Port des Barques

Port des Barques

vendredi 27 décembre 2019

Robert Sabatier, la passion de la poésie

 

         Attente du prince

         J'attends le prince aux limites du monde
         Car l'invisible a dérobé mon nom.

         Auréolé, le front ceint d'une étoile,
         Il me dira les ères d'où je viens.

         Nous partirons, nous serons les orfèvres
         de la nature en nos pas ciselée.

         J'inventerai des chants pour quatre lèvres
         Et tout le jour nous y vivrons noyés.

         Accompagnés des animaux lucides,
         De la licorne et du cheval volant,

         En tête iront ma tristesse et mon prince,
         Moi je suivrai, les mains pleines d'oiseaux.

         Il me dira, plus fluide qu'une rime,
         mon nom futur, celui d'astre accompli.

         J'entrouvrirai mes mains pour qu'il y dorme,
         O belle barque où Dieu naviguera.

                                    *

        Je le pourchasse au-delà du miroir,
        Je suis la nuit, son espoir insensé.

        Suis-je le fruit de l'arbre qui voyage
        Ou bien la fleur des végétaux futurs ?

        Je me situe à la gauche du prince,
        Ma place est là dans l'ombre de son cœur.

        Comme un bouffon, je me noue et j'espère
        Un seul sourire à la pointe du jour.

        Ou je deviens un dais qui le protège
        Quand les pumas déchirent le soleil.

        Je me divise en mille et mille obstacles
        Pour l'ennemi qui rôde sur son front.

        Ma main dessine un palais pour qu'il vive
        Dans une fable où l'impossible est mort.

        Et s'il voyage, alors je suis sa voile
        Et son escale et son tapis volant.

                                      *

        Mes floraisons sont ses métamorphoses,
        Ma vigilance a le goût d'une fleur.

        Il m'a fallu pour inventer la rose
        Vivre mille ans d'un silence total.

        Pour mériter le Parfum, je dus prendre
        Tous les flocons des neiges de l'Asie.

        J'ai divisé mon unique poème
        En cent jardins de pétales et d'ors.

        J'épuise en vain les cascades, les sources
        Pour la fraîcheur d'un instant de ses jours.

        Je lui dédie un faon bleu qui s'apprête
        A traverser la montagne et mon corps.

        Je l'invoquais dans de froides cavernes
        Et je l'espère en ce monde nouveau.

        Je suis l'errant qui va de siècle en siècle
        Vers l'âge d'homme en attendant le prince,

        Chantant, chantant tous ses exploits durables
        Sans le secours des autres galaxies.

        in Les châteaux de millions d'années, Robert Sabatier, par Alain Bosquet,
        Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1978, p.p.p.106/107/108

Cette longue ode, je la dédie, en ces temps de fête, à tous les poètes et fidèles lecteurs du Temps bleu.
Et j'y joins, pour conclure, un poème du même auteur, qui célèbre allègrement les roses de la vie :

         Rose rose

         La rose morte avait pris pour mission
         De refleurir. L'ai-je trempée dans l'encre
         Où dans le sang ? La voici rose rouge
         Comme ce point posé sur l'avenir
         Et qui regarde un serpent sans alcool.

         Mon territoire est semé de ces roses.
         Chaque moment vécu, dans cent mille autres
         Veut refleurir. Qu'importe ! Étant nuage,
         Je peux pleuvoir. Étant l'aigle, je monte.
         Étant serpent, je rampe. Étant poisson,
         Je nage au fond, tout au fond de moi-même
         Et je regarde un peu de moi couler.

         Encre est mon sang si j'écris cent fois rose
         en respirant mon poème futur,
         Je suis grisé. Espace, emporte-moi
         Car je ne suis qu'un vieil horticulteur.

         Et je murmure en parcourant ma vie
         Et mes jardins le nom d'une autre rose
         Que je tairai, car ma fleur est discrète
         Et je ne suis qu'un troisième pétale.

         ibid Les poisons délectables, éditions Albin Michel 1965, p.98

Bibliographie:
  • Robert Sabatier, par Alain Bosquet, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1978.





