Érasme, le "prince de l'humanisme", invité par un ami chanoine, séjourna de mai à octobre 1521 dans la maison gothique dite "d'Érasme", sise à Anderlecht, commune de Bruxelles, que j'ai eu le plaisir de visiter dernièrement. De cette visite, j'ai rapporté un livre, Éloge de la folie, dans une nouvelle traduction du latin et une présentation de Claude Barousse, paru dans la collection Babel, chez Actes Sud, en 2017.
Nombre de propos du maître, rédigés en 1509, débordent de finesse d'analyse et d'audace, et restent toujours d'actualité.
La parole est à la Folie
I. –
C'est, du reste, une vérité d'expérience : à peine le soleil montre-il son beau visage d'or à la
terre, à peine, l'âpre hiver terminé, le printemps nouveau souffle-t-il ses brises câlines, que
toute chose aussitôt reprend tournure nouvelle, nouvelle couleur, un air authentique de jeunesse.
De même pour vous : sitôt que vous m'avez vue, un changement s'est opéré dans votre
physionomie. Ainsi, ce que des orateurs d'ailleurs éminents ont du mal à obtenir avec un
discours étendu longuement concocté – à savoir déloger de l'âme les soucis pesants –, moi,
je n'ai qu'à paraître pour y parvenir séance tenante.
in Éloge de la folie, Babel, Actes Sud,1994, p.p.21/22
Le philosophe nous invite dans ce livre à prêter oreille, sans rechigner, à une voix. Non "pas celle, évidemment réservée aux prédicateurs sacrés, mais celle que vous dressez volontiers aux discours des charlatans forains, des bouffons et des bateleurs, l'oreille même que notre cher Midas tendit jadis à la musique du dieu Pan."(...) C'est donc un éloge que vous allez entendre,non pas celui d'Hercule ou de Solon, mais mon éloge à moi, c'est -à- dire celui de la Folie."
Ce faisant, il précise : j' ai toujours éprouvé un plaisir extrême à tout dire comme ça me venait sur la langue. En définitive, j'emboite le pas d'un proverbe archi-connu, selon lequel "qui n'a personne pour le louer est en droit de le faire soi-même".
V. –
Chez moi, le fard est exclu. Il n'y a pas coté face un sentiment que je simule, et coté pile
un autre que je retiens dans mon cœur. Je suis en tout lieu parfaitement semblable à moi-même,
tant et si bien qu'il est impossible de me dissimuler, même pour ceux qui se targuent le plus du
titre et du rôle de sage, et qui vont déambulant comme des singes sous la pourpre et des ânes
sous une peau de lion.
(...)
in Érasme, Éloge de la folie, traduit du latin par Claude Barousse, Babel, Actes Sud, 2017, p.25
XXXVI. – (...)
Tandis que les sages possèdent ces deux langues dont fait état Euripide : l'une qui dit la vérité,
l'autre ce qu'ils jugent adapté aux circonstances. Leur spécialité, c'est de changer le noir en
blanc, de souffler tout uniquement le froid et le chaud, de séparer soigneusement la pensée
enfouie dans leur cœur et la pensée travestie qui s'exprime dans leurs propos.
Alors j'ai l'impression que les princes, au sein même de leur béatitude, sont des gens très
malheureux : quelqu'un leur manque, qui leur parlerait le langage de la vérité, et que, s'ils fuient
les sages, c'est justement par crainte d'en voir un – sait-on jamais ? – qui ait un peu plus de
franc-parler et ose préférer le discours véridique au discours complaisant. C'est un fait, j'en
conviens : la vérité n'est pas bien vue des rois. Et pourtant, avec mes fous, il se produit un
phénomène étonnant : ils se font écouter avec plaisir quand ils disent la vérité, mieux encore,
quand ils lancent ouvertement de sévères critiques, à telle enseigne que la même phrase, sortie
de la bouche d'un sage, lui vaudrait la peine capitale, mais lancée par un bouffon, elle génère
un plaisir incroyable. Oui, la vérité comporte en soi une certaine aptitude à causer du plaisir,
si rien ne s'y joint de nature blessante ; mais ce pouvoir, les dieux l'ont réservé aux bouffons.
