Port des Barques

Port des Barques

vendredi 16 septembre 2016

Quand Michel Butor rencontre Paul Delvaux

 
 

Paul Delvaux. Les squelettes. 1944 

J'aime imaginer ainsi ces deux géants disparus, l'un doué pour l'écriture, l'autre pour la peinture, échangeant amicalement dans l'au-delà.

Michel Butor, décédé cet été à presque 90 ans, était né en 1926 dans le Nord, à Mons en Barœul . Il avait enseigné le français dans plusieurs pays étrangers, dont l'Égypte. Poète, écrivain, romancier, il avait tout de " l'homme-orchestre".

Je le vis sur scène en janvier 2013, à la Maison de la Poésie, à Paris, où se tint une Rencontre de 3 géants, Michel Butor, Charles Juliet et Frank Venaille, sous la direction de Jean-Pierre Siméon et Jean-Baptiste Para. Ce fut un moment exceptionnel pour chacun de ces auteurs et leurs auditeurs.
À la truculence, Michel Butor ajoutait une voix de stentor, une diction parfaite et une forte présence en scène. Parlant de sa venue à la poésie, il disait ceci :
        
Je vis à l'Écart, du nom de ma maison, et je pense à l'écart. Je suis à l'écart de la poésie contemporaine. Je suis quelqu'un d'un peu spécial comme tous les poètes.
J'écoute la réalité à travers la musique. En hésitant entre les deux, je suis tombé dans la poésie. J'ai commencé à être reconnu comme poète à 60 ans!

Dans le domaine de l'écriture, il passait du roman à la poésie et rédigeait aussi des rubriques pour des livres d'art. Interrogé sur les ressorts de cette prodigalité, il disait s'en étonner lui-même!

En janvier dernier, il était encore sur la scène de la Maison de La Poésie, accompagné par une violoncelliste.

Paul Delvaux nait, en 1897, dans la province de Liège en Belgique. Il s'oriente très tôt vers des études d'architecture puis vers la peinture monumentale. Les architectures tiendront une place importante dans ses tableaux. Il se passionnera également pour la peinture de Giorgio de Chirico.
En 1938, il participe à l'Exposition internationale du Surréalisme, organisée par André Breton et Paul Éluard à la Galerie des Beaux-Arts de Paris et également à celle organisée par Breton et Wolfgang Paalen à Mexico, en 1940.
Entre 1940 et 1945, il fréquente régulièrement le Muséum d'Histoire naturelle à Bruxelles, où il dessine les squelettes, que l'on retrouvera dans ses œuvres.
Devenu professeur de peinture à l'École nationale supérieure d'Art et d'architecture de La Cambre à Bruxelles, en 1950,  il y enseignera jusqu'en 1962.

Anecdote amusante, dans les années 54 et 56, ses scènes de la Passion du Christ avec des squelettes sont sélectionnées pour la Biennale de Venise mais elles se font condamner pour hérésie par le futur pape, Jean XXIII.

Une rétrospective de son œuvre aura lieu de son vivant, en 1966, au Musée des Beaux-Arts de Lille,  et au Musée d'Ixelles à Bruxelles, en 1967. La Fondation Paul Delvaux, qui deviendra le Musée Paul Delvaux par la suite, voit le jour de son vivant, à Furnes, sur la côte belge. Il meurt le 20 juillet 1994, à Furnes.

Une exposition, Paul Delvaux, l'écho du rêve, se tient actuellement au Centre Wallonie-Bruxelles, à Paris, visible jusqu'au 19 septembre prochain.
Il y figure une imposante Crucifixion, de 1954, de 200 x 270 cm.  Tous les personnages représentés, y compris le Christ et les gardes en armes, sont des squelettes, à l'exception de trois profils bleus.
Or il se trouve que Michel Butor a écrit plusieurs fictions à partir de tableaux du peintre, dont une
Descente de Croix, de 1949

          J'ai perdu les muscles que j'avais acquis auprès des dames romaines. Nous rivalisons de          
          transparence désolée, manquée, nous-mêmes transformés en grilles de prisons. Un vent
          glaçant siffle dans ma cage thoracique sans déranger les plis de la tenture bleue que m'a
          prêtée quelque comtesse, sauvée dans le pillage du grenier ancestral, dans laquelle je
          drape une de mes épaules selon une mode transmise à travers siècles et distances par les
          guildes des sœurs-hétaïres, béguines de la bonté vive, et qui ne me protège en rien.

