Port des Barques

Port des Barques

vendredi 28 octobre 2016

Jean Debruynne un audacieux pionnier de la paix



       La première tentation

       " Dis à la Paix qu'elle nous foute la paix",
       dit la première tentation.

       Dis à la Paix qu'elle soit un sommeil.
       Dis à la Paix qu'elle ne soit plus ni morte ni vive,
       qu'elle ne brûle plus le regard de celui qui la porte.
       Dis à la Paix qu'elle soit aveugle et ne s'occupe de rien.
       Dis à la Paix que nous nous chargeons de tout,
       que nous parlerons à sa place.
       Dis à la Paix qu'il n'y a plus rien à dire.
       Dis à la Paix qu'elle éteigne son volcan.
       Dis à la Paix qu'il est tard, qu'il est temps qu'elle rentre chez elle,
       qu'elle aille ranger ses rêves dans l'armoire.
       Dis à la Paix qu'elle se taise,
       que son regard est indiscret à nous détailler et nous déshabiller.
       Dis à la Paix que son teint est pâle,
       qu'elle ferait mieux de rentrer et d'aller se coucher.
       Dis à la Paix qu'elle nous inquiète,
       qu'elle fait peur à tout le monde.
       Dis à la Paix qu'elle se contente d'être la frousse de la guerre,
       et qu'elle reste une lâcheté.
       Dis à la Paix qu'elle ne fasse pas de bruit,
       elle va réveiller les voisins.
       Dis à la Paix qu'elle n'aille pas se mêler de justice
       ses idées généreuses n'y connaissent rien.
       Dis à la Paix qu'elle peut dire n'importe quoi, tout ou le contraire.
       Dis à la Paix qu'elle peut prier, qu'elle peut défiler,
       se rassembler, écrire des hymnes et des discours,
       qu'elle peut décerner des prix et même se prostituer,
       mais avant tout, et surtout, qu'elle nous foute la paix...
       Mais la Paix était en nous comme l'arbre est dans sa terre.
       Même le silence se dressait pour nous interroger.
       Nous ne pouvions donc plus gagner la Paix
       comme on gagne son argent,
       comme on gagnait les guerres.
       La Paix ne partait donc plus d'un bon sentiment,
       elle brûlait comme une blessure.

       in Les Quatre saisons d'aimer , Les Presses d'Île–de–France, 2010, p.p.151/152

La seconde tentation prit alors la parole: "Dis à la Paix qu'elle ne soit que l'intervalle entre deux guerres". La Paix dut "ruser même avec elle-même, car la Paix établie n'est déjà plus que la paix des cimetières..." Vint alors la troisième tentation.

        La troisième tentation

        "Dis à la Paix qu'elle prenne le pouvoir",
         dit la troisième tentation.

         Dis à la Paix qu'elle décide à notre place, qu'elle parle à notre place.
         Dis à la Paix qu'elle arrange nos affaires, qu'elle règle nos questions,
         qu'elle signe nos assurances, qu'elle garantisse notre sécurité.
         Dis à la Paix qu'elle soit notre retraite.
         Dis à la Paix que c'est normal, que plus rien ne nous surprend,
         que rien ne nous étonne, que tout est monotone,
         qu'il ne se passe jamais rien, que la paix est vide de tout évènement,
         que nous avons l'habitude, que nous sommes soumis à l'ennui et à la fatalité.
         Dis à la Paix que nous avons l'habitude de nous soumettre,
         que nous lui obéirons comme nous avons obéi à la guerre,
         que nous sommes faits pour être dominés,
         que nous sommes pour l'ordre, celui de la guerre ou de la paix.
         Dis à la Paix que nous la subirons.
         Dis à la Paix qu'elle est notre quotidien, notre baiser de paix devenu routine,
         notre baiser de paix devenu anonyme et sans lendemain.
         Dis à la Paix que nous avons satisfait au rite et qu'il ne nous engage en rien.
         Dis à la Paix que nous paierons ce qu'il faut, que nous avons l'argent,
         mais qu'elle se charge de tout, que nous achetons toujours clés en mains,
         le service après-vente et l'entretien ;
         que nous avons horreur d'être dérangés, réveillés en pleine nuit ;
         que nous ne voulons pas rater ce soir la télé, ni dimanche le tiercé,
         ni les prochaines vacances...

         Mais la Paix est sans pouvoir sur la Paix
         Comment la Paix pourrait-elle s'accommoder d'un ordre prémédité ?
         Comment la Paix pourrait-elle  obéir autrement qu'à elle-même ?
         Que serait une Paix qui ne serait pas la nôtre ?
         N'est-ce pas toujours l'histoire de notre vie et de notre mort que la Paix raconte ?
         N'est-ce pas en nous qu'aime et désire la Paix du monde ?

         ibid p.p 155/156
 
"Entrer dans l'œuvre de Jean Debruynne, c'est entrer dans une spiritualité de la résistance" nous dit la quatrième de couverture :

          "Avec force et acuité, il disait de la poésie: "Tandis que maintenant la mondialisation ne cache
          plus se ambitions où tout doit devenir marchandise, la vie comme la mort, l'hôpital autant que
          l'école, l'Homme autant que les choses, c'est alors justement que le langage poétique cesse
          d'être un passe-temps pour devenir un acte de résistance."

Jean Debruynne naît à Lille en 1925. En homme de foi, il s'engage auprès du monde ouvrier, qu'ignore une grande partie de la société et de l'église.
Il choisit délibérément de travailler en usine, en tant que prêtre ouvrier de La Mission de France, jusqu'en 1953. Il sera, tour à tour, tôlier-formeur à la chaine puis valet de chambre.
Après la suppression par Rome des prêtres-ouvriers, il devient l'aumônier des Guides et Scouts de France, auprès de jeunes qu'il marquera profondément. (voir l'article du journal La Croix accessible par le lien indiqué plus bas).

Il découvre la force de la poésie avec Prévert, tandis que ses conversations avec Madeleine Delbrêl, assistante sociale à Ivry, lui enseignent l'obéissance au réel. Avec Jean-Louis Barrault, il découvre l'éducation par le jeu scénique.
Tout reste à créer, imaginer, inventer. L'écriture devient une arme pour celui qui lira, car "c'est celui qui lit qui fait vivre les mots. Son bouche à bouche est créateur. C'est lui qui souffle sa vie aux narines des mots. Celui qui lit ressuscite les mots."
Il écrira des spectacles, produira un grand nombre de jeux scéniques en particulier pour les Guides de France, ATD-Quart Monde, le Secours  catholique, l'AFAD, les clubs de l'Unesco et des congrégations religieuses.

Le 7 juillet 2006, il est présent au Liban avec des guides et des scouts pour la présentation d'un spectacle, écrit par lui à l'occasion des 7.000 ans de Byblos. Hospitalisé en urgence à Beyrouth il y décède. La guerre, qui éclate peu après, empêche de ramener son corps. Il est enterré sur place.


         Jours à couteaux
         Jours à couteaux, nuits de rasoirs,
         dans mon impasse aux désespoirs,
         c'est là que j'ai fait connaissance
         avec la Paix de l'Espérance.

         Je crois dans mes faiblesses,
         je crois dans mes haillons,
         et dans les papillons
         d'un désir qui me blesse.
         Je crois mes doigts gelés,
         le bleu de mon haleine,
         ma vie de bouts de laines
         et mes deux yeux brûlés.

         C'est là que j'ai fait connaissance
         avec la Paix de l'Espérance.

         Je crois dans mes silences,
         je crois dans mes oublis,
         et mes vieux ciels pâlis
         remontant de l'enfance.
         Je crois mon mot à mot,
         tous mes brouillards qui baillent,
         mes regards qui s'écaillent
         tout mon mal et mes maux.

         Jours à couteaux, nuits de rasoirs,
         dans mon espace aux désespoirs,
         c'est là que j'ai fait connaissance
         avec la Paix de l'Espérance.

         Je crois dans mes détresses,
         je crois dans la question,
         et dans l'hésitation
         me tirant sur sa laisse.
         Je crois mes escaliers,
         tous les seuils de mes doutes,
         le désert de mes routes
         et le flanc des cahiers.

         Jours à couteaux, nuits de rasoirs
         dans mon impasse aux désespoirs.

         Je crois dans mes rivières,
         je crois dans l'incertain,
         et les frileux matins
         maigres agneaux de lumière.
         Je crois au vieux veilleur,
         à ce guetteur d'aurore
         qui la nuit croit encore
         et voit un jour meilleur.

         C'est là que j'ai fait connaissance
         avec la Paix de l'Espérance.

         Je crois dans mes désordres.
         Je crois ma rébellion
         et la fierté du lion
         dont les éclairs vont mordre.
         Je crois dans mes exils,
         mes cris et mes errances.
         Je crois que l'Espérance
         est toujours de profil.