   

vendredi 20 décembre 2019

"Dans l'enclos des heures" notre voyage ressemblait à un songe



 À l'approche des fêtes de noël, dans l'enclos des heures, je vous propose ces trois textes d'auteurs, à lire comme une invite à la méditation :



          Je pensais à tout ce que l'on ne pouvait saisir – les reflets de la lumière sur l'eau faisant
          comme des cristaux, la course des nuages, la naissance de l'aube. Je pensais à tout ce qui
          a de la valeur à défaut d'avoir des mots. Le langage ne pouvait tout couvrir et j'y voyais la
          raison de sa beauté. Je pensais au silence comme à une défaite. Il fallait baisser nos armes
          et embrasser la terre qui nous portait. Je pensais que le monde m'avait encore ouvert une
          petite porte sur la liberté. Je n'avais pas de la chance, j'avais ma chance. Je comparais
          l'existence à une lave chaude et dorée, coulant sous nos peaux, nous rendant sacrés. Je
          n'avais plus peur de perdre mon amour. Il me semblait posséder déjà un passé qui formait
          un rempart face au danger. Nous n'étions pas uniquement en vie, nous étions à l'intérieur de
          la vie, dans ce qu'elle avait de plus beau et de plus incertain, de plus fragile et de plus puissant.

          in Appelez-moi par mon prénom, roman de Nina Bouraoui, Stock, 2008, p.112

      
                       La joie pure

          Lorsque ma vie au continent futur
          Abordera – ma longue et douce vie,
          J'aurai des rats dans ma cale, des rêves
          Devenus vie au fond du bâtiment.
          Simple est le vent sur la mer, et simple
          Est mon regard offert à l'avenir
          Car j'ai la foi de ces êtres qui doutent
          Et poésie est ma verte espérance.

          Des mots sacrés survolent mon silence
          Toute ma vie est un cri retenu.
          Pourquoi mourir ? – le temps de la mort même
          Est la racine où je porte les dents.
          Or moi, de terre et tout de nuit vêtu,
          Je peux survivre aux îles, aux naufrages.

          Je tends au ciel mes bras comme des rames
          Mon bateau glisse et les terres s'entrouvrent
          Comme des cœurs où je plonge mon feu.

          Les goélands se poseront sur moi,
          un continent naîtra de ma parole.
          Simple est mon nom – je suis une caverne,
          une main d'homme où l'homme peut dormir.

          in Les poissons délectables, Robert Sabatier par Alain Bosquet,
          Poètes d'Aujourd'hui, Seghers, 1978, p.p.94/95

         

              Et en effet, quand j'étendis la main dans le paysage comme celui qui veut savoir s'il pleut,
           je connus en même temps la fraîcheur de l'air et la résistance des murs lointains, que j'avais
           crus plus légers que des pétales d'œillet ; je froissai, avec leur parfum véritable, des feuillages
           que mon regard avait fondus aux brouillards de l'aube et je posai des pas assurés sur une
           prairie qui ne m'avait paru d'abord avoir d'autre existence que celle d'une plage vert tendre
           mangée par l'ombre mauve d'une colline.
            Je frappai à une porte qui ne donnait accès à nul fiévreux couloir, mais à l'enclos des heures
           les meilleures et les plus choisies, à un plateau de plein air habité seulement de quelques
           enfants assis sur des murs bas couleur de pain.

           in Le miroir ébloui, poèmes traduits des Arts, Jean Tardieu, Gallimard, 1993, p.47


         Bibliographie:

  • Nina Bouraoui, Appelez-moi par mon prénom, Roman Stock, 2008
  • Robert Sabatier, par Alain Bosquet, Les poissons délectables, Poètes d'aujourd'hui, Seghers 1978
  • Jean Tardieu, Le miroir ébloui, Gallimard, 1993

vendredi 13 décembre 2019

Hélène Cadou, pour ne pas ébrécher le soir

 
         là-bas
         derrière les tentures
         de la pluie

         dans ce pays rouillé
         où les chemins
         creusent la peur

         il m'arrive
         de remettre mes pas
         dans les tiens

         le temps
         a l'épaisseur
         des boulangeries de l'enfance

         les souvenirs
         lèvent à chaud

         circulaire
         est l'éternité
         sous la lampe.

         in L'Innominée, Il y aura des temps sans le temps, éditions Jacques Brémond,1983.