          (extrait) in Delvaux, catalogue de l'œuvre peint, Cosmos Monographies 1975, p.44



Une autre fiction de Michel Butor accompagne Le train de nuit, de 1947:





                                                              Le train de nuit 1947

         Tandis que des muscles s'accrochent l'un après l'autre à mes articulations, les murs d'une salle
         d'attente de première classe se matérialisent autour de Vénus endormie. Son lit devient une      
         banquette noire vernie à menus ornements de bronze, tendue de cuir amarante. Le dallage se
         recouvre d'un plancher. Le tapis devenu couleur de cendre grise s'est écarté de son
         pied. Intervalle de luxe flamand. Devant le portique, c'est maintenant le comptoir, avec
         ses étagères chargées de verres et de carafes; pas une goutte de vin, semble-t-il, mais à
         l'intérieur de mes cavités nasales en formation je repère l'odeur du genièvre.
         Une plante verte sur un piédestal chantourné, une plante de Sicile. Roberte la cicérone,
         les seins serrés dans son corsage citron à bordure de dentelle, profondément échancré,
         joue ici le rôle de la caissière. Ses cheveux sont devenus d'un noir d'encre, relevés
         en haut chignon, avec une petite frange aguichante. L'horloge marque deux heures. Dans la
         porte vitrée grande ouverte une tenture théâtrale, velours à glands, donne sur les voies. Fumées,
         beffroi, lanternes rouges du wagon. Les isolateurs des fils téléphoniques au travers desquels
         j'entends bourdonner :
         " Vois cette île composée de volcans, et remarque qu'ils portent tous le nom de Yokul. Ce mot
         veut  dire glacier en islandais, et sous la latitude élevée de l'Islande, la plupart des éruptions se
         font jour à travers les couches de glace."

          Du plafond pend un énorme lustre en cuivre avec sept globes de verre dépoli qui se
          réfléchissent dans un miroir où l'on revoit la courtisane blonde, mincie, une épaule drapée dans
          étole de dentelle de Malines, Gilberte comtesse des aiguillages, un des deux poêles de fonte
          qui ronfle, une plante d'Ionie verte dans sa jardinière blanche sur son piédestal victorien, et une
          autre porte-fenêtre à tentures, fermée cette fois, derrière laquelle on aperçoit un autres lustre. Je
          traverse. Je grimpe sur les tampons dans le froid préraphaélite, m'agrippe aux barres de métal.
          Le train s'ébranle.

          ibid p.p. 42/43

L'exposition du Centre Wallonie- Bruxelles à Paris, offre pour sa part un large échantillon d'encres de Chine et lavis sur papier, de lithographies et de dessins au crayon et fusain, peu connus en France qui débordent de mystère et de poésie ainsi que des huiles des années 30.
En voici ci-dessous un bref aperçu :



         

     
     


     
    La tentation de Saint Antoine 1933
    encre de Chine et aquarelle


     
                                                                    Les belles errantes à Éphèse 1946
                                                                   encre de Chine sur papier gris
     
     
     
     
    La femme au miroir 1948
    encre de Chine et aquarelle sur papier



     
                                                                                   La table 1946
                                                                                   huile sur toile




            Étude pour "La fin du voyage" 1968
            Encre de Chine et aquarelle sur papier
     
    
    
     
    Le silence 1972
    lithographie
     
 
 
Le mot de la fin  revient à Michel Butor, il est à la mesure de sa gouaille. Tiré de son livre Michel Butor par Michel Butor, paru chez Seghers dans la collection Poètes d'aujourd'hui en février 2003, il prend place entre deux autres poèmes intitulés avec un humour noir la Romance de la décharge municipale et la Romance du Cimetière !
 
 
         ROMANCE DE L'HÔPITAL
 
 
         L'infirmière aux yeux d'héliotrope
         soulève prestement les draps
         nettoie la fesse d'un tampon
         brise l'ampoule d'un coup sec
         puis elle y remplit sa seringue
         et voilà c'est fait bon sourire
 
         Son dos oscille savamment
         dans l'encadrement de la porte
         qu'elle referme sans bruit
         le jeune médecin l'attend
         s'interrogeant sur un malade
         dont le cas lui semble bizarre
 
         Il veut consulter ses bouquins
         ou son patron mais on l'appelle
         à peine le temps d'un baiser
         en catimini bousculés
         par les chariots de ceux qu'on mène
         vers les salles d'opération
 
         Croisés par ceux qu'on en ramène
         dans l'odeur des désinfectants
         et ceux qui viennent des cuisines
         avec fumets appétissants
         pour les angoissés qui attendent
         des nouvelles de leurs parents.
 
         p.247
 
 
bibliographie:
  • Delvaux, Catalogue de l'œuvre peint, Cosmos Monographies, Bruxelles, 1975
  • Michel Butor par Michel Butor, Seghers, Poètes d'aujourd'hui, 2003
sur internet:
        


http://www.maisondelapoesieparis.com/events/michel-butor-accompagne-par-catherine-warnier-violoncelle/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Butor

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