         Jours à couteaux, nuits de rasoirs,
         dans mon impasse aux désespoirs,
         c'est là que j'ai fait connaissance
         avec la Paix de l'Espérance.

         ibid p.p.158/159


En mai 2009, lui fut rendu un bel hommage, à l'Unesco. Devant un large public, fut jouée la pièce de théâtre présentée au Liban, l'année de sa mort.

Le poème, qui suit, évoque les pays du Proche-Orient, qu'il a aimés et leurs populations encore sous les bombes.

          Tant et tant

          Tant et tant que la guerre
          tient la Paix prisonnière
          penser est un affront
          et rêver un juron.

          Tant et tant que les bombes
          portent la Paix en tombe,
          le monde est un enfer
          et la justice aux fers.

          Tant que quelqu'un témoigne
          que la Paix meurt au bagne,
          je choisis le danger
          plutôt que me ranger.

          Tant que l'homme est à vendre,
          laissant la Paix en cendres,
          mon combat dira non
          aux raisons des canons.

          Tant que la Paix sur terre
          se paiera de se taire,
          je choisis de mourir
          plutôt que de pourrir.

          Tant que tueurs et traîtres
          servent à la Paix de maîtres,
          mieux vaut mourir debout
          que vivre à genoux.

          ibid p.163

L'association En blanc dans le texte, fondée de son vivant en 2000, et dont vous trouverez le lien plus bas, veille à transmettre aux jeunes d'aujourd'hui sa foi en l'espérance, l'engagement et la résistance pacifique dans un monde, qui a perdu ses repères.
Elle organise, chaque année, à partir d'un poème de l'auteur, un concours de poésie, couronné par un prix, qui s'adresse à de jeunes créateurs de 16 à 30 ans. Le texte proposé, cette année 2016, est celui-ci :

           Celui qui attend ne sait pas ce qui l'attend sinon il aurait rendez-vous.
           Celui qui attend est un veilleur.
           Il espère.
           Il refuse de ne plus espérer.
           C'est un subversif
           Le désespoir ne peut rien contre lui.
           Il espère justement parce qu'il n'y a plus d'espoir.
           Ceux qui se contentent d'attendre des trains, des métros ou des autobus
           ne savent pas ce que c'est d'attendre.
           Ils n'éprouvent que l'impatience.
           Ils n'attendent pas. Ils s'énervent.
           Il reste à apprendre le métier de guetteur.

           in Visages, Z'éditions - Debruynne 1991, p.12



bibliographie :
  • Jean Debruynne, Les quatre saisons d'aimer, Les presses d'Île-de- France, 2010
sur internet:

  

 

        
  

vendredi 21 octobre 2016

Jean Grosjean en attendant le soir


         L'horizon

         Assis dans les soubassements du monde
         j'ai vu rôder le ciel à l'horizon,
         et paraître son jour au coin des nuits.
         Non les éclairs mais la clarté de l'âme.

         in Arpèges et Paraboles, Gallimard, 2007, p.13

Rentrant d'un lieu où régnait un semblable climat, j'ai plaisir à vous partager les derniers poèmes de Jean Grosjean, rédigés au terme d'une vie consacrée à l'écriture. Tendresse et paix s'y prennent par la main, entre deux Arpèges....
Ces méditations, parues de façon posthume, nous rejoignent au cœur de nos vies par leur pouvoir d'évocation.

          La douceur

          Le ciel ce soir blesse un passant distrait,
          mais la douceur du ciel sur les demeures.
          Les arbres sont en paix, le temps s'écoule.
          Un oiseau vole à son lit pour la nuit,
          mais la douceur du ciel sur nos errances.

          ibid p.9

          Jour gris

          Comme un oiseau sur le rebord d'un toit
          je vois au loin le ciel s'ennuager.
          Où sont les jours d'azur, les nuits astrales?
          Je parle au vent qui passe.

          C'est un jour gris, le ciel s'est donc voilé.
          Ne me dis pas qu'il n'y a plus de plages
          où les jours gris s'asseoient pour respirer
          le vent qui passe.

          ibid p.17

          Automnal

          En cet éternel automne
          dont ne mourrait pas les fleurs
          nos travaux n'avaient pas d'heure
          ni nos siestes de limites.

          Les lueurs du soleil traînaient
          longtemps le soir sur les seuils
          en attendant que les feuilles
          veuillent descendre des arbres.

          Nous dinions au clair de lune
          en échangeant nos sourires
          quand nous frôlaient des zéphyrs
          de leur souffle impondérable.