L'émotion nous saisit dès les premiers mots, l'auteur, Hélène Cadou, s'adresse à son époux René-Guy Cadou, poète, décédé en 1951 à l'âge de 31 ans.
Sous nos yeux, les souvenirs lèvent à chaud et tournoient sous la lampe ...

Le contraste entre la grande douceur du visage de cette femme et la force de vie, qui rayonnait d'elle, était frappant.

Écrire à blanc était devenu, chez elle, une arme de survie.

         écrire

         creuser
         cet espace neutre
         où tu échappes
         au tout venant
         des mots

         où la parole
         prend place
         dans un dénuement
         si avare

         que la fenêtre
         y fulgure
         sans appel.

        ibid

Pour ne pas ébrécher le soir, elle inventait mille ruses. Elle touchait du bois pour que demain ne trahisse aujourd'hui, elle priait l'armoire aux ancêtres de livrer ses secrets et, tandis que le  jour tremblait et que le dernier livre tombait en poussière, elle s'interrogeait : tiendrai-je jusqu'à demain pour dire ce qui jamais ne sera dit ?

        une lampe
        qui se prend pour le soleil
        jubile
       à perte de voix

       ce soir
       recueille
       ce qui fut dit
       aux creux des sources

       le temps
       file sa laine
       pour quel linceul ?

      blanche est l'heure
      d'avant
      le cri
 
     rouge
     la joie
     dernière.

     ibid

Qu'il nous soit donné à nous aussi, en cette période de fêtes,  le rouge de la joie !


Bibliographie:

  • L'innominée, avec des encres de Jean-Jacques Morvan, éditions Jacques Brémond, 1983


sur internet:

vendredi 6 décembre 2019

Jean Tardieu, l'autre jour j'écoutais le temps qui passe


                       IV

         Le temps l'horloge

         L'autre jour j'écoutais le temps
         qui passait dans l'horloge.
         Chaînes, battants et rouages
         il faisait plus de bruit que cent
         au clocher du village
         et mon âme en était contente.

         J'aime mieux le temps s'il se montre
         que s'il passe en nous sans bruit
         comme un voleur dans la nuit.

         in L'accent grave et l'accent aigu, Plaisantineries, Le temps l'horloge p.84

Le carillon de deux horloges rythmait les heures de mon enfance. Mon père en remontait religieusement le mécanisme. Je le regardais faire tout en pensant que je ne voudrais surtout pas d'horloges dans ma propre maison!
J'ai pourtant deux pendules, qui marquent l'heure d'un chant d'oiseau, bien qu'il me suffise de regarder le ciel pour savoir, plus ou moins l'heure… un "plus ou moins", qui sied à ma nature créole!

                         II

                  Que et Que

             (Testament léger)

        Je sais que j'attends que l'heure
        s'ajoute à l'heure et m'enlève
        je ne résisterai pas.

        Sur les prés et sur les dunes
        les poulains les goélands
        auront leur part de vitesse
        de lumière de repos.

        Enfin je ressemblerai
        à ce qui m'anima, dès
        l'origine de ma vie :
        moitié soleil moitié ombre,
        victorieux et défait.

        ibid Plaisantineries, Que et que p.82

Du poète, nous gardons, Jacques Décréau et moi-même, un très chaleureux souvenir: lors d'une des soirées poétiques données dans la toute première "maison de la Poésie", sise sur les terrasses d'un bâtiment élevé sur "le trou des Halles", nous étions arrivés à l'avance, assis au premier rang, nous attendions que débute la lecture, quand un grand et bel homme s'approche et se penchant vers nous, main tendue, articule :  "Jean Tardieu", en serrant la nôtre avant de s'assoir à nos côtés.


         Le petit optimiste

         Dès le matin j'ai regardé
         j'ai regardé par la fenêtre :
         j'ai vu passer des enfants.

         Une heure après, c'étaient des gens.
         Une heure après, des vieillards tremblants.

