Port des Barques
lundi 13 mars 2017
Ahmed -Tidjani Cissé une voix de Guinée
Monsieur Robert
Un jour Monsieur Robert, je vous inviterai dans mon village
Là-bas votre tête couverte de fibre de kapok*,
votre visage émacié, votre regard incolore
votre sourire sans luminosité
votre bouche tordue
votre désespoir rigide et solitaire
votre attente quotidienne de la mort ...
tiendront compagnie à Grand-père Moussa
dont la sagesse régit la concession des Camara.
Vous ne serez jamais seul Monsieur Robert.
Il y aura à vos cotés Grand'mère Fatoumata
qui n'a plus qu'une dent
et qui mâche de la poudre de cola tout le temps.
Il y aura tous les enfants du village
à qui vous raconterez des histoires du loup et du renard.
Au moment des semailles vous danserez
au son du tam-tam qui exhorte la daba
à batailler la terre pour y installer
le berceau de la prochaine récolte de riz.
Il n'y a pas d'hospice dans mon village Monsieur Robert.
Il y a des cases pour tout le monde.
il n'y a pas de contrôle de carte de séjour
ni pour ceux qui vivent dans le village
ni pour les voyageurs qui s'abreuvent sous
les orangers lorsque l'ombre du marcheur se raccourcit
et se confond avec le corps en mouvement.
Tous les matins avant que la rosée ne s'évapore
Grand'mère Fatoumata vous enduira le corps
avec du beurre de karité* qui donne du velouté à la peau
Tous les soirs vous assisterez au spectacle
de l'étreinte du crépuscule et du clair de lune
Je sais que vous en avez marre
de passer de votre chambre au réfectoire
du réfectoire à la salle de jeu
de la salle de jeu à votre chambre
de votre chambre au mouroir...
Je sais que votre fils ne vient plus vous voir
vous me dites que vos petits-enfants ne vous connaissent pas
Dans mon village vous ne serez pas seul
Vous ne serez jamais seul Monsieur Robert.
On vous appellera Tanou Robert
Quand un enfant aura reçu une fessée
il viendra pleurer sur vos genoux.
Vous le prendrez sur votre cœur
et il cessera de sangloter.
Il n'y a pas de grandes maisons massues et grises dans mon village.
Il y a le vert feuillage des manguiers.
Il y a le fromager* protecteur du village
Il n'y a pas de lampadaires
pour éclairer les sentiers
Il y a des lucioles pour guider le pas
du promeneur quand la nuit est profonde.
Il n'y a pas de croissant au beurre.
Il n'y a pas le tumulte des samedis soirs
Il y a le chant du grillon
Il y a le kinkéliba*, il y a la papaye, il y a la goyave
Un jour Monsieur Robert je vous inviterai dans mon village.
Vous verrez que là-bas les jours qui passent
ne sont pas la répétition des jours passés
Ne pleurez pas Monsieur Robert
je viendrai vous voir mercredi après-midi.
in Anthologie de la poésie négro-africaine, Anne-Marie Gey, NEA/EDICEF, 1986,
p.p.90/91/92
*kapok: duvet blanc très fin qui entoure les graines d'un très grand arbre, qui s'envole quand s'ouvrent les coques du fruit.
*fromager: arbre majestueux, qui produit le kapok.
*karité: arbre de la zone soudanaise dont les graines fournissent une matière grasse comestible que l'on appelle "beurre de karité", utilisée également pour les soins de la peau.
*kinkéliba: plante dont on fait des tisanes et dont les graines torréfiées peuvent donner une boisson proche du café.
Cette voix chaleureuse et émouvante est celle de Ahmed -Tidjani Cissé, écrivain guinéen, né en 1941 dans le village de Kongolia en Basse-Guinée. La vie contemplative en brousse, les couchers de soleils, les levers de lune, le nom des arbres réveillent en moi les souvenirs d'une enfance tropicale, aux Antilles. Il est vrai que nous sommes nés la même année, moi, dans une île qui venait d'être promue "département", lui, dans une ancienne colonie française.
L'auteur a vécu en France
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