          Quand les brumes du matin
          venaient humecter nos cils
          nous allions d'un pas tranquille
          visiter la paix des tombes.

          Nous aimer sans nous le dire
          ne pouvait que plaire au ciel
          en cet automne éternel
          dont les fleurs ne mouraient pas.

          in Arpèges et Paraboles, Romances, Gallimard 2007, p.p.24/25

Une douce connivence le lie également à la femme aimée.

          Les travaux

         Bientôt la nuit. Je suis las des travaux.
         Penché sur eux comme un saule sur l'eau
         je les vois fuir et rider mon image.
         Mais ne me prenez pas l'amour de toi.
         Tant que tu vis je ne serai pas mort.

         ibid, p.20

Christian Bobin écrit à son propos dans un article, dont vous trouvez plus bas le lien, et que je vous recommande:

          "Il a la transparence, l'humour et la malice d'un sage japonais. (...) J'ai parfois l'impression, tant cette poésie est limpide, qu'il ne s'y passe rien. Mais pour ce rien, je donne toutes les bibliothèques."

Sur internet:

jeudi 13 octobre 2016

Philippe Jaccottet du sentier de montagne à l'intimité de l'âme


         Que le soir, que chaque soir détienne plus qu'aucun autre moment du jour merveilles et secrets, si je ne l'avais deviné dès l'enfance, je pourrais l'apprendre aujourd'hui. Que se passe-t-il sous les chênes ? Que se passe-t-il dans l'épaisseur de l'herbe, derrière les saules, dites-le ! Sombres, sombres verts étendus jusqu'au pied des obscures montagnes portant à leur cime les feux qui précèdent et annoncent l'entrée de la nuit, c'est votre profondeur que je vais interroger longtemps encore, comme si elle n'était pas seulement profondeur matérielle, profondeur de couleur, mais intimité de l'âme, en vérité je ne sais quoi, les moyens me manquent pour m'en expliquer ; mais en elle, humide, cachée, parfumée, il me semble que je vois se relever avec effort de je ne sais quelle posture affreusement humiliée cette dame morte, et marcher, en longue robe de faille noire ; et si je pouvais tendre encore davantage l'oreille (mais la fatigue et l'étonnement me contre-carrent), n'entendrais-je pas sa voix familière, « un de ses mots », ne courrais-je pas lui obéir, puisque aussi bien, aujourd'hui comme hier, cette heure-ci est l'heure où il faut, de préférence à toute autre, accueillir le monde et même ses plus étranges secrets ?
 
in La promenade sous les arbres, Le jour me conduit la main, La Bibliothèque des Arts, édition de 1996, p.55/56
 
Cette Dame morte, à la robe de faille noire, semble bien être la Poésie que Philippe Jaccottet n'a cessée de poursuivre .
 
 
          Une étrangère s'est glissée dans mes paroles,
          beau masque de dentelle avec, entre les mailles,
          deux perles, plusieurs perles, larmes ou regards.
          De la maison des rêves sans doute sortie,
          elle m'a effleuré de sa robe en passant
          – ou si cette soie noire était déjà sa peau, sa chevelure? –
          et déjà je la suis, parce que faible
          et presque vieux, comme on poursuit un souvenir;
          mais je ne la rejoindrai pas plus que les autres
          qu'on attend à la porte de la cour ou de la loge
          dont le jour trop tôt revenu tourne la clef...

          Je pense que je n'aurais pas dû la laisser
          apparaître dans mon cœur ; mais n'est-il pas permis
          de lui faire un peu de place, qu'elle approche
          – on ne sait pas son nom, mais on boit son parfum,
          son haleine et, si elle parle, son murmure –
          et qu'à jamais inapprochée, elle s'éloigne
          et passe, tant qu'éclairent encore les lanternes de papier
          de l'acacia ?

          Laissez-moi la laisser passer, l'avoir vue encore une fois,
          puis je la quitterai sans qu'elle m'ait même aperçu,
          je monterai les quelques marches fatiguées
          et, rallumant la lampe, reprendrai la page
          avec des mots plus pauvres et plus justes si je puis.

          in À la lumière d'hiver, Poésie/ Gallimard 1994, p.p.88/89

Philippe Jaccottet allie une très fine perception du monde vivant à une hyper sensibilité sans cesse mise en doute. Selon lui la poésie est ce chant que l'on ne saisit pas, cet espace où l'on ne peut demeurer, cette clef qu'il faut toujours reperdre.
 
Âgé de 75ans, il a cette phrase en septembre 2000 lors d'un échange à propos de son choix d'écrire avec Mathilde Vischer :
" Tant qu'on peut encore écrire, c'est que l'on a pas été terrassé, c'est une façon de se battre, d'être encore vivant au bon sens du mot, et de ne pas rendre les armes."

 Dès lors, il témoigne ainsi de cet engagement :
 
              Alors, dans la nuit, peut-être grâce à la nuit qui pour moi, cette fois-là, n'était plus opaque
          ni définitive, je me suis dit aussi que ce devait être malgré tout cet oiseau qui m'avait fait voir
          autrement toute la scène, la vivre autrement ; comme quand, d'un feu qu'on croyait près de
          s'éteindre, une dernière flamme fuse, illuminant un coin de la chambre, ou des champs, pour
          nous les révéler infiniment autres que ce qu'on avait cru.
 
          in Et, néanmoins, " Comme le martin-pêcheur prend feu", Gallimard, 2001, p38
 
               Octobre. Il monte des feuilles d'or dans le ciel clair ; il y a presqu'un tintement de ces
          feuilles d'or au-dessus des jardins. J'ai de moins en moins de peine à imaginer un vieil
          homme venu s'asseoir là comme dans l'angle le moins visible d'une cour de temple ; et qui
          s'assoupirait là sans en demander plus que ce tournoiement d'une dernière feuille, et l'écho
          de moins en moins distinct d'une conversation entre deux passants parlant de la saison, même
          pas celui d'une prière à un dieu depuis longtemps disparu.

          in Et, néanmoins, Parenthèse, Gallimard 2001, p.45
 
               Il faut réserver le droit de la parole à ce qui vit. "Laissez les morts ensevelir leurs morts."
         Cette parole n'est pas nécessairement dure. Elle pourrait signifier: "Laissez les ténèbres à leurs
         ténèbres, et allumez la lampe qui conduit au lever du jour".
 
         in Et, néanmoins, Rouge-gorge, Gallimard 2001, p.60
 
               C'est la lumière qui trace ainsi, rapidement, vos rêves sur la vitre. Qui vous les révèle ou,
          au moins, vous les remémore. Qui extrait de vous le meilleur de vous, c'est-à-dire : le peu qui
          vous soit resté d'elle.
               Lumière maternelle, à laquelle il n'est pas si facile d'obéir.
 
           in Et, néanmoins, Couleurs, là-bas, p.68

Et, néanmoins, qui a bien failli s'appeler : "Devant le dieu à gueule de chien noir", s'inscrit dans une période difficile marquée par la disparition de proches, coincés dans la nasse, au fond de l'eau là où le jour n'atteint plus.
Les promenades quotidiennes sur les sentiers autour de Grignan demeurent encore un moyen de s'imprégner, de ressentir et de célébrer le vivant – du plus tendre brin d'herbe à la mousse du rocher – avec l'humilité, la sensibilité, l'intuition et l'intériorité, qui lui sont propres.

Deux très minces recueils illustrés,  Nuages, en 2002 et Couleur de terre, en 2009,  évoquent cette approche : "ainsi redécouvre-t-on, quelquefois, l'étrangeté des nuages," ou bien "le temps humain qui s'inscrit en lignes souples dans le sol".
          
               Et presque tout de suite, presque en même temps, la stupeur. Stupeur n'est pas trop dire,
           si l'on peut concevoir une stupeur tranquille, calme, sans aucune crispation, sans éclat,
           sans bruit : stupeur, soudain, intime, d'être là, d'avoir part, d'avoir droit à cette chaleur de
           de la terre – avec pour seules compagnes les lianes de la clématite sauvage où l'on pourrait
           se prendre les pieds, et la serratule, la fidèle mendiante rose des fins d'été.
               Il y a là quelque chose d'absolument de parfaitement incompréhensible – ou du moins qui
           est ressenti immédiatement comme tel, non pas douloureusement, mais, tout au contraire,
           presque joyeusement; presque, hors de toute pensée, avec gratitude.

           in Couleur de terre, illustrations d'Anne-Marie Jaccottet, éditions Fata Morgana 2009,
           p.p.11/12
 
Ces promenades partagées sont autant de méditations sensibles et philosophiques.

Son dernier livre, Un calme feu, paru en 2007 chez Fata Morgana, raconte un voyage en Syrie et au Liban, qu'il fit en 2004. Ce récit est entrecoupé de poèmes de  Georges Schéhadé, Salah Stétié, et Fouad Gabriel Naffah pour le Liban, d'Adonis pour la Syrie et de Mahmoud Darwich pour la Palestine et de Badr Chaker es-Sayyâb pour l'Irak, présents à son esprit lors de sa découverte de Palmyre ou de Balbek. Le livre s'achève sur ces mots :

           – cette sorte de lumière-là, en emporter aussi loin que possible le souvenir, je savais que cela
           pourrait m'aider aussi un petit peu – et après tout, dans cette affaire, il ne fallait négliger
           aucune aide – à encore accepter le monde et même, oui, je persiste et signe, à le célébrer
           jusqu'au seuil de sa toujours possible et de plus en plus probable fin.

           in Un calme de feu, éditions Fata Morgana, 2007, p.p.88/89

 Hélas! ces pays du Moyen-Orient, pour la plupart ravagés par la guerre, font encore tristement la une de l'actualité.

Sur la quatrième de couverture de Et, néanmoins figuraient déjà, en 2001, ces mots du poète :
 
               Sous les coups qui se rapprochent, se multiplient, dans le heurt avec la pierre de plus en plus
           dure, de plus en plus froide.
               Dans le sombre désarroi qui vous prive de toute maîtrise et vous dicte quelquefois des
           paroles discordantes que l'on hésite à reconnaître pour siennes.
                Et, néanmoins : néanmoins , encore, devant vous, ces dernières "frayeuses de chemin" *,
           si frêles, qu'on aura du moins encore su dire, sinon suivre aussi loin qu'il eût fallu. 

Que peuvent contre la barbarie * les violettes sauvages du sentier parcouru, sinon nous rappeler de temps en temps par leur humble présence combien la vie est généreuse et la guerre ravageuse, avant que nos pieds indifférents les écrasent ?

 
 Bibliographie:
  • La promenade sous les arbres, La Bibliothèque des Arts, 1996
  • À la lumière d'hiver, Poésie/Gallimard, 1994
  • Et, néanmoins, Gallimard, 2001
  • Nuages, éditions Fata Morgana, 2002
  • Couleur de terre, éditions Fata Morgana, 2009
  • Un calme feu, éditions Fata Morgana, 2007
         
 sur internet

vendredi 7 octobre 2016

Amir Or désirer encore ce qui est absent



Le poète Amir  Or, dont le prénom, Amir, signifie en hébreu : Sommet, cime, ou émir et le nom, Or, éclatante lumière, n'a de cesse d'affronter l'ombre d'une voix âpre et sensuelle à la fois.

           Scintillant

           On lui a dit de se battre / envers et contre tout / jusqu'au
           dernier soldat / de tenir bon / sur le chemin de la cité. / Il
           se battait tout le jour durant / labourant la tuerie / jusqu'à
           ce que ses ennemis perdent leur visage ; / et que ses bras
           brûlent / comme quand on pétrit un soleil à mains nues. /
           Peu sont ceux qui survécurent avec lui ce jour-là – et dans
           son cœur meurtri / il les en remerciait. /
           Ce n'est que le lendemain / – de retour à la cité / victorieux,
           acclamé, inondé de gloire / sur la place aménagée pour
           l'occasion, / quand le général lui octroya la médaille du
           courage – / qu'il se rendit compte / à quel point le danger
           était trompeur, / à quel point sa position avait été mise
           en scène pour la victoire / comment lui-même / avait été
           choisi pour servir / de médaille scintillante sur la poitrine
           du général.

           ibid Dédale p.112/113

Amir Or vit à Tel Aviv, où il est né en 1956. Il a étudié la philosophie et l'histoire des religions. Lauréat de nombreux prix littéraires et bourses d'écritures, il est largement reconnu en son pays et hors de ses frontières et traduit en quarante langues. Deux de ses recueils de poésie viennent d'être traduits en français en 2016.

          Tableau 6

        Camera Obscura


         L'obscurité ne distingue pas entre les choses
         ne connaît pas ton visage,
         ne connaît que ta voix errant parmi les échos,
         ton odeur aigre de peur
         ton désir
         d'arracher ton image du noir
         de t'arracher d'un morceau d'ombre
         d'entre les ombres.

         L'obscurité est une matrice sans cloisons –
         rien que moi en moi.
         Dans la chambre sombre et verrouillée
         un enfant apprend à écouter, à toucher, à être
         pulsation – et peau.

         in Dédale, Les Heures, traductions de Isabelle Dotan, éditions maelstrÖm reEvolution, 2016,
         p.22/23

En juin dernier, durant le Marché de la Poésie eut lieu au Café de la Mairie, Place Saint Sulpice, une rencontre poétique organisée par Marc Delouze entre Omar Youssef Souleimane, jeune poète syrien, réfugié politique en France et Amir Or. Le recueil de ce dernier, Dédale, traduit pour la première fois en langue française, y fut présenté par son éditeur bruxellois.
Vif, curieux et acéré le regard d'Amir Or retint d'emblée l'attention avant même de l'entendre. Le poète s'exprimait en hébreu et en anglais :"Nous souffrons l'un et l'autre de nos régimes respectifs. Qui parlera à l'autre sinon le poète?" dit-il en s'adressant à Omar Youssef Souleimane et le remerciant d'avoir souhaité cette rencontre.

Dédale, s'articulait autour de trois chapitres : Les Heures, présentées comme autant de tableaux d'une vie, suivies de Ici, puis de Dédale, rédigé en prose et curieusement scandé de barres comme le premier poème cité, à l'exception de quelques autres poèmes.


L'échange se déroula sous la forme d'une joute poétique entre les deux poètes, chacun essayant de faire écho au poème de l'autre dans sa propre langue, puis par la voix de ses traducteurs.

         Tableau 8

          Poète

          Le prof parle. Il l'entend.
          Là, aucun mot mais une musique.
          Deux arbres se balancent dans la fenêtre,
          figures  d'encre dans le cahier.

          Il recompte les formes du rêve :
          deux arbres, le prof qui parle,
          sa bien-aimée fermant une fenêtre.

          Il s'assied dans les marges de la page
          les arbres se balancent dans le cahier
          son cœur tourne avec l'horloge
          et maintenant – le glas :

          Il ferme les yeux, entend,
          écrit "Là, aucun mot. "

          Amir Or in Dédale, Les Heures p.27



         Tableau 13

         Ombre

         Comme le corps en rêve, elle est assez facile à oublier ;
         elle grandit à mesure que la lumière se pose –

         au début, elle n'est que le nourrisson de l'obscurité,
         extirpé de ton cœur,
         il te lèche le mollet d'une langue rugueuse

         et c'est presque amusant quand tu y penses –
                                               les morts lui jettent un os blanc –
         mais une heure plus tard, c'est déjà à la mesure d'un pas,
         à chaque pas il mord, affamé d'être.

         Plus ça s'assombrit, plus tu comprends.
         Tes pas ralentissent sur le pont.

         La nuit est une rivière, un animal s'allongeant,
         un gosier d'obscurité, cent dents de serpents,
         la nuit est eau et froid.

         Tu as peur maintenant,
         tu lui lances
         un os, une main ou un autre amour –
                                  peu importe.
        De cette façon ou d'une autre, dans un moment
        vous ne serez plus qu'un.

        Amir Or in Dédale, Les Heures, p.37

L'originalité du ton, des images, des voix laissèrent le public sous le charme de l'un et l'autre poète.
La joute s'acheva sur ces deux poèmes.

Celui d'Amir, défini par lui comme  "un poème pour l'autre" , disait :

         Revirement

         Quelque temps après, l'oiseau de la mort
         s'est mis à fendre les murmures de la nuit
         au dessus d'un cercueil bleu
         les moineaux glanaient des brindilles de paille en gerbe.

         Des pleureuses, impatientes,
         entonnèrent leurs merveilleuses lamentions :
         Même celui qui est libéré de tout
         n'est pas libre d'être.

         Amir Or, in Dédale, Ici, p.61

Omar Youssef Souleimane y répondit par ce texte paru en 2014, tiré de La mort ne séduit pas les ivrognes.
        
          Nous ne serons pas en désaccord

          Nous ne serons pas en désaccord
          Prenez les prières et les objectifs
          Nous prendrons la voie et le frémissement de la rosée
          Prenez les trublions et le doigt du sniper
          Nous prendrons l'alcool et les pattes des fourmis

         Dans la fête ce qui nous rend heureux
         C'est que nous ne sommes pas ensemble
         Dans la fête il y a plus d'une fête
         Mettons un obstacle entre les deux pistes
         Quand vous danserez seuls
         Vous nous entendrez appeler
         Comme si nous ne vous visions pas
         À votre santé !

         Nous ne serons pas en désaccord
         Vous les fantômes du chantage
         L'œil des caméras
         Et nous avons des fenêtres ouvertes sur votre peur

        Omar Youssef Souleimane, in La mort ne séduit pas les ivrognes,  L'Oreille du Loup 2014, p.83

La qualité et l'émotion, qui imprégnèrent cette rencontre, laissèrent aux auditeurs présents un très vif souvenir.


Je devais entendre de nouveau Amir Or au Festival de Poésie de Sète, dont il était l'invité en juillet 2016. Il y lut également des inédits dont j'ai retenu quelques images : "Les branches du ficus font fleurir mes yeux" ou "Amour sorcier, je touche et j'envie ma main qui touche" ou encore : "l'animal entre mes jambes hurle à l'animal entre tes jambes."

Je pris aussi le temps de lire en entier son recueil Dédale. Le plus souvent caustique, il prend parfois des accents de tendresse nostalgique :

         Vieille mélodie

         Même la séparation la plus légère est chargée de tristesse :
         la vue de ce que nous étions s'est effacée,
         elle choit de nos yeux et n'est plus,
         accumule un automne de plus sur nos poitrines.

         Même la séparation la plus légère est chargée de tristesse :
         mais quand deux amants s'en vont, chacun son chemin
         le cœur brûle sans se consumer, déraciné mais non sans racines,
         le cœur trop lourd à porter.

         Même si nous avons partagé l'ombre d'un arbre en chemin,
         ces vies à nous ont passé comme des ombres ;
         et si sous un coucher de soleil, nous avons partagé du bonheur
         notre soleil s'est couché avec lui
                                               dans une mer sombre.

         Mais dans l'enveloppe du crépuscule, dans l'apaisement du vent
         là, au-delà de la lumière qui noircit,
         quand ils auront encerclé l'horizon du ciel,
         nos yeux s'ouvriront sous des paupières de brume :

         l'esprit souffle encore dans la forêt, l'ombre dans le feuillage,
         et dans le paysage du coucher de soleil qui n'en finit pas
         nous nous séparons vers un amour infini.

         ibid Dédale, p.121


Le titre choisi, Dédale, exprime le drame de la condition humaine, où chacun mendie ce qui lui semble essentiel, devant un temple virtuel... L'homme, épris d'amour et de liberté s'enferme dans un dédale d'habitudes et de convenances au risque de se perdre et d'en mourir. Ainsi, dans le dernier poème de Dédale, tout un chacun poursuit sa propre quête tandis que la soif d'un seul est comblée :


         Près du temple

         Près du temple / Assad mendie du pain / Abdallah, de l'argent.
         Tout près / parmi les baraques d'encens et d'amulettes /
         Mustapha mendie des étoiles / et Issa de l'amour;  / ils
         tendent / leur bol à aumône / béant / à chaque passant.
         Mansour mendie la vérité / Jalal mendie la liberté /
         Omar – la vie.

         Et lui ? Il mendie du rien / et pourtant personne ne lui en
         donne / même pas un peu.
         Son bol d'aumône se remplit / de regards furtifs /
         d'offrandes de mots / de pensées / d'air, de feu, de terre, /
         de royaumes, / d'élixirs, / de  salut.
         Il retourne son bol d'aumône / le vide par terre. / Et
         pourtant il est encore assez plein.
         " Cher moi," écrit-il dessus, / le remplit de vin rouge / à
         ras bord. / Il le boit maintenant –  d'une seule lampée; /
         Ah, pas vide, il n'est pas vide ! Il le fracasse / d'un seul
         coup. / Par terre, en morceaux. / Et pourtant maintenant,
         il lui apparaît / plus rempli que jamais ; / se multiplie.

         Près du temple, Assad mendie de la chair / Mustapha,
         des coquillages / et Omar, des murs.
         Près de lui / près du temple / il n'y a aucun
         temple.


                     
    

                      in Dédale, Coucher de soleil, MaelstrÖm reEvolution, Bruxelles 2016, p. 150/151
        
Un second livre de l'auteur, Le Musée du temps, traduit par Aurélia Lassaque et Jacques Rancourt est également paru aux éditions de l'Amandier en 2016 mais il m'a été impossible de me le procurer auprès de  l'éditeur.
         
Bibliographie:
  • Dédale, traduit par Isabelle Dotan, éditions maelstrÖm reEvolution, Bruxelles 2016
  • Le Musée du temps, traductions d'Aurélia Lassaque et de Jacques Rancourt, éditions de l'Amandier 2016
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