Port des Barques

Port des Barques

vendredi 25 mars 2016

Anthony Phelps le temps n'est plus au jeu



               Il fait un temps de demoiselle


               Nous n'irons pas jouer à la marelle
               et lancer nos pions par-dessus le ciel de terre
               Nous n'irons pas cueillir
               dans les champs de p'tit mil
               le trèfle à quatre feuilles
               Nous n'irons pas il fait un temps de demoiselle

               Nous n'irons pas ce soir
               pêcher la lune au quai Christophe-Colomb
               Nous n'irons pas poser nos nasses
               dans le lit de la Voie lactée
               pour piéger des étoiles doubles
               Nous n'irons pas il fait un temps de demoiselle

               Nous n'irons pas dormir dans le lit de l'Amour
               Nous n'irons pas il fait un temps de demoiselle

               Le temps n'est plus au jeu
               nous avons dépassé le chant des marionnettes
               Le temps n'est plus au sommeil
               nous avons dépassé le chant de l'enfant do
               il fait un temps de veille
               Mon Pays a un caillot de sang dans la gorge

               in Nomade je fus de très vieille mémoire, Mon pays que voici, éditions Bruno Doucey, 2012, p.54

Anthony Phelps naît à Port au Prince, en Haïti, en 1928. Ce poème, extrait de son recueil Mon pays que voici, rédigé en 1963, sous la dictature de Duvalier et de ses "tontons macoutes",  ne paraîtra que quarante ans plus tard au Québec.
Contraint à l'exil, le poète s'installe à Montréal, en 1964. Nombre de ses congénères, écrivains, l'y rejoindront par la suite.

Bruno Doucey  réédite, en 2012, sous un titre choisi par l'auteur, Nomade je fus de très vieille mémoire, un large et riche aperçu de l'ensemble de son œuvre. Le livre est présenté au CNL, en février 2012, en présence de l'auteur. La voix du poète, sa séduisante présence marquent profondément ses auditeurs.

Je citerai juste deux des derniers poèmes de cette anthologie, qui évoquent selon moi la valse lente du temps et ce sentiment de nostalgie, qui l'accompagne. La "teinturière" y tient, me semble-t-il, le rôle de celle qui donne sens et couleur à la vie.

               Teinturière

                Le temps a brûlé lent Teinturière.
                Les rêves aussi.
                Souvent je laisse flotter le poème
                comme un enfant son bateau de papier
                ou le porte à mon oreille
                pour retrouver les chants lointains d'un certain lieu.
                Que de cris
                de confidences tronquées de projets déréglés.
                Les mots s'envolent
                s'habillent de couleurs chagrines
                mais ta main rythme leur dessin
                ramenant l'équilibre.


                Teinturière
                si un jour de clair matin
                je te retrouve
                sous le sésame des oiseaux de la morte saison
                tel clown endimanché d'innocence
                bien au-delà des baisers d'accueil
                je découperai la grammaire du soleil
                et la calligraphie des fleurs
                pour t'en faire parure.

                Ah! un jour de gai matin un jour de clair soleil
                redécouvrir l'ailleurs en toi!


                Un jour de gai soleil un jour de clair matin
                aux premières tendresses
                d'une bouche qui se décline
                tes souvenirs se raccorderont
                au pas à pas du texte
                à la fragilité du dire.

                (...)

                Ah! cette odeur du bout de la route
                lorsqu'elle s'arrête tremblote et puis se casse

                (...)

                Ah!
                Passe Teinturière. Passe.
                L'oiseau reconnaît la pierre
                se précipite à sa rencontre.
                L'aiguille voit bien son œil
                enfile le chas.
                Le temps est seul
                Le temps te nargue.
                Le vin est doux et te conforte.
                Pour la jubilation de mon regard
                une lucarne de soleil
                conjurera toujours ton corps
                au temps présent de la lumière.

                ibid p.p.225/226/227

                Finale

                Teinturière
                 œuf dans la gouache de la mémoire
                 ici prend fin la parodie.

                 Loin du commerce des racines
                 douce est l'argile
                 docile la glaise.