         Comme ils vieillissent vite, pensai-je !
         Et moi qui rajeunis à chaque instant !

         in Le fleuve caché, Monsieur monsieur ( 1948-1950) p.127

Jean Tardieu avait aussi ce  côté "bon vivant" qui faisait le charme de sa personne et de son écriture.

         Conseils donnés par une sorcière
                       (à voix basse, avec un air épouvanté, à l'oreille du lecteur)

          Retenez-vous de rire
          dans le petit matin !

          N'écoutez pas les arbres
          qui gardent les chemins !

          Ne dites votre nom
          à la terre endormie
          qu'après minuit sonné !

          À la neige, à la pluie
          ne tendez pas la main !

          N'ouvrez votre fenêtre
          qu'aux petites planètes
          que vous connaissez bien !

          Confidence pour confidence :
          vous qui venez me consulter,
          méfiance, méfiance !
          On ne sait pas ce qui peut arriver.

          ibid p.132

S'il vous arrivait d'avoir le spleen à l'entrée de l'hiver, faites une cure revigorante d'humour, grâce à la poésie de cet auteur. Un grand merci à l'amie de longue date, qui m'a réclamé du Jean Tardieu !


         Les logements

         Ce qu'on entend à travers les plafonds,
         ce qui vient des étages profonds
         n'élève pas, ne baisse pas le ton :
         gravement, les paroles bourdonnent,
         le feutre tombe sur la bouche qui chantait
         sur l'eau qui dans les cuisines coulait
         sur tout ce qui se délivre et résonne.

         Terrons-nous dans ces antres de laine
         enveloppons notre rire et nos cris :
         il ne faut pas que le jour nous entraîne
         vers les lieux où le monde bondit !

         ibid  Accents (1932-1938), Le citadin, Les logements,  p.21


         IV

         Sonate

        Plus rien entre le ciel et moi sinon le temps!
        Je ne suis nulle part ailleurs que dans les ailes
        invisibles de l'air qui battent faiblement
        sous l'espace noyé par sa pluie éternelle.

        Quel secret demander à ce désert savant ?
        Quel secours sinon lui, quelle heure sinon celle
        qui s'arrête!... La feuille est veuve de tout vent;
        il suffit d'écouter et d'attendre comme elle.

        Nul pas ne reviendra sur ce champ spacieux;
        tout est déjà mémoire au front calme des dieux
        et pour être plus près de leur lointain silence,

        ouvre en toi-même un flot égal à ce qui fuit,
        sans regret, sans espoir et sans autre présence
        que ce cœur encore lourd d'immémoriale nuit.

        ibid  Le Fleuve caché, Poésies 1938-1961, Dialogues à voix basse, Nuit (1942-1943), p.70

                 III

        Petite flamme

        Petite flamme t'éteindras-tu ?
        – Oui s'il pleut s'il vente

        Et s'il fait beau ?
        – Le soleil suffit, rien ne brille

       Et s'il fait nuit ?
       – S'il fait nuit, dort tout le monde
       On n'y voit goutte.

       Donc à la fin, de toute manière
       la petite flamme s'éteint.

       in Plaisantineries (Quatre airs légers pour flûte à bec), Petite Flamme p.83

Jean Tardieu décédera le 27 janvier 1995, à Créteil, nous laissant sa verve et son humour.
Ses œuvres ont été traduites en de nombreuses langues étrangères.
Ne manquez pas de lire ou relire un bel article écrit à son propos par Jacques Décréau pour le blog La Pierre et le sel.

Bibliographie:
  • Le fleuve caché, Poésies 1938-1961, Gallimard, 2002
  • L'accent grave et l'accent aigu, Poèmes 1976-1983, Gallimard, 2002
Sur internet:

vendredi 29 novembre 2019

Léon-Paul Fargue, au fil de l'heure pâle comme un lâcher d'oiseaux



         

          Au fil de l'heure pâle

          Un jour, au crépuscule, on passe, après la pluie,
          Le long des murs d'un parc où songent de beaux arbres ...
          On les suit longtemps. L'heure passe
          Que les mains de la nuit faufilent aux vieux murs …

