dans un inconfort invraisemblable".
Dans ce lieu unique, au propre comme au figuré, qui s'est toujours imposé comme le terreau fertile de son écriture, Françoise Ascal affronte, cette fois, la menace. Atteinte dans sa chair, acculée à survivre, elle recense ses atouts et compte ses faiblesses: "c'est peut-être ce que tu cherches/ l'effacement la disparition l'oubli."
non
pas de "belles histoires" à raconter les histoires ça
vole dans l'air on les capte d'une main joueuse je
ne sais pas jouer je n'ai pas de filet à histoires juste
du fil à coudre utile pour les plaies coudre et recou-
dre ce qui bée une spécialité en quelque sorte répa-
rer recoller rafistoler ravauder avec plus ou moins
de succès paroles qui tombent et se cassent dans le
vide murs qui se fendent toits qui s'écroulent draps
qui se déchirent peau qui se fane veines qui éclatent
c'est mon lot je pose des mots-sutures sur ce qui
souffre c'est une addiction comme une autre
peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à
rejoindre dans la moindre faille
glisser la langue entre les molécules disjointes mâ-
cher les noms perdus sucer le rien saliver
lèvres closes cimenter l'absence
peut-être est-ce-vous qui m'appelez vous qui n'êtes
plus
vous qui avez fui sans légendes à hisser dans les
livres
ibid
La lumière, pourtant, sur les étangs, toujours verte, toujours recommencée, lui sert de peau, de corps manquant:
(..)
mon souffle s'accorde au sien
elle ne se lasse pas de croître
elle supporte neige froidure sécheresse
piétinements des bêtes oubli des hommes
entre ses racines je m'abandonne un instant confon-
due dans la vastitude
le ciel lui-même s'y contemple plus serein plus pro-
fond dans son face à face
ciel et prairie s'étreignent quelquefois
je le sais mais ne peux le voir
il faudra apprendre à devenir
ne plus crisper les poings ne plus crier dans le
silence des choses paisibles
mais toujours les saignements me rattrapent
les hémorragies emportent le peu qui m'appartient
les barques de lumière sombrent
il faut rouvrir les yeux
ibid
Aucun pathos, nul désespoir. Les mots eux-mêmes blanchissent/ la terre seule persiste à saigner/ les oiseaux n'en ont cure/ tu t'efforces de les rejoindre.
Puissance et sobriété du verbe, face à face avec l'inéluctable, fille de sa lignée, Françoise Ascal puise en elle les mots pour analyser et affronter l'épreuve, se prépare même à un combat sanglant, au couteau, puis se souvient, comme un sage, que la vie est ronde...
tête prise dans le chevelu de tes racines tu suffoques
tu rameutes tous les canifs d'enfance manches de
corne de vache buis sculpté ivoire bakélite tu affûtes
les lames oubliées sur la margelle d'un puits les
lames étincelantes sur la pierre du lavoir les lames
promesses de séparation par-dessus tout éradiquer
la prolifération vénéneuse tu coupes tranches
déchiquettes tu enfonces jusqu'à la garde tes armes
dérisoires quelques centimètres de métal usé qui
jamais n'atteindront la moindre cible
plutôt confier tes nuits aux pavots plutôt avaler des
colchiques mâcher de la datura te rouler dans la
belladone
plutôt abandonner tout espoir de maîtrise
chercher la goulée d'air le rai de lumière la goutte
de rosée embusqués dans le labyrinthe
une voix peut-être comme un fil d'Ariane une voix
portée par les effluves d'un jasmin d'hiver t'invitera
au voyage à travers les arcanes du temps
la vie est ronde
l'avenir attend ton retour
ibid
La vie est ronde, quelle précieuse trouvaille quand il s'agit de rester vif !
Ainsi, l'amie Françoise se souvenant de ce mot de Bachelard, son cher maître, nous revient indemne avec ce viatique.
Saluons son triple et magnifique retour en écriture, avec Noir -Racine, paru également en 2015, chez Al Manar et Un bleu d'octobre, tout juste sorti chez Apogée, à l'heure où j'écris.
Bibliographie:
- Des voix dans l'obscur Æncrages & CO, 2015
- un article de Roselyne Fritel http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/08/fran%C3%A7oise-ascal-larpent%C3%A9e.html
- un article de Pierre Kobel http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/08/fran%C3%A7oise-ascal-un-r%C3%AAve-de-verticalit%C3%A9.html
- un entretien avec l'auteur: https://www.blogger.com/blogger.g?blogID=3657709267519266914#editor/target=post;postID=8072142605015072868;onPublishedMenu=allposts;onClosedMenu=allposts;postNum=4;src=postname
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