Port des Barques

Port des Barques

vendredi 11 décembre 2015

Les livres de la semaine: l'histoire d'une quête




        Je suis toujours ému lorsqu'on me dit que tel ou tel de
        mes livres a aidé à passer un cap difficile, une sale période.
        La poésie ne soigne rien, mais elle peut ouvrir sur une
        forme de communauté ou de partage. Et ce d'autant plus
        fortement que le poème vise la part la plus muette et la plus
        solitaire de chacun. Découvrir que je ne suis pas seul dans
        le sombre, oui, cela fait du bien, même si cela ne change
        rien à la souffrance, la solitude, la tristesse, de fait .Encore
        une fois, juste un écart, et de l'air un peu frais qui rentre.

        Antoine Emaz in L'Inquiétude de l'esprit ou pourquoi la Poésie en temps de crise, Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2014, p.191

Je partage l'émotion exprimée par Antoine Emaz à l'écho éveillé par ses poèmes. Quand un lecteur du Temps Bleu réagit à propos d'un poème ou d'un auteur, c'est l'existence même du blog qui s'en trouve justifiée.

Je vous propose, aujourd'hui, de partager un florilège de mes lectures de la semaine, qui traduisent la quête de l'Autre, inhérente à la nature humaine. Un Autre qui la dépasse et qu'elle ne sait comment nommer.

Le livre évoqué plus haut, – L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? – mérite d'être savouré chapitre après chapitre. Les auteurs conviés à répondre à cette question d'actualité tels Antoine Emaz, Marie-Claire Bancquart, Jean-Pierre Lemaire, Claudine Bohi et d'autres, l'abordent sous des angles très différents.
Claudine Bohi a choisi de le faire sous forme d'un très long poème, particulièrement émouvant, dont voici un extrait:

            (...)

          tu sens
          les mains du monde

          obscurément tu les prends

          ton ventre
          les touche
          de l'intérieur

          il les appelle
          avec des mots
          d'avant eux-mêmes

          des mots d'avant
          ce quelqu'un là
          qui tourne près de toi

          et qui s'éloigne

          qui revient toujours
          et qui porte parfois ton nom

          tu ne le sais pas
          tu ne le vois pas

          tu le connais

          maintenant ça parle neuf
          derrière
          et en dessous

          tu ne saisis rien
          tu ne comprends pas
          tu musiques ta lèvre

          elle berce le silence

          elle le berce
          longtemps

          c'est de l'amour qui vient
          avec son infinitif chaud
          sous la langue

          dans ce nid de paroles
          oui là
          où tu mélanges la vie avec toi

          (...)

          Claudine Bohi in L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? éditions Cécile Defaut, 2014, p.p.256/ 257

Un autre des recueils du même auteur, On serre ses Mots, paru en 2013, a retenu également mon attention. En exergue, cette phrase d'Antoine Vitez: Mon corps est fait du bruit des autres.
J'entends Le bruit des autres comme la rumeur intime, qui émane de l'écriture d'un autre, se mêle à notre souffle et l'élargit à la dimension de notre désir.

        
         du bout des doigts
         on ose
         s'inventer

         on ne sait pas qui vient

         seulement les mains
         pour lisser la peau

         seulement

         à peine une certitude

         à peine une lenteur
         qu'on brise


         ce rite d'un homme
         avec une femme
                 

         la nuit alors
         pousse son devenir

         gomme
         ce qui fut là

         et qui n'appartient pas



         oui c'est un geste de paroles

         c'est un autre alphabet
         plus sourd
         et plus profond

         les mots
         font leur appel plus large

         plus vaste

         une quiétude se débat encore
         une force


         nous cheminons les doigts
         vers

         Claudine Bohi in On serre les mots, Le bruit des autres 2013, p.p.33,34,35



                                  *


         Quelque chose annonce qui vient
         C'est d'abord plein abondant et généreux
         Une brise avec vigueur soulève les feuillages
         Pas les mains qui n'osent mais un vent
         On lève les yeux aux sommets
         Surveiller l'encre se répandre noire
         Dessus la montagne on en connaît le sens
         Un feu celui d'une émotion vive
         Court dans la plaine on espère l'eau
         Nous savons nous de quoi nous parlons
         Bien que nous soyons sans aucun désir
         Autre que ce charme qui fait bégayer

         Jean de Breyne, in Épars, Propos2 éditions 2015, p.9

Ce beau  poème de Jean de Breyne ouvre son tout dernier recueil, Épars, au chapitre1, intitulé L'Orage.
Composé de notes éparses rassemblées en chapitres, ce livre laisse défiler pensées, jours et saisons. Ainsi, toute heure prépare et, étrangement, annonce la foudre, qui suit.


                               *


         Un mot
         Pour attirer la foudre
         dans le gris sans éperons du moment
         Le mot arrive
         Puis il nous dévisage
         – Nous
         Le beau troupeau de bêtes –
         La liberté qui regarde autre part
         Accentue ses égards

         Gabrielle Althen, in Soleil Patient, Arfuyen 2015, p.9

Une ouverture, cinglante comme l'éclair, pour ce premier poème d'un premier chapitre intitulé: Trouver Manque. Termes, qui s'interpellent dans  l'urgence.

                                Dette

          Bien que la vigne ne soit pas vaine
          Les mains ne veulent pas répondre
          Reviens, dis-je à la route
          Reviens, dis-je à l'amour
          Le cœur résonne au pas comme un cheval sagace
          Larmes et buées confondues dans le jour élimé
          L'espérance perd son nom dans l'orage
          La jeunesse ne veut plus de ses ailes
          Parole d'homme
          – Ou poinçon? –
          Dur membre débourbé de la mort:
          Ne pas savoir où va le temps

          ibid p.14

          Pur commencement
          Jeunes lèvres de verre
          Oiseaux filant vers l'Orient
          Ce bref tiroir du temps qui s'ouvre
          Et les mains qui s'étonnent d'être libres...
          Puis les mots s'effondrent dans la bouche
          Le moment se referme
          Et ce n'avait été que rameau caressant le vent...

          ibid p.23

          L'incroyable t'aura touché la main, puis il est reparti,
          sans laisser de restes.

          ibid p.24
    

 Pour pallier au manque, il va Falloir- titre du deuxième chapitre- trouver tout en acceptant de faillir:
"Descendre dans le monde pas d'autre solution."
"Mériter son désir et trouver l'étincelle dans le plus ordinaire".
 Puis, au terme de cette méditation philosophique et dans l'attente du Troisième jour- titre du troisième chapitre-, garder l'espoir que "le soleil patient se  mette à danser."


Bibliographie:
  • L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? éditions Cécile Defaut, 2014
  • On serre les mots, de Claudine Bohi aux éditions Le bruit des autres, 2013
  • Épars, de Jean de Breyne aux éditions Propos2, 2015
  • Soleil patient, de Gabrielle Althen, éditions Arfuyen 2015
sur internet:
    Antoine Emaz
          Claudine Bohi
  •  un article de Roselyne Fritel sur La Pierre et le sel
           http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2014/06/claudine-bohi-juste-une-effraction-%C3%A0-lint%C3%A9rieur-du-noir.html

    Jean de Breyne
 http://www.terreaciel.net/Jean-de-Breyne#.VmhdtjFdGtU





                              



        

        




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