                 De l'autre coté du temps
                 liquide est l'air
                 frileux les nuages.

                 Par le bonheur d'une juste frappe
                 pour toi
                 dont le cœur bat dans la doublure de mes mots
                 je laisse rêver la lune au verso de nos noms.


                                       Sous le coude du rêve
                                       une plage ondule
                                       intemporelle.

                  ibid p.228


sur internet :

vendredi 18 mars 2016

Yves Peyré Plis et déplis, naissance d'un livre




                                         

Un peu plus tard, je compris que les livres reposaient sur le seul pli. De la même manière que le linge était soumis au fer à repasser, grand pourvoyeur de plis et correcteur à cet égard, le papier était soumis au plioir d'os, d'ivoire ou de bois. Le papier vivant se ployait, une géométrie présidait à la naissance du livre comme objet. On faisait se toucher les bords extrêmes de la feuille et on la pliait selon une manière assez stricte, et ce autant de fois qu'il était besoin. Le format peu à peu se réduisait. J'ai passé nombre de mes soirées à plier des plaquettes de tirage limité que j'éditais alors pour mon plaisir et dans l'espoir un peu chimérique d'atténuer les pertes financières que me procurait la revue que j'avais créée et aux destinées de laquelle je présidais. Pliage plus ordinaire, pliage variable, j'étais avec mon outil en ivoire à donner forme de rectangle à des feuilles de grand format : Arches, Auvergne du Moulin Richard de Bas, Japon Dosabiki Masashi, papier du Moulin de Pombié, chiffon d'Angoumois ou Alcantara de Sicile. Le papier était parfois sec, à d'autres moments tout à fait souple. Je lui donnais forme, un parallélépipède se composait à mesure. J'étais attentif aux textes et aux gravures. La feuille était pliée avec précaution, dans la souplesse qui n'insistait pas, aussitôt le bord à bord atteint, le coup sec du plioir donnait à la plausibilité du partage un sens définitif. On pourrait croire cette occupation fastidieuse, j'y prenais au contraire un vif plaisir, chaque livre sorti de mes mains était unique, sinon en apparence, du moins en intention et dans le rêve qui avait aidé à sa venue. C'était un autre versant de la vie quotidienne. Homme du livre, on se doit de présider physiquement à sa naissance. Je voyais les textes se charger d'une adhésion à l'instant, je maniais le papier, je décompose arbitrairement l'unité du geste : plioir, mouvement de la main et du bras engageant jusqu'à l'épaule. Plier les livres, c'est non seulement leur donner une chance d'être, c'est aussi les irriguer de sa propre vie, l'espace de la rêverie et celui de l'action se superposant en un nouveau pli, imaginaire sans doute mais bien réel au souvenir de qui a présidé à l'opération.
(.../...)
Tout ce qui est plié est contraire au désordre, au chaos. Le pli, c'est la rationalité du mystère. Par là même tout se tient entres la séparation et la continuité, entre la rupture et l'unité, le pli est ainsi l'une des figures parmi les plus satisfaisantes du suspens.

in Plis et déplis, L'extase au quotidien, éditions Pagine d'Arte 2011, p.p.13/14/15

Pour accompagner le Salon du livre, qui s'ouvre aujourd'hui à Paris, il convenait de citer cet hommage d'Yves Peyrié, rédigé avec des mots choisis,  pour célébrer la tâche de l'imprimeur d'art.
Il se trouve que le monotype de Roselyne Fritel, qui l'illustre, a été imprimé sur papier d'Arches.

La quatrième de couverture de ce petit livre achève de donner au pli sa part de création et de poésie :

Et le pli continue de sinuer, de s'inscrire comme une ligne superposée à la surface plane, couture qui survient sans réparation de blessure. On songe au geste de froisser ou, à ce qui vaut aussi bien pour l'étoffe que le papier, au mouvement simple de friper. Il est là, figure inaltérable, frisson du rêve, cassure imperceptible. Il sépare et il lie, il relie: il est la trace de la géométrie et du hasard. L'art révèle le pli, l'appelle, le fait apparaître, pour lui-même poursuivre sa course. Le pli est un art, l'art n'échappe pas au pli.

