ON N'EST PAS LÀ POUR RIGOLER
un grand souffle brûlant venu d'en-haut s'empara des
esprits chez les têtes couronnées elles convoquèrent
un concile qui après d'interminables discussions
plus de cent commissions et tables rondes en vinrent
à conclure que le rire de l'homme en raison de sa
particularité dans le monde animal était la source de
tous les maux dont souffrait le pays elles
promulguèrent un dogme accompagné d'une
encyclique et décidèrent d'extirper radicalement le
mal à sa racine la peur fut érigée en moyen de
gouvernement et la délation publique et privée
chargée du maintien de la loi en vigueur une police
politique efficace et secrète noyauta régions villes
villages arrondissements et quartiers tous ceux qui
bruyamment ou non riaient ou même seulement
faisaient mine de sourire en public ou en privé
étaient immédiatement repérés embastillés
hâtivement jugés avec simulacre et parodie puis
dans la foulée torturés à mort et brûlés en place
publique pour l'exemple l'ordre et la discipline
régnèrent enfin avec sévérité rigueur et sérieux puis
le pays mourut faute de joie de vivre
11/98
in Carnages, p.38
Jean Gédéon est un ami de longue date qui n'a rien perdu de son humour caustique ni de sa nostalgie. Son recueil Carnages, autoédité, se présente comme une suite de proses poétiques, écrites entre 1997 et 2010 et illustrées de quelques unes de ses photos.
L'auteur a par ailleurs publié une bonne vingtaine de plaquettes et nombre de ses poèmes sont parus dans des revues.
Il a fréquenté et soutenu dans le Val de Marne tous les lieux de poésie, comme l'Université pour Tous à Saint Maur des Fossés, Hélices Poésie à Nogent, le Club des Caudaciens à La Queue en Brie, le Café Poésie de Fontenay sous Bois et le Club de Poésie de Champigny sur Marne.
Il reste l'homme discret et affable, doublé d'un humoriste, qu'il a toujours été, et j'ai grand plaisir à le présenter pour la seconde fois sur Le Temps bleu.
L'EXODE
on voyait quelquefois fugitivement des gens au pas
lent des gens opulents marchant serrés les uns contre
les autres les hommes au regard vide vêtus sans relief
et sans ostentation et leurs femmes grises et ternes
têtes courbées et doigts noueux serrant avec passion
de grands parapluies bleus devant eux l'allée s'ouvrait
leur livrant le passage et puis se refermait au fur et à
mesure les absorbant en silence
On voyait quelquefois fugitivement
le vol triangulaire des oiseaux migrateurs
écorcher le silence
et s'effacer sans bruit dans la nasse du temps
10/98
ibid p.36
PARLOTTES
Parler parler parler à qui pour dire quoi
l'indicible l'obscur le non-dit tout ce qui vibre et qui
est résonance et qui le comprendra ou bien parler
pour dire de petits riens sans rimes ni raison pour
s'écouter parler ou pour s'entendre vivre parler par
peur du vide pour meubler les silences qui hantent la
maison pour rompre ce silence comme on romprait
le pain à la table commune ou prendre la parole
comme on fait d'un larcin au détour du chemin ou
bien encore parler pour penser qu'on existe qu'on est
bien là vraiment que ce n'est pas un leurre une
illusion des sens un mirage de l'esprit un fantasme de
vie ou bien parler aux murs qui murmurent parfois
dans la langue des murs des choses inavouables parler
avec son chien dans la langue des chiens et comme il
est souvent muré dans le silence se parler à soi-même
à voix haute pour le simple plaisir d'être quelques
instants son compagnon fidèle quand on est enfermé
dans l'âpre solitude des vivants sans amour
09/98
ibid p.32
CINEMA
On avait fait tout ce qu'il fallait tout nettoyé la piaule
les bibelots et les meubles et battu les tapis récuré la
vaisselle entassée dans l'évier rangé tous les papiers dans
tous les coins éparpillés et dans le jardin coupé nettoyé
élagué retourné apporté de quoi manger et boire et
laissé des billets suffisamment pour voir mais lui il s'en
moquait bien de tout ce cinéma ce qu'il voulait derrière
son air pincé et ses larmes latentes c'était juste un tout
petit peu d'amour mais ça c'était trop demander.
06/99
ibid p.19
LA LONGUE MARCHE
Je lui ai demandé pourquoi il avance ainsi sans trêve il
n'y a pas de réponse à cette question m'a-t-il
répondu les ordres ont été donnés une fois pour toutes
et ils ne sauraient être transgressés sans dommage le
plus difficile a-t-il ajouté c'est qu'il faut marcher sans
cesse simplement planté sur ses galoches et sans une
seconde de repos le but à atteindre est incertain
aléatoire et semé de traquenards de temps en temps
des montagnes pointues comme des cornes de gazelle
naissent avec un grand cri il faut alors les apprivoiser
avec douceur et peu à peu les convaincre de laisser le
champ libre il y faut une foi solide du doigté et une
force de conviction peu ordinaire tant elles sont
susceptibles et convaincues de leur droit intangible à
régner sur le reste du monde on finit pourtant par
connaître leurs points faibles et par les amadouer en
flattant leur vanité qui n'est pas mince mais on s'use
vite à ce petit jeu et comme il en naît de toutes les
tailles tout au long du chemin on finit par se
décourager un beau matin sans plus se préoccuper des
consignes d'en haut on décide unilatéralement qu'on
est arrivé et on se jette dans les bras de la dernière
montagne venue avec un soupir de soulagement enfin
reposé et enveloppé de cette douceur maternelle qui
vous libère définitivement des contraintes terrestres
07/2007
ibid p.20
À la lecture de ce dernier texte, on se croirait sur la planète de l'allumeur de réverbères du Petit Prince de Saint Exupéry. La planète tourne de plus en plus vite sans que la consigne ait changé : la consigne c'est la consigne, et le préposé doit désormais allumer et éteindre son réverbère une fois par minute...
La dérision est un art de vivre que pratique depuis toujours et avec le sourire Jean Gédéon. On n'est pas là pour rigoler mais on peut encore vieillir doucement en plaisantant de ses misères.
Ainsi, relisant l'un de ses recueils, édité chez Clapàs en 2001, je proposerai en guise de conclusion cet éloquent poème, qui n'a pas pris une ride :
AVENTURIERS DE L'ULTIME
Quand nous serons au point zéro
des chemins de traverses
avec le sourire du vainqueur
et sur l'épaule notre bagage
de sac et de corde
il nous faudra pour payer le passage
entrer dans les hautes herbes
inciviles
Celles qu'on ne coupe qu'une fois
in Sur la touche liminale, éditions Clapàs, 2001, p.40
Bibliographie :
- Carnages, de Jean Gédéon
- Sur la touche liminale, éditions Clapàs, 2001
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