Des motifs à peu près identiques font que les femmes ont un penchant si marqué pour ce type
d'hommes : ne sont-elles pas naturellement portées vers le plaisir et le badinage ? Cela étant,
ils peuvent entreprendre avec elles un peu n'importe quoi, et même à l'occasion dépasser les
bornes, elles ne veulent y voir qu'un jeu plaisant : on sait combien ce sexe est ingénieux, surtout
quand il s'agit de camoufler ses fautes.
ibid p.p.76/77
C'est à dessein que je transcris cette vision d'Érasme de la gente féminine, assez proche de l'histoire d'Êve et d'Adam.
Je retiens avec une certaine fierté le terme de "sexe ingénieux", choisi par l'auteur pour parler des femmes. Les mieux loties d'entre elles ont dû s'en contenter, tandis qu'un très long usage de leur ingéniosité faisait des autres de parfaites expertes en travaux pénibles.
Par bonheur, la seconde forme de démence n'a rien à voir avec la précédente, précise l'auteur à la page suivante :
XXXVIII. – (...)
Elle procède de moi, bien évidemment, et c'est un bien entre tous désirable. Elle apparaît
toutes les fois qu'un délicieux égarement de l'esprit tout ensemble libère l'âme de ses angoisses
torturantes, et fait qu'elle s'immerge dans la volonté protéiforme.
ibid p.78
XXXIX. – D'ailleurs, mon opinion à moi, la Folie, c'est que, pour tout un chacun, plus étendue
est sa gamme de divagations, plus heureux il est, à condition toutefois de rester dans le type de
démence qui est mon apanage, vaste domaine en vérité, à telle enseigne que je me demande
s'il est possible, parmi tous les hommes, d'en trouver un seul qui soit sage à toute heure et ne
soit pas sujet à quelque forme de démence. À vrai dire, toute la différence se ramène à ceci :
l'homme qui prend une citrouille pour une femme, on lui colle le nom de dément, parce que ce
cas est rarissime ; en revanche, si un mari partage sa femme avec beaucoup d'autres, jure ses
grands dieux qu'elle est une super-Pénélope et s'en félicite avec emphase, dans son égarement
bienheureux, personne ne le traite de dément, pour la bonne raison que cette mésaventure est
maintenant le lot de beaucoup de maris.
ibid p.79
Un mot grec revient à plusieurs reprises dans ce livre, celui de Philautie, il exprimait au XVème siècle la présomption et le fol amour de soi-même. Plus récemment, le philosophe Jankélévitch l'utilisait pour "railler l'aventurier, le touriste en mal de sensations fortes et le colon plein de bonnes intentions".
Érasme manie l'ironie tout au long de ce livre, faisant fi de la censure et de l'église, fustigeant évêques, cardinaux et pontifes plus empreints à une charité toute personnelle. Il leur conseille de philosopher sur leurs ornements, richesses et sur le faste et la volupté de leur quotidien, mais également sur leur promptitude à condamner, à croire que le Christ est mort et ne peut plus
défendre les siens à sa manière.
La Folie, à qui Érasme prête la parole, se livre à une analyse au vitriol de la société de l'époque :
LX. –
(...)
Mais il y a un point commun aux prêtres et aux laïcs: tous veillent à la récolte financière;
là, personne n'ignore ses droits. Pour le reste, quand se présente un fardeau, ils le rejettent
prudemment sur les épaules d'autrui et se le passent de main en main comme une balle.