Sur internet  :




vendredi 11 mars 2016

Une nouvelle revue annuelle de poésie: Apulée

Le 10 février 2016 eut lieu, à La Maison de la Poésie à Paris, la présentation de la nouvelle revue annuelle de littérature et de réflexion, Apulée, en présence de son comité de rédaction, de poètes, d'artistes et d'un public nombreux.
Hubert Haddad, son rédacteur en chef, la décrit comme le fruit d'une démarche inventive et aventureuse, visant à faire découvrir ou redécouvrir des voix du pourtour méditerranéen et même de l'Afrique noire. Une manière audacieuse de décentrer la création et de modifier notre écoute et notre vision.

Son titre Apulée, suggéré par Abdellatif Laâbi, mérite quelques explications pour la richesse de sa symbolique.
Apulée est un romain d'origine berbère, né à Madaure, vers 123 en Numidie, ( l'Algérie actuelle),   alors colonie romaine. Il apprend la rhétorique à Carthage, étudie la philosophie à Athènes, séjourne à Rome avant de s'établir à Carthage comme avocat et "conférencier itinérant", ce qui semble déjà un bel exemple de brassage culturel.
Il rédige en latin un roman Métamorphoses, plus connu des lettrés sous le nom de L'âne d'or, et écrit également quelques poèmes.
Ayant épousé, en Lybie, une riche veuve de trente ans son aînée, il se voit accusé d'avoir usé de magie pour la séduire et risque la mort.
Parmi les arguments à charge figure le fait d'être un barbare par ses origines, ce à quoi il rétorque qu'il est "100% berbère et pas moins romain." Il ajoute: "J'ai choisi ma culture et ses valeurs."
Sa propre plaidoirie, lors du procès, lui vaut d'être acquitté. Il la rédigera par la suite en latin sous le titre de Apologie ou Discours sur la magie. Il meurt autour des années 170.

Introduisant ce premier numéro de la revue, Hubert Haddad écrit:

"L'objectif, ou plutôt l'intention, serait de réveiller le désir par la découverte, la redécouverte ininterrompue, la surprise assumée, l'approche réflexive, avec en tête la belle injonction d'André Breton: Par un mot tout est sauvé. Par un mot tout est perdu."
(...) "Notre désir et nos choix génèrent le monde. (...) Il n'existe de communauté que par la culture et l'esprit. Toute restriction d'altérité est réduction de l'humain, car nulle assise matérielle ne vient fonder la singularité ethnique, nationale ou religieuse."

Revue de littérature et de réflexion, apulée alterne articles de fond, poésie, photos. Son projet multiculturel, son désir fervent d'altérité, nous valent des créations aussi riches que diverses.
Ce premier numéro de la revue, éditée chez Zulma, comporte 399 pages, chaque poème y figure dans sa langue originelle et avec sa traduction en français. Je n'en citerai qu'un bref échantillon dans le domaine poésie.

Pour commencer, un poème de Salah Al Hamdani, né en Irak à Bagdad en 1951, exilé en France depuis plus de trente ans. Poème traduit de l'arabe par l'auteur et Isabelle Lagny.

          Gréement de la mémoire

          Ne passe pas par ici
          et ferme la fenêtre de ce matin trop froid
          Les canailles ont détruit la fiole du mystère
          les choses ont vieilli
          et la sécheresse a escaladé ma gorge
          Entre les rides de ton exil et le pardon aux assassins d'hier
          comment converses-tu avec la douleur?

          À la fin de la guerre
          les exilés ne sont pas rentrés
          Leur ciel s'est perdu dans les recoins du passé
          et les jours, comme des sauterelles
          ont été sacrifiés aux cendres

          Sur l'eau, sur les cartes de vœux
          sur le quai des saisons
          nulle trace de leurs membres rescapés
          nulle empreinte de leurs nuages compagnons

          Il n'y avait plus que le vide qui soufflait
          avec les gémissements des disparus
          et au-dessus
          la lune de ma mère
          qui s'évanouissait dans la solitude...
          Regarde, Père
          la lune de ma mère est morte!

          in apulée, 1 Galaxies identitaires, 2016, éditions Zulma, p.258

Là, un poème de Anna Christina Serra, née en 1960 en Sardaigne. Poème traduit de l'italien par François-Michel Durazzo.

