Port des Barques
samedi 4 juillet 2015
Ana Blandiana, pour une canicule ( 6)
L'air dans ma chambre était devenu dense, presque visible, brûlant, et sifflait comme une lame de couteau au plus petit geste, au plus faible mouvement. Je voulus prendre un livre sur l'étagère et mon bras s'éleva péniblement, comme s'il était dans l'eau, rencontrant une résistance invisible, mais évidente, une certaine adversité inédite et obstinée des éléments. Le livre lui-même refusait de se détacher des autres, et quand j'essayai de l'arracher, je me pétrifiai avec la main à demi-levée; collé à mes doigts, le livre ne s'était pas détaché non plus de la bibliothèque et s'étirait comme une pâte élastique, s'allongeait, une gomme molle et informe, une matière visqueuse. Fascinée, je tirais sur ce bout de pâte à modeler chaude qui, en s'allongeant, perdait sa couleur. Je tirais sans arrêt, avec une curiosité d'animal en chaleur, et je voyais les lettres de la couverture s'allonger, s'élargir, devenir de plus en plus fines jusqu'à ce qu'il n'en restât plus que quelques traces qui finissaient par disparaître elles aussi. Je crois que c'est à ce moment-là que la panique m'a envahie, à l'instant où j'ai compris que les lettres avaient définitivement disparu avant que je n'aie pu les lire. Horrifiée, j'ai commencé à replier, à dévider en une pelote absurde cette corde toute molle que j'avais déployée dans la pièce et qui, quelques instants plus tôt, était encore la pensée de quelqu'un. J'essayais de ranger dans la bibliothèque cette boule difforme, dans l'espoir absurde qu'en reprenant sa place elle pourrait également reprendre sa forme perdue de façon tellement inexplicable. Mais en poussant ce morceau de matière entre les livres, les autres volumes, qui semblaient encore tellement certains de leurs dimensions et de leurs angles, se laissèrent comprimer de façon fort peu naturelle, commencèrent à s'amincir, à s'étirer en hauteur pour faire place à la boule qu'ils avaient l'air de reconnaître, et ce geste de solidarité étrange n'était que le funeste début d'un phénomène absurde. Le mouvement imprimé par la pression de la main semblait se transmettre d'un livre à l'autre, d'une étagère à l'autre, tout comme un caillou jeté dans l'eau fait apparaître des cercles repoussés toujours plus loin. Et tout comme ces cercles quasiment immatériels, qui représentent le mouvement même de la matière, quand ils atteignent le rivage, disparaissent pour donner naissance à d'autres cercles mystérieux dans la direction opposée, qui semblent avoir une autre origine et un autre épicentre que l'impulsion initiale de l'eau – les ondes qui se propageaient vers le mur, une fois arrivés là, tout au bout, s'entrechoquaient et façonnaient d'autres épicentres, à partir desquels les cercles nouvellement apparus semblaient se diffuser de façon toujours plus absurde dans le matériau de plus en plus confus des livres. Toute la bibliothèque ne fut plus bientôt qu'une étrange masse visqueuse soumise aux lois qui régissent les fluides, et ce passage brusque et menaçant d'un état compact à un autre semblait plutôt se produire en rêve, que dans la vie que j'avais choisie avec tant de présomption et de superficialité. C'était terrifiant, justement parce que c'était incompréhensible. Était-ce une révolte de la matière ou bien la conséquence logique de règles que je n'avais jamais connues, ni même soupçonnées? J'étais comme ces héros de conte ridicules qui abandonnent leur jeunesse et leur vie éternelles pour revenir dans un monde qui s'est transformé entre-temps et dont ils ne se souviennent plus. De quoi ne me souvenais-je plus? Est-ce qu'il y avait dans ma mémoire, quelque chose qui, avec un peu de chance, pouvait être découvert et appliqué à résoudre l'énigme répugnante qui évoluait tout autour? Je savais où je devais chercher le bien et le mal et je ne m'étais jamais demandé ce qui se passerait si je ne les trouvais plus à la bonne place. C'est peut-être pourquoi je ne les avais pas cherchés non plus. Mais maintenant j'avais besoin d'eux. Il était impossible que tout disparût et se brouillât avant que je n'aie connu ce que je perdais. Impossible que tous ces livres, dont je savais qu'il suffisait de les ouvrir pour tout comprendre, disparussent d'un coup, avant de m'avoir transmis ce qu'ils avaient à me transmettre...
La bibliothèque avait commencé à se répandre lentement sur le tapis, ou plutôt dans le tapis, car, semblable à une paisible étendue d'eau qui reçoit un affluent tranquille, le tapis absorbait la lave coulant de la bibliothèque en la mélangeant doucement et uniformément à sa propre substance pâteuse qui, sans qu'on ne distingue pratiquement aucun mouvement, augmentait insensiblement. Les ondes du lit elles aussi s'élevaient, sans hâte, mais de façon constante, en m'enveloppant souplement, comme un liquide un peu gras qui n'adhère pas. Il n'était pas encore décidé à me recouvrir, une certaine timidité, ou la circonspection, l'obligeait à se rider légèrement à l'approche de mon corps, il hésitait encore à passer sur moi, la surface épaisse et limpide du liquide reculait et faisait des bulles tout en cherchant à m'éviter. Mais il ne fallait pas que je le mette trop longtemps à l'épreuve. Ma stupéfaction et mon désespoir étaient tels que la terreur ne réussissait pas encore à m'envahir. Une curiosité mauvaise, dirigée surtout contre moi-même, me donnait un sentiment d'impatience malsaine, je voulais voir ce qui allait suivre, comprendre cet univers, au moins d'après la façon dont il disparaissait.
(à suivre)
in Les Saisons, L'été – La ville qui fond, Nouvelles, traduites du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu, aux éditions Le Visage Vert, 2013, pages 104,105,106,107.
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