Port des Barques

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vendredi 18 mars 2016

Yves Peyré Plis et déplis, naissance d'un livre




                                         

Un peu plus tard, je compris que les livres reposaient sur le seul pli. De la même manière que le linge était soumis au fer à repasser, grand pourvoyeur de plis et correcteur à cet égard, le papier était soumis au plioir d'os, d'ivoire ou de bois. Le papier vivant se ployait, une géométrie présidait à la naissance du livre comme objet. On faisait se toucher les bords extrêmes de la feuille et on la pliait selon une manière assez stricte, et ce autant de fois qu'il était besoin. Le format peu à peu se réduisait. J'ai passé nombre de mes soirées à plier des plaquettes de tirage limité que j'éditais alors pour mon plaisir et dans l'espoir un peu chimérique d'atténuer les pertes financières que me procurait la revue que j'avais créée et aux destinées de laquelle je présidais. Pliage plus ordinaire, pliage variable, j'étais avec mon outil en ivoire à donner forme de rectangle à des feuilles de grand format : Arches, Auvergne du Moulin Richard de Bas, Japon Dosabiki Masashi, papier du Moulin de Pombié, chiffon d'Angoumois ou Alcantara de Sicile. Le papier était parfois sec, à d'autres moments tout à fait souple. Je lui donnais forme, un parallélépipède se composait à mesure. J'étais attentif aux textes et aux gravures. La feuille était pliée avec précaution, dans la souplesse qui n'insistait pas, aussitôt le bord à bord atteint, le coup sec du plioir donnait à la plausibilité du partage un sens définitif. On pourrait croire cette occupation fastidieuse, j'y prenais au contraire un vif plaisir, chaque livre sorti de mes mains était unique, sinon en apparence, du moins en intention et dans le rêve qui avait aidé à sa venue. C'était un autre versant de la vie quotidienne. Homme du livre, on se doit de présider physiquement à sa naissance. Je voyais les textes se charger d'une adhésion à l'instant, je maniais le papier, je décompose arbitrairement l'unité du geste : plioir, mouvement de la main et du bras engageant jusqu'à l'épaule. Plier les livres, c'est non seulement leur donner une chance d'être, c'est aussi les irriguer de sa propre vie, l'espace de la rêverie et celui de l'action se superposant en un nouveau pli, imaginaire sans doute mais bien réel au souvenir de qui a présidé à l'opération.
(.../...)
Tout ce qui est plié est contraire au désordre, au chaos. Le pli, c'est la rationalité du mystère. Par là même tout se tient entres la séparation et la continuité, entre la rupture et l'unité, le pli est ainsi l'une des figures parmi les plus satisfaisantes du suspens.

in Plis et déplis, L'extase au quotidien, éditions Pagine d'Arte 2011, p.p.13/14/15

Pour accompagner le Salon du livre, qui s'ouvre aujourd'hui à Paris, il convenait de citer cet hommage d'Yves Peyrié, rédigé avec des mots choisis,  pour célébrer la tâche de l'imprimeur d'art.
Il se trouve que le monotype de Roselyne Fritel, qui l'illustre, a été imprimé sur papier d'Arches.

La quatrième de couverture de ce petit livre achève de donner au pli sa part de création et de poésie :

Et le pli continue de sinuer, de s'inscrire comme une ligne superposée à la surface plane, couture qui survient sans réparation de blessure. On songe au geste de froisser ou, à ce qui vaut aussi bien pour l'étoffe que le papier, au mouvement simple de friper. Il est là, figure inaltérable, frisson du rêve, cassure imperceptible. Il sépare et il lie, il relie: il est la trace de la géométrie et du hasard. L'art révèle le pli, l'appelle, le fait apparaître, pour lui-même poursuivre sa course. Le pli est un art, l'art n'échappe pas au pli.

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