          Mais qu'est-ce qui vous trouble au fil de l'heure pâle
          Qui s'ourle aux mains noires des grilles ?
          Ce soir, le calme après la pluie a quelque chose
          Qui fait songer à de l'exil et à la nuit …
          On entend le bruit nombreux
          Des feuilles partout
          Comme un feu qui prend …
          Des branches clignent. Le silence
          Épie
          Et il passe des odeurs si pénétrantes
          Qu'on oublie qu'il y en ait d'autres
          et qu'elles semblent l'odeur même de la vie…

          Plus tard, un peu de soleil dore
          Une feuille, et deux, et puis tout !
          Alors, l'oiseau nouveau qui l'ose le premier
          Après la pluie
          Chante !
          Et comme une âcre fleur sort d'une lampe éteinte
          Il monte de mon cœur l'offrande d'un vieux rêve …

          Un rayon rôde encore à la crête du mur,
          Glisse d'une main calme et nous conduit vers l'ombre …
          Est-ce la pluie ? Est-ce la nuit ?
          Au loin, des pas vieux et noirs
          S'en vont
          Le longs des murs du parc où les vieux arbres songent …

          in Poésies, Pour la musique, de Léon-Paul Fargue, Poésie / Gallimard, 2013, p.p.150/151

 
"On ne guérit jamais de sa jeunesse" écrivait l'auteur. Ainsi nos souvenirs d'enfance ne cessent de nous modeler, ils nourrissent nos rêves et nos écrits et les rendent uniques à nos propres yeux.

         Rêves

         Un enfant court
         Autour des marbres..
         Une voix sourd
         des hauts parages..

         Les yeux si graves
         De ceux qui t'aiment
         Songent et passent
         Entre les arbres..

         Aux grandes orgues
         De quelque gare
         Grande la vague
         Des vieux départs..

         Dans un vieux rêve
         Au pays vague
         Des choses brèves
         Qui meurent sages..

         ibid Pour la Musique, p.141

Grâce soit rendue à l'enfance, car en ce temps-là :

          La vie tournait dans son passé, dans sa musique et dans sa joie. Sur la plage on voyait briller
          tous les aimés, tous les disciples attentifs. Debout, la figure penchée vers ce qui arrive, avec
          des fleurs et des ombrelles ! Oh tous les espoirs formaient le cercle, à plein cœur, dans les
          pays blonds tressés tout autour et blanchis des villas où se reposaient les peines...Les voiles
          des vaisseaux gonflaient leurs joues blanches… On n'était séparé de  l'immense Amour et de
          la Mort que par des premiers plans noirs d'étranges visages, des villes, des fêtes foraines,
          des jardins sombres remplis de détritus où des cornemuseux faisaient danser des spectres,
          des caves, des casiers où mangeaient les souvenirs, un comique nasillard, une vieille femme 
          accroupie en bonnet de paysanne, et l'homme des foules aux yeux impurs et si tristes!..
          Et tout bataillait de grands gestes, d'offrandes et de reprises, pour venir buter à l'Irréfragable…
          Les passions tordaient leurs cariatides. Les fleurs des yeux souvent balancées adoucissaient
          seules les formes poignantes, les formes sombres.. Et tout un bouquet de noms propres, qui
          parfumaient l'air de leur intimité si vieille, partaient et chantaient comme un lâcher d'oiseaux !
         
              Le soir vint. Nos groupes marchaient et souffraient sur un grand ciel rouge. On vint fermer
          des grilles d'or.. Le sommeil jetait ses pavots d'honneur et la Mort donnait des acomptes…

              Nous autres, friands de l'odeur d'un parc, nous nous obstinions à y pourchasser la bête du
          Bonheur.. La bête infidèle aimée dès l'enfance..
              Et les hautes maisons haussaient les épaules, toutes noires…

                                                                                                           1902

          ibid Poëmes, p.137/138

En ce matin gris de novembre, un ange se pose aux créneaux du jour...Des fenêtres qu'on ouvre, au loin, se signent l'une après l'autre d'un coup d'aile… Il semble que de longs bras d'argent tournent les pages d'un livre vague, épars, sans bornes…

Partageons ces miracles de la poésie, aussi fugaces soient-ils et ne manquez surtout pas de lire le bel article paru dans La République des Lettres dont le lien figure ci-dessous.

Bibliographie:

  • Poésies, Léon-Paul Fargue, Poésie/ Gallimard, 2013
 sur internet:   
 




         
         

vendredi 22 novembre 2019

Vénus Koury-Ghata, en poésie, savons-nous toujours où nous mettons les pieds ?




         Les habitants des villes croient marcher quand la terre marche sous leurs pieds
         ils suivent le bruit de leurs pas pour trouver leur chemin
         l'homme prévoyant emporte sa porte sur son dos
         les couples se reconnaissent au flair
         des chats remplacent les bébés dans les berceaux rétrécis
         miaulements et vagissements finissent dans le caniveau

      
         dans les villes d'hiver
         l'étranger compte les arbres pour rentrer chez lui
         un chat l'attend derrière une porte
         il doit le nourrir
         donner à boire au basilic
         puis dort pour ne pas voir la terre sombrer corps et biens derrière l'horizon

                                               

         Il écrit qu'il est mort à celle qui ne sait pas lire
         qu'il a vu le brouillard s'infiltrer sous sa porte remplir ses chaussures et sa poitrine
         lui réécrit qu'il est mort puisqu'elle ne le croit pas
         les morts écrivent en hachures parallèles comme la pluie quand elle vieillit
         en traits illisibles quand l'encre durcit
         les morts n'écrivent pas ne conservent rien
         leurs objets n'existent que par leur bruit et ils ne sauront jamais ce qu'ils sont devenus


                                                    *

         Qu'es-tu devenu derrière cette porte que tu martelais des poings

         poussière érigée en silhouette
         amas de rage et d'incompréhension
         tes poings parlaient en sons étrangers

         accroupi sur ton ombre
         tu égrenais les noms des arbres qui t'ont vu passer
         les marches manquantes de l'escalier
         criais dans ta bouche
         criais

         écho d'un autre écho le bruit de tes poings sur ta poitrine 

         la porte est dessinée
         d'air opaque les murs qui ne reconnaissent pas ton odeur

         in Gens de l'eau, Les dépeupleurs, Mercure de France, 2018, p.p.75/76

Vénus Koury-Ghata, au si beau visage de Madone, a des accents de louve sauvage quand elle tente, toujours et encore, d'exorciser le passé pour mieux vivre le présent.

Pour en savoir davantage, ne manquez pas de lire ou de relire les précédents articles rédigés pour
Le temps bleu et La pierre et le sel, dont les liens sont indiqués ci-dessous.

Bibliographie:

     Gens de l'eau, Mercure de France, 2018

sur internet:


vendredi 15 novembre 2019

Haider Alfihan, en souvenir des joueurs de dominos

 

              Dominos

         Nous nous asseyons au café
         Et nous jouons aux dominos
         En sirotant des boissons chaudes
         En attendant que quelqu'un vienne
         Nous dire :
         La guerre est finie
         Les envahisseurs sont partis
         Et les soldats sont retournés chez eux
         Les réfugiés se sont acclimatés
         Dans des pays lointains
         Les femmes qui ont perdu leur mari
         Se sont accoutumées à la solitude
         Et pour les enfants dont les pères ne sont pas revenus de la guerre
         J'ai supprimé les cérémonies de la fête des pères.

         Quelqu'un viendra
         Et nous donnera des nouvelles des pays proches et lointains
         Du monde qui se soucie de nous
         Il nous informera que certains partis politiques ont perdu
         Et que d'autres sont arrivés au pouvoir
         Qu'une personnalité importante est décédée
         Qu'une explosion a tué beaucoup de monde
         Et qu'un poète prie encore.

         C'est ce qui est advenu à chaque guerre
         Et coup d'État
         Alors que nous étions assis au café
         À jouer aux dominos
         Et à siroter des boissons chaudes.

         in Regrets, de Haider Alfihan, traduit de l'arabe (Irak) par Antoine Jockey, éditions Al Manar,
         2019, p.p.19/21


Haider Alfihan était, en juillet 2019, l'invité du Festival de poésie de Sète, intitulé Voix Vives, de
méditerranée en Méditerranée. Né à Babylone en Irak en 1966. Architecte de son métier, il est également membre de l'Union littéraire irakienne.