Ainsi vont les choses : les princes laïcs délèguent à des ministres la charge d'administrer le
royaume, et le ministre, à son tour, la repasse à un sous-fifre ; quant à la piété, ces grands
modestes en laissent le soin aux gens du peuple. Mais les gens du peuple renvoient la balle
aux gens d'Église, comme ils disent : à croire qu'ils n'ont eux-mêmes aucune attache avec
l'Église et que les engagements du baptême sont restés lettre morte ! Et ça continue : les
prêtres, qui se disent "séculiers", comme s'ils s'étaient voués au siècle et non au Christ,
repassent le boulet aux réguliers, qui le refilent aux moines ; les moines relâchés le fourguent
aux moines de stricte observance, tous en chœur s'en remettent aux mendiants, et les
mendiants aux chartreux, les seuls chez qui la pitié se terre, si bien cachée, d'ailleurs, qu'on
ne peut l'entrevoir que de façon exceptionnelle. Pareillement, les papes, qui investissent si fort
dans la moisson de l'argent, balancent les tâches un peu trop apostoliques aux évêques, les
évêques aux curés, les curés aux vicaires, les vicaires aux frères mendiants. Et ceux-ci,
bouclant la boucle, renvoient le soin des ouailles à ceux qui savent les tondre.
Mais il n'entre pas dans mon propos d'éplucher la vie des pontifes et des prêtres. Je ne veux
pas avoir l'air d'ourdir une satire au lieu de réciter un éloge, et il ne faut pas qu'on s'imagine
qu'en louant les mauvais princes je porte des coups aux bons. Si j'ai effleuré ces questions,
c'est pour faire voir comme une évidence qu'aucun mortel ne peut vivre agréablement s'il n'est
pas initié à mon culte et bénéficiaire de ma faveur.
ibid p.p; 142/143
Une telle diatribe aurait pu être fatale à son auteur, s'il n'avait prétendu qu'il ne s'agissait uniquement que "de la voix de la folie"! Ce n'est pas moi qui parle, ce sont les personnages" disait Érasme pour sa défense.
Il écrira par la suite :
« Pour commencer, je dois reconnaître que je regrette presque la publication de mon
Éloge de la Folie. Si ce livre a contribué à ma réussite ou éventuellement à ma notoriété,
le succès ne m’intéresse pas s’il s’accompagne d’hostilité (…) Qui sont donc ces critiques
bornés ? (…)Comment peuvent-ils être si incroyablement susceptibles qu’ils s’offusquent
d’un livre humoristique et privent par la même occasion son auteur de la bienveillance
déployée à mesure qu’il travaille d’arrache-pied des nuits durant ?(…) Pourquoi refusent-ils
de concéder à mon livre le même privilège que le commun des mortels accorde aux farces
vulgaires que l’on connaît bien. Pourtant que de boue lancée sans inhibition sur les rois, les
prêtres, les moines et les époux, mais qui y échappe ?"
Ces pages, ont heureusement traversé les siècles en conservant toute leur ironie et leur véhémence.
À propos des poètes, il eut ces mots aigres-doux, qui nous tiendront lieu d'hommage et de conclusion :
L. – La dette des poètes envers moi est moins importante, même si, de leur propre aveu,
ils font partie de mon obédience : ne sont-ils pas, comme dit le proverbe, une race d'hommes
libres, dont l'unique ambition est de charmer l'oreille des fous, et cela avec de pures bagatelles
et des fables qui prêtent à rire. Et dire que, pourtant – la chose est admirable ! – ils se fondent
là-dessus pour se promettre l'immortalité, une vie pareille à celle des dieux, et qui plus est la
garantir à d'autres. Philautia l'Amour-propre et Kolakia la Flatterie sont particulièrement
proches du clan des poètes. Aucune catégorie de mortels ne m'honore avec plus de simplicité
et de constance.
ibid p.104/105
Bibliographie:
- Érasme, Éloge de la folie, nouvelle traduction du latin et présentation de Claude Barousse, Babel, Actes Sud, 2017
- un article passionnant sur l'auteur :
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