          Un grain de sable

          Te chercher, c'est
          connaître un à un
          chaque grain de sable
          et demander au plus petit
          qui soit d'endiguer seul
          ces vagues gigantesques
          qui connaissent le sel le plus profond
          des profondeurs de la mer
          qui remonte jusqu'au cœur.

          Là, penser à toi
          est une blessure toujours ouverte
          et c'est un temps à jamais incertain
          où refluent
          vagues et pensée.

          Reste le sable, saturé de sel,
          qui entrave mes pas
          fermes dans l'attente d'une rive
          qui ne connaisse ni mers ni drapeaux.

          Ils se prétendent maîtres des couleurs
          mais ne sont que des faux acérées.

          ibid p.114
 
Ailleurs, une présentation de photographies de l'italien Francesco Gattoni, né à Rome en 1956 et vivant en France, accompagnées de poèmes de Julien Delmaire, performeur et romancier français, né en 1977.

Sara


          Sara

           Losange n'est pas un mot pour tes lèvres, femme descendue des
           armatures, frissons de voilure que l'iode vient émouvoir. M'entraînent tes
           lagunes aux retrouvailles des oiseaux. D'immenses fresques d'eau
           prolongent tes hanches, solides et souples comme la vague, comme la
           vague, limpides et secrètes. Femme d'interlude, d'extérieur jour, tu peux
           te réjouir des astres démâtés, accompagner le corail dans son
           linceul de mousse, la mort n'a pas droit à la parole quand tu t'offres
           corps et âme. Nourrice des profondeurs, te sont dévoués la conque
           d'ambre, le trident, les laminaires, jusqu'à la détrempe des brumes au
           lointain. Tu as reçu en partage l'autre ciel, qu'on appelle la mer, césure de
           tes marées, villégiature des algues. Tu te déportes, de jonques en
           caravelles, silhouette vagabonde, écume d'une blancheur inaugurale.

           ibid incantato p.67

Ici, un poème de Titos Patrikios, né à Athènes en 1928. Poème traduit du grec par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis

           Bruit de pas sur l'asphalte

           Quand je suis revenu en ville
           après des années dans des îles désertes
           j'ai trouvé l'amour plus facile,
           la bonne entente plus difficile,
           les mains qui me saluaient, affamées.
           Beaucoup vivaient de naufrages.
           Ils allumaient dans les coins des feux trompeurs
           en guettant celui qui coulerait dans l'asphalte.
           Et il fallait que je résiste à mes propres jambes
           pour ne pas qu'elles ne prennent un pas de fauve pourchassé.

           ibid p.180

Là, un poème de Graça Pires, née en 1946, à Figueira da Foz, Portugal. Poème traduit du portugais par François-Michel Durazzo

            Ils viennent parfois de très loin :
            d'épuisants voyages,
            de morts prématurées,
            d'excessives solitudes.
            Mais ils viennent.
            Et ils dessinent la pureté initiale des sources.
            La lame du silence.
            Le désordre de la nuit.
            Et la lumière exténuée du regard.
            Si complices, les mots.

            ibid p.325


Et pour finir, un poème de Omar Youssef Souleimane, poète syrien, né en 1987 et exilé en France, que j'ai eu le plaisir de présenter sur Le Temps Bleu, le 28 mars 2015.
Poème traduit de l'arabe ( Syrie) par Salah Al Hamdani et Isabelle Lagny.

            Taverne du fou

             Quand tu te rends au café des fous
             Ô exilé heureux
             tu échanges des rires avec un pirate aveugle
             de tes lèvres dégouline la pluie de ton village

             ta voix trinque avec celle des étrangers
             et comme si tu n'entendais pas là-bas ta grand-mère
             égrener son chapelet dans la dorure de l'été
             c'est ta gorge qui saigne

             Toi qui observes depuis le balcon de la langue
              les contes de leurs héros
              tu vois des miroirs d'illusions qui scintillent
              et ta vie est une étoile dans le matin

              ibid p.48

Derrière chaque écriture se profilent une pensée, une écriture, des images, une religion, un passé que relie entre elles l'unique fil d'un rivage méditerranéen. Que ce fil tenu soit l'occasion d'un partage respectueux de nos richesses respectives et de nos différences, en ces temps troublés!  Souhaitons longue vie à la revue apulée et à son équipe motivée.

sur internet:

         


vendredi 4 mars 2016

Françoise Ascal cette soif de signes que rien ne comble

 

         ça s'annonce par un trouble de la vue ou par un
         picotement des extrémités quelquefois par un vertige
         l'impression de poser le pied sur un fil tendu entre
         deux vides pourtant il ne s'agit dérisoirement que
         d'un afflux de mots ou plutôt d'un afflux de sang qui
         veut devenir mots
         (...)

         in Des voix dans l'obscur, Æncrages & Co, 2015

Ainsi débute ce livre de Françoise Ascal, Des voix dans l'obscur, illustré par Gérard Titus Carmel de coulures d'encre, qui sont autant de zébrures et de déchirures faites au corps et au temps.
Françoise Ascal écrit, une fois encore, contre, tout contre, ces voix ancestrales qui la hantent.
Il n'existe pas de sauve qui peut, ce combat s'impose et c'est affaire de vie ou de mort.
D'une voix brûlante, à la suite de Lignées paru en 2012 chez le même éditeur, avec le même illustrateur, elle poursuit le récit.

         combien sont-ils
         ils se bousculent se pressent s'amassent je ne par-
         viens pas à les identifier leurs visages se confondent
         ils marchent interminablement certains portent une
         faux sur l'épaule ou un fusil d'autres poussent une
         brouette on ne voit pas leurs rides on ne sait pas
         leur âge sous des chapeaux de paille à large bord
         nombre d'entre eux sont des femmes tous avancent
         trébuchent se cognent aux pierres du chemin il faut
         tendre l'oreille longtemps pour capter leur souffle
         une buée à peine posée sur la mémoire

         la nuit je les héberge
         ils gesticulent dans ma chair s'agitent dans ma
         bouche
         surtout dans ma bouche
         veulent prendre langue
         chaos de mots
         sons brisés qui me brisent

         je n'existe que par intermittence quand ils consen-
         tent à s'assoupir

         ce sont mes bourreaux
         mes aimés

         ibid

Inévitablement, dans un paysage semi-aquatique qu'elle parcourt au crépuscule, vie et mort s'affrontent jusqu'à la déchirure :

(..)
         c'est l'heure du basculement

         mâchoires prêtes dents et crocs affutés
         c'est l'heure de la déchirure

         coup de queue ventre blanc un brochet vorace jaillit
         hors de l'eau chahut liquide répercuté très loin à
         travers ce qu'on prenait pour pur silence

         les ondes concentriques n'en finissent pas de s'épa-
         nouir là où la mort frappe
         elles rayonnent
         à les contempler depuis la rive on croirait qu'il en
         émane une musique presqu'un appel

         mais tout rentre dans l'ordre
         celui de la lutte sans merci
         celui de l'indifférence coutumière

         ibid

Cette  région, la Haute-Saône, berceau de sa famille paternelle, terre de ses racines, elle l'évoque dans chacun de ses livres et vient s'y ressourcer en toute saison, dans la joie comme dans l'épreuve.
Elle la décrit ainsi : "Située entre les Vosges, le Jura et la Bourgogne, le paysage y est resté intact. Eaux-vives et dormantes, étangs façonnés au Moyen-Âge par des moines, lui valent le nom de Plateau des 1.000 étangs. Tenue à l'écart de la modernité, la vie paysanne et son habitat d'autrefois s'y perpétuent. Gens et bêtes y vivent encore dans un inconfort  invraisemblable". 

Dans ce lieu unique, au propre comme au figuré, qui s'est toujours imposé comme le terreau fertile de son écriture, Françoise Ascal affronte, cette fois, la menace. Atteinte dans sa chair, acculée à survivre, elle recense ses atouts et compte ses faiblesses: "c'est peut-être ce que tu cherches/ l'effacement la disparition l'oubli."

         non
         pas de "belles histoires" à raconter les histoires ça
         vole dans l'air on les capte d'une main joueuse je
         ne sais pas jouer je n'ai pas de filet à histoires juste
         du fil à coudre utile pour les plaies coudre et recou-
         dre ce qui bée une spécialité en quelque sorte répa-
         rer recoller rafistoler ravauder avec plus ou moins
         de succès paroles qui tombent et se cassent dans le
         vide murs qui se fendent toits qui s'écroulent draps
         qui se déchirent peau qui se fane veines qui éclatent
         c'est mon lot je pose des mots-sutures sur ce qui
         souffre c'est une addiction comme une autre

         peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à
         rejoindre dans la moindre faille
         glisser la langue entre les molécules disjointes mâ-
         cher les noms perdus sucer le rien saliver
         lèvres closes cimenter l'absence

         peut-être est-ce-vous qui m'appelez vous qui n'êtes
         plus
         vous qui avez fui sans légendes à hisser dans les
         livres

         ibid

La lumière, pourtant, sur les étangs,  toujours verte, toujours recommencée, lui sert de peau, de corps manquant:

           (..)

          mon souffle s'accorde au sien
          elle ne se lasse pas de croître
          elle supporte neige froidure sécheresse
          piétinements des bêtes oubli des hommes
          entre ses racines je m'abandonne un instant confon-
          due dans la vastitude

          le ciel lui-même s'y contemple plus serein plus pro-
          fond dans son face à face
          ciel et prairie s'étreignent quelquefois
          je le sais mais ne peux le voir
          il faudra apprendre à devenir
          ne plus crisper  les poings  ne plus crier dans le
          silence des choses paisibles

          mais toujours les saignements me rattrapent
          les hémorragies emportent le peu qui m'appartient
          les barques de lumière sombrent

          il faut rouvrir les yeux

          ibid

Aucun pathos, nul désespoir. Les mots eux-mêmes blanchissent/ la terre seule persiste à saigner/ les oiseaux n'en ont cure/ tu t'efforces de les rejoindre.
Puissance et sobriété du verbe, face à face avec l'inéluctable, fille de sa lignée, Françoise Ascal puise en elle les mots pour analyser et affronter l'épreuve, se prépare même à un combat sanglant, au couteau, puis se souvient, comme un sage, que la vie est ronde...

          tête prise dans le chevelu de tes racines tu suffoques
          tu rameutes tous les canifs d'enfance manches de
          corne de vache buis sculpté ivoire bakélite tu affûtes
          les lames oubliées sur la margelle d'un puits les
          lames étincelantes sur la pierre du lavoir les lames
          promesses de séparation par-dessus tout éradiquer
          la prolifération vénéneuse tu coupes tranches
          déchiquettes tu enfonces jusqu'à la garde tes armes
          dérisoires quelques centimètres de métal usé qui
          jamais n'atteindront la moindre cible

          plutôt confier tes nuits aux pavots plutôt avaler des
          colchiques mâcher de la datura te rouler dans la
          belladone

          plutôt abandonner tout espoir de maîtrise
          chercher la goulée d'air le rai de lumière la goutte
          de rosée embusqués dans le labyrinthe

          une voix peut-être comme un fil d'Ariane une voix
          portée par les effluves d'un jasmin d'hiver t'invitera
          au voyage à travers les arcanes du temps

          la vie est ronde
          l'avenir attend ton retour

          ibid

La vie est ronde, quelle précieuse trouvaille quand il s'agit de rester vif !
Ainsi, l'amie Françoise se souvenant de ce mot de Bachelard, son cher maître, nous revient indemne avec ce viatique.
Saluons son triple et magnifique retour en écriture, avec Noir -Racine, paru également en 2015, chez Al Manar et Un bleu d'octobre, tout juste sorti chez Apogée, à l'heure où j'écris.

Bibliographie:
  • Des voix dans l'obscur Æncrages & CO, 2015
sur internet: