Port des Barques

Port des Barques

vendredi 22 février 2019

Omar Youssef Souleimane, un jour un poème

        
        
          Dès que le soir se blesse
 aux syriens
 
 
            Je ne sais plus s’il nous reste un récit au cœur des miroirs
            ou encore un enfant oublié
            L’encre est blanche dans nos artères
            Ce que nous croyons connaître, nous l’ignorons
            et dès que nous saignons, naît de nous un écho anonyme
            Il se mêle à l’odeur de la nuit de mars
            entre la poudre à canon et les larmes
            Quand je grandirai, je serai une étoile
            Ainsi parle la trace de la balle laissée dans la chair
            Il ne vous servira à rien d’ouvrir mes brouillons
            et de veiller tard en compagnie des nuages
            jusqu’à mon retour
            Qu’un seul exilé appelle ses frères
            et le soir se blesse
 
            Omar Youssef Souleimane
            Poéme traduit de l’arabe ( Syrie) par Salah AL Hamdani et Isabelle Lagny



https://www.lesinrocks.com/2018/01/23/livres/omar-youssef-souleimane-un-auteur-contre-coran-111036225/
http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/12/revue-recours-au-po%C3%A8me.html


vendredi 15 février 2019

Denise Desautels, tenir bon et protester



         au dessus de quelques résidus de ciel gris. Ma voix
         s'emporte, puis redescend, puis recommence le même
         stratagème: parle de nouveau toute seule, danse à coté
         de moi, virevolte, s'emballe et de nouveau monte.
         Très haut. Ma voix s'emporte contre tout ce qui fuit.
         L'abominable éparpillement, sans excuse. La mémoire,
         l'abandon. Je l'entends comme on entend une voix qui
         s'exerce à ne jamais oublier et ressasse de plus en plus
         souvent les mêmes faits au-dessus des mêmes anciens
         bûchers, avec l'espoir que, sous leurs cendres, un feu
         couve encore. Qu'on pourrait ranimer et qui durerait
         jusqu'au matin.

         in Cimetières : La rage muette, Les Éditions de la Grenouillère, 2016, p.71

 Denise Desautels est née à Montréal, au Québec, en 1945. Poète, elle traduit en mots la rage muette qui l'habite depuis l'enfance.
J'avais  eu l'occasion de l'approcher, lors de l'un de ses passages à Paris, grâce à son amie fidèle, Françoise Ascal. En mars 2O17, à l'occasion d'un récital de musique sérielle d'Alain Bancquart, donné à Reid Hall, je me suis retrouvée assise entre elle et Lionel Ray !
La dédicace de son recueil Cimetières: La rage muette, paru en 2016 aux Éditions de la Grenouillère, précise : un livre écrit il y a plus de 20 ans, mais malheureusement toujours d'actualité.


          Le deuil et l'enfance

          Elle s'est éloignée, a pris le large, comme on dit, pour
          quelques semaines ou quelques mois, s'en est allée
          jouer ailleurs avec une douzaine de natures mortes,
          des cahiers bourrés de notes et surtout, surtout, sa
          mémoire toquée, accrochée à une blessure d'enfance
          et à cette langue de la blessure, qui n'appartient qu'aux
          autres, du moins on le prétend. Une fois au loin, une
          nuit – et bêtement parce que c'était la nuit avec ses
          caprices de nuit –, elle s'est embrouillée, a perdu le
          sens de l'ouïe et de la mesure, a perdu le sens de la
          forme et du battement, a vu se lever l'enfant en elle,
          apeurée par les clignotements de son cœur,

          ibid p.77

          happée par le monde qui, la nuit, n'est que bourdon-
          nement feuilles, insectes, chats, fleuves, statues, fris-
          sons, tout y fait du bruit. Soudain, la Grande Ourse
          elle même s'est affolée, a mêlé sa forme discontinue
          à celle du cœur clignotant, a mêlé ses visions de nuit
          à celles qu'on voit parfois monter des bûchers et des
          cimetières. La Grande Ourse, cette nuit-là, s'est durcie,
          retenant sa cohorte d'étoiles farouches dans son vaga-
          bondage, retenant les heures et le bourdonnement du
          monde, retenant l'enfant du bout de son aile. Refermée,
          son aile. Des figures anciennes tournoyaient dans l'air.
          Des blessures d'enfance

          ibid p.78

          Les cimetières et la musique

          Or, il arrive qu'une âme ait envie de tenir bon, de
          protester. Cette âme s'insurge contre l'idée de
          la fraude, osant ainsi faire usage d'une langue qui,
          dit-on, n'appartiendrait qu'aux autres. Jour après jour,
          elle s'applique à travailler sa voix – emplie par tant de
          mémoire – dans le sens de son désir, à la façonner de
          telle sorte qu'elle réponde aux attentes les plus incon-
          fortables de son désir; elle dépayse les phonèmes et
          fait vibrer la langue qui se défend pourtant bien dans
          les circonstances : la fait vibrer tantôt à droite, tantôt
          à gauche, rapproche les lèvres l'une de l'autre ou les
          éloigne, serre les dents quand il le faut

          ibid p.25

"Tenir bon et protester" semble être à jamais sa devise de femme et de poète, comme le sont le noir de deuil de ses vêtements et de sa chevelure, et l'inoubliable intensité de son regard.
Pour en savoir davantage, je vous suggère de lire ou relire mon précédent article, rédigé à son propos et paru sur La Pierre et le sel, en 2014, grâce au lien indiqué plus bas.

Bibliographie:
  • Denise Desautels, Cimetières: La rage muette, Les éditions de La Grenouillère, 2016

sur internet:

vendredi 8 février 2019

Pier Paolo Pasolini, à propos de la fin du voyage



         Ah, que la vie est quotidienne !

         La nue pâle et une lune de tôle
         Regardent le garçon blême qui se lave.
         Un camion sur les routes sans poussière
         Ouvre de son murmure la lisière du jour.

         Ô cri rauque, ô blanc soupir du camion évanoui,
         Le temps brille dans la lune de tôle
         Et le garçon, ses mains dans l'eau nue,
         Espère seulement que les lointains…

         En répandant des spectres de violettes et des gouttes de pluie
         Les cloches de six heures du soir sonnent
         Baisant les chevelures bleues des peupliers
         Assassinant les lueurs sanglantes dans leurs yeux.

         J'étais faible et je suis à présent léger…
         Dans mon corps à jeun les cloches me baisent
         Et dans mon cœur, nées dans les cloches,
         Les étoiles tremblent en moi de plaisir.

         La nuit emplit les entonnoirs du silence
         Dans une cage pendue au silence
         Une mouche agite ses ailes noires en tournoyant.
         Les morts ont dans la main une poignée de terre.

         Captif du cœur des morts, le chant de cire
         Au souffle du silence se fait de marbre.
         Toute la vie en un chant du soir résumée…
         Nuit, je ne te connais pas, j'ai perdu ma voix…

         in Adulte? Jamais, Pier Paolo Pasolini, poèmes choisis, présentés et traduits de l'italien par
         René de Ceccatty, éditions Points, bilingue, 2013, p.75
        
(Le titre de ce poème, en français dans le texte, est une citation d'un vers de Jules Laforgue).

La quatrième de couverture de cette anthologie précise que  l'auteur, né à Bologne en 1922, a choisi la poésie comme voix première, avant de s'illustrer dans le cinéma, le roman, le théâtre, et les essais critiques et théoriques.

         Quinze ans ! Vingt ans !
         Beau comme la lumière de Malafiesta,
         Le cœur comme la plage
         Pauvre, assoiffée, nuées, mouettes au cœur.

         Ma chemise de pierre!
         Ma mère de pierre! Le monde
         De pierre! MOI TOUJOURS SEUL.
         Je jouissais, je riais, je dansais…

         Je jouissais, je riais, je dansais…
         Seul avec cette chose qui n'était pas de pierre.
         L'œil noir qui riait,
         Les cheveux blonds comme le soleil.

         (extrait)
         ibid p.251

 En 1975, son corps sera retrouvé sur une plage, torturé avec la plus sauvage des violences. Les circonstances et les raisons de ce crime atroce n'ont pas été élucidées jusqu'ici.
Le lien ci-dessous vous en dira davantage.
https://www.courrierinternational.com/article/italie-mort-de-pasolini-il-ete-victime-dun-massacre-tribal

Et comme si le poète avait pu prévoir sa fin dramatique, voici un poème poignant, paru dans ses œuvres complètes, après sa mort :
  
         C'est un rêve, effroyable,
         Qui est indescriptible,
         Voilà la vérité.
         Et je ne rêve pas, je suis vivant.

         À la fin du voyage

         Je ne me le dis pas, mais
         Il est bien clair que bientôt
         Ma vie finira
         Si elle n'est pas déjà finie.

         Et il était toujours clair
         Que, pour vivre, il m'était
         Nécessaire de ne pas vivre,
         Rester candide, ignorant.

         Je ne l'ai pas fait exprès :
         C'était de la curiosité, du courage,
         De l'imprudence. Il s'arrête
         Maintenant à la fin du voyage,

         L'imprudent, et il ne sait
         Que regarder autour de lui,
         Le monde, qui commence
         Maintenant avec le jour nouveau.

         ibid Appendices au Rossignol de l'église catholique Points 2013 p.237

Bibliographie:
  • Pier Paolo Pasolini, Adulte? Jamais, poèmes choisis, présentés et traduits de l'italien par René de Ceccatty, édition bilingue Points, 2013.
        
        

vendredi 1 février 2019

Par un jour froid, une pensée pour les roitelets



Description de cette image, également commentée ci-après

        Dans un grand arbre, un roitelet
        Chante sa chanson la plus pure…
        L’arbre semble un cœur qui parlait.
        Et le chant semble une verdure.
        Est-ce, dans l’eau d’un ruisselet,
        Le sceptre ou la branche qui dure ?
        Dans un grand arbre, un roitelet
        Chante sa chanson la plus pure.
        C’est un soir presque violet
        Où l’on donne, d’un cœur parfait,
        Tant d’importance à la nature
        Que l’on confondrait, je vous le jure,
        Un roi avec un roitelet !

        Rosemonde Gérard.

        Ce poème m'évoque un souvenir de ma scolarité. J'avais toujours la meilleure note en "récitation", matière où j'excellais, autant pour ma rapidité à apprendre les textes que pour ma diction, un don du ciel, qui venait compenser ma sainte horreur des divisions à deux chiffres et de l'algèbre par la suite…
Rosemonde Gérard était femme, elle avait osé écrire de la poésie et avait été lue et publiée! En secret,  je pouvais imaginer un "avenir" possible au moins dans ce domaine !

Les circonstances de la vie m'offrirent, par hasard, l'occasion de visiter Arnaga, la jolie maison  près de Cambo Les Bains, dans les Pyrénées occidentales, que fit bâtir Edmond Rostand, son époux.Très vite, Rosemonde Gérard s'y ennuya, divorça et reprit sa vie parisienne.

         Aujourd'hui, lisant un livre de Bernd Heinrich, intitulé Survivre à l'hiver, paru chez Biophilia, en octobre 2018, je tombe sur un chapitre où l'auteur compare les chances de survie en l'hiver d'un homme lambda à celles d'un "roitelet":

         8.Les plumes du roitelet

         Le vent, qui fouette les arbres en traversant les sapinières du nord, résonne comme des vagues déferlantes, même quand le thermomètre marque systématiquement -20°C, et parfois -30°C. Je porte des pantalons de laine, deux chandails – (ce qui est également mon cas, en ce moment, dans mon appartement mal chauffé) – un coupe vent, une casquette de laine, des gants munis de séparateurs, des chaussettes en laine – (idem) et des bottes isothermes. Si j'enlève mes gants, mes doigts s'ankylosent en quelques minutes. Les habits sont primordiaux pour rester en vie, même la journée.
Le froid n'est pas simplement une abstraction. Comment font donc les roitelets, qui sont là dehors, de jour comme de nuit, et qui ne sont pas plus gros que le bout de mon pouce, pour conserver une température corporelle proche de 43°C ou 44°C ? Leur température est supérieure de quelque 3°C à celle de la plupart des oiseaux. Pour disposer d'une perspective plus parlante, c'est 6°C à 7°C de plus
qu'un humain en bonne santé – bon nombre d'entre nous succomberions à une crise cardiaque avec une telle température.
          Un roitelet, qui a la taille d'un colibri, lorsqu'il bombe le torse dans sa livrée olive pâle, ressemble à une petite boule pelucheuse. Les propriétés physiques du réchauffement et du refroidissement font que ces petites choses se frigorifient rapidement, puisque n'importe qu'elle partie d'eux-mêmes est proche de la surface, où la chaleur se dissipe. Proportionnellement, plus petit sera l'animal, plus grande sera la surface de déperdition. Dès lors, comment ces minuscules passereaux
parviendraient-ils à survivre ne serait-ce que cinq minutes un jour d'hiver ? Je sais pourtant qu'ils sont là.
          Après les avoir cherchés dans les bois depuis environ une heure de n'importe quel matin, je perçois généralement les légers tsees des roitelets proches. Je ressens de l'émerveillement et, même après avoir exploré les forêts des centaines de fois par des journées glaciales, je reste toujours ébahi
que quelque chose d'aussi petit et d'aussi dépendant de la chaleur puisse survivre. Leurs appels me
donnent l'assurance qu'ils ont déjà survécu à une autre nuit, et qu'en fin de compte je dois faire confiance à mes sens plus qu'à ma rationalité.

 in Survivre à l'hiver, Bernd Heinrich, éditions Corti, collection Biophilia, 2018, p.p.121/122

L'auteur précise aussi que les roitelets sont nommés "petits rois" à cause de leur couronne jaune citron brillante, orange et rouge et qu'apparemment la femelle bâtit seule le nid, mais que le mâle l'accompagne et chante tandis qu'elle rassemble les matériaux et qu'elle le construit. J'en conclus que les "roitelettes" n'ont pas eu vent de Mai 68 !

Lorsque revient l'hiver avec l'urgence de survivre au froid, à la grisaille, à l'isolement les livres heureusement, nous ouvrent l'esprit sur les choses de la vie.

Bibliographie:
  • Survivre à l'hiver, Bernd Heinrich, Collection Biophilia n°15, éditions Corti, 2018

Sur internet: