Je suis toujours ému lorsqu'on me dit que tel ou tel de
mes livres a aidé à passer un cap difficile, une sale période.
La poésie ne soigne rien, mais elle peut ouvrir sur une
forme de communauté ou de partage. Et ce d'autant plus
fortement que le poème vise la part la plus muette et la plus
solitaire de chacun. Découvrir que je ne suis pas seul dans
le sombre, oui, cela fait du bien, même si cela ne change
rien à la souffrance, la solitude, la tristesse, de fait .Encore
une fois, juste un écart, et de l'air un peu frais qui rentre.
Antoine Emaz in L'Inquiétude de l'esprit ou pourquoi la Poésie en temps de crise, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2014, p.191
Je partage l'émotion exprimée par Antoine Emaz à l'écho éveillé par ses poèmes. Quand un lecteur du Temps Bleu réagit à propos d'un poème ou d'un auteur, c'est l'existence même du blog qui s'en trouve justifiée.
Je vous propose, aujourd'hui, de partager un florilège de mes lectures de la semaine, qui traduisent la quête de l'Autre, inhérente à la nature humaine. Un Autre qui la dépasse et qu'elle ne sait comment nommer.
Le livre évoqué plus haut, – L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? – mérite d'être savouré chapitre après chapitre. Les auteurs conviés à répondre à cette question d'actualité tels Antoine Emaz, Marie-Claire Bancquart, Jean-Pierre Lemaire, Claudine Bohi et d'autres, l'abordent sous des angles très différents.
Claudine Bohi a choisi de le faire sous forme d'un très long poème, particulièrement émouvant, dont voici un extrait:
(...)
tu sens
les mains du monde
obscurément tu les prends
ton ventre
les touche
de l'intérieur
il les appelle
avec des mots
d'avant eux-mêmes
des mots d'avant
ce quelqu'un là
qui tourne près de toi
et qui s'éloigne
qui revient toujours
et qui porte parfois ton nom
tu ne le sais pas
tu ne le vois pas
tu le connais
maintenant ça parle neuf
derrière
et en dessous
tu ne saisis rien
tu ne comprends pas
tu musiques ta lèvre
elle berce le silence
elle le berce
longtemps
c'est de l'amour qui vient
avec son infinitif chaud
sous la langue
dans ce nid de paroles
oui là
où tu mélanges la vie avec toi
(...)
Claudine Bohi in L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? éditions Cécile Defaut, 2014, p.p.256/ 257
Un autre des recueils du même auteur, On serre ses Mots, paru en 2013, a retenu également mon attention. En exergue, cette phrase d'Antoine Vitez: Mon corps est fait du bruit des autres.
J'entends Le bruit des autres comme la rumeur intime, qui émane de l'écriture d'un autre, se mêle à notre souffle et l'élargit à la dimension de notre désir.
du bout des doigts
on ose
s'inventer
on ne sait pas qui vient
seulement les mains
pour lisser la peau
seulement
à peine une certitude
à peine une lenteur
qu'on brise
ce rite d'un homme
avec une femme
la nuit alors
pousse son devenir
gomme
ce qui fut là
et qui n'appartient pas
oui c'est un geste de paroles
c'est un autre alphabet
plus sourd
et plus profond
les mots
font leur appel plus large
plus vaste
une quiétude se débat encore
une force
nous cheminons les doigts
vers
Claudine Bohi in On serre les mots, Le bruit des autres 2013, p.p.33,34,35
*
Quelque chose annonce qui vient
C'est d'abord plein abondant et généreux
Une brise avec vigueur soulève les feuillages
Pas les mains qui n'osent mais un vent
On lève les yeux aux sommets
Surveiller l'encre se répandre noire
Dessus la montagne on en connaît le sens
Un feu celui d'une émotion vive
Court dans la plaine on espère l'eau
Nous savons nous de quoi nous parlons
Bien que nous soyons sans aucun désir
Autre que ce charme qui fait bégayer
Jean de Breyne, in Épars, Propos2 éditions 2015, p.9
Ce beau poème de Jean de Breyne ouvre son tout dernier recueil, Épars, au chapitre1, intitulé L'Orage.
Composé de notes éparses rassemblées en chapitres, ce livre laisse défiler pensées, jours et saisons. Ainsi, toute heure prépare et, étrangement, annonce la foudre, qui suit.
*
Un mot
Pour attirer la foudre
dans le gris sans éperons du moment
Le mot arrive
Puis il nous dévisage
– Nous
Le beau troupeau de bêtes –
La liberté qui regarde autre part
Accentue ses égards
Gabrielle Althen, in Soleil Patient, Arfuyen 2015, p.9
Une ouverture, cinglante comme l'éclair, pour ce premier poème d'un premier chapitre intitulé: Trouver Manque. Termes, qui s'interpellent dans l'urgence.
Dette
Bien que la vigne ne soit pas vaine
Les mains ne veulent pas répondre
Reviens, dis-je à la route
Reviens, dis-je à l'amour
Le cœur résonne au pas comme un cheval sagace
Larmes et buées confondues dans le jour élimé
L'espérance perd son nom dans l'orage
La jeunesse ne veut plus de ses ailes
Parole d'homme
– Ou poinçon? –
Dur membre débourbé de la mort:
Ne pas savoir où va le temps
ibid p.14
Pur commencement
Jeunes lèvres de verre
Oiseaux filant vers l'Orient
Ce bref tiroir du temps qui s'ouvre
Et les mains qui s'étonnent d'être libres...
Puis les mots s'effondrent dans la bouche
Le moment se referme
Et ce n'avait été que rameau caressant le vent...
ibid p.23
L'incroyable t'aura touché la main, puis il est reparti,
sans laisser de restes.
ibid p.24
Pour pallier au manque, il va Falloir- titre du deuxième chapitre- trouver tout en acceptant de faillir:
"Descendre dans le monde pas d'autre solution."
"Mériter son désir et trouver l'étincelle dans le plus ordinaire".
Puis, au terme de cette méditation philosophique et dans l'attente du Troisième jour- titre du troisième chapitre-, garder l'espoir que "le soleil patient se mette à danser."
Bibliographie:
- L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? éditions Cécile Defaut, 2014
- On serre les mots, de Claudine Bohi aux éditions Le bruit des autres, 2013
- Épars, de Jean de Breyne aux éditions Propos2, 2015
- Soleil patient, de Gabrielle Althen, éditions Arfuyen 2015
-
Antoine Emaz
- un article de Jean Gédéon sur La Pierre et le sel http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/09/antoine-emaz-un-po%C3%A8te-lucide.html
- un article de Jacques Décréau sur la Pierre et le sel
- http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/06/antoine-%C3%A9maz-une-po%C3%A9sie-de-peu.html
- un article de Roselyne Fritel sur La Pierre et le sel
-
Jean de Breyne
- Gabrielle Althen un article de Roselyne Fritel sur La Pierre et le sel http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/01/gabrielle-althen-entre-splendeur-et-%C3%A9charde.html
- un article de Jean Gédéon sur La Pierre et le sel http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/10/c%C5%93ur-fondateur-de-gabrielle-althen.html
- un article de Roselyne Fritel sur Le Temps bleu http://lintula94.blogspot.fr/2015/03/gabrielle-althen-la-cavaliere-indemne.html
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