Son évocation de la chaleur humaine, qui régnait dans les cafés du pourtour de la Méditerranée, ne peut que nous revenir en mémoire, alors que des violences policières font des ravages dans les rangs des manifestants d'Istanbul et que des frappes aériennes visent le nord de l'Irak.

Bibliographie:

  • Regrets, Haider Alfihan, traduit de l'arabe (Irak) par Antoine Jockey, Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée, Al Manar, 2019
 sur internet :      

vendredi 8 novembre 2019

Richard Rognet, ne fuis pas, l'ombre est parfaite

 

         Ne fuis pas, l'ombre est parfaite,
         le corps du soleil redessine la vie,
         ne fuis pas, les nuages se délient,
         le ciel se permet un écart, il entre
         dans ta joie et tu le remercies.

         Les arbres récitent des couleurs
         infinies, et toi, comme un enfant,
         tu les serres contre toi et tes songes.

         Non, la vie n'a pas fui, une ancienne
         maison éclaircit les temps morts,
         les accueille et leur dit que les nuits
         n'auront raison de rien, puisque tu sais
         qu'en toi les saisons s'enracinent.

         La vie, la vie, tu répètes son nom,
         comme par habitude, tu soignes
         chaque jour tes plantes et tes fleurs,
         et si tu te demandes s'il est bon
         de leur offrir ainsi tes regards
         et tes gestes, sache que rien
         n'est plus beau, plus ardent
         que l'oubli de toi-même
         en chaque aspect du monde.

         in Les frôlements infinis du monde, Gallimard, 2018, p.p.30/31

Autant de mots, qui nous sont infiniment précieux, en ce début de novembre, mois de réflexion et d'adieu à toute exubérance. Ne fuis pas l'ombre est parfaite, insiste le poète, car la poésie va bien au-delà des saisons :

          J'aime les mots qui portent
          en eux le visage des hommes,
          la chaleur de leur sang, la longue
          plainte de leurs espoirs vaincus,
          leurs enthousiasmes, aussi,
          quand le crépuscule parfumé
          se souvient des aubes rassurantes.

          Les mots, ils sont ma main,
          mes doigts, leurs empreintes,
          ils gouvernent l'espace,
          ils prolongent le temps,
          ils veillent sur moi,
          sur les contrées inexplorées
          de mes poèmes à venir.

          Je me régale d'un beau matin,
          comme d'une phrase étonnée
          qui s'éclaircit sur ma page.
          Sans cesse, je me demande
          qui dort en elle, qui est
          ce personnage qui me possède,
          me protège, me rassure,
          parce qu'il est la chair des mots
          qui sont, en même temps,
          le visage des hommes,
          leurs souvenirs vécus,
          leurs souvenirs rêvés

          et l'endroit maternel où éclosent
          les profondes légendes
          où la vie se libère.

          ibid p.p.74/75

Le poète engage sa ferveur au nom de chacun de ceux qui le liront ainsi nous voici engagés à notre tour! Que ne ferions-nous pas au nom de la vie et de la liberté ?

          Souvent, le soir me bouscule,
          je ne parviens pas à comprendre
          ses plaies, ce que le jour,
          en lui, a laissé de tragique.

          Même le chant d'un merle
          aperçu entre les branches
          d'un tilleul qui voudrait m'aider
          à comprendre ma vie, même
          ce chant ne change rien
          à la torpeur du temps
          qui dort sur mes épaules,

          je suis obscur, je m'en excuse,
          au nom de qui ? de quel enfant
          qui portait déjà, à bout de bras,
          ma vieillissante vie ?

          Quelque chose est à l'œuvre
          en ma charnelle enveloppe,
          quelque chose d'imperceptible
          qui passe entre vie et mort,
          comme le crépuscule,
          amoureux des jardins,
          s'enfonce dans la nuit
          sans qu'il s'en aperçoive.

         Le merle entrevu affronte
         cet espace qui bat comme un cœur,
         entre ce que je fus
         et ce que j'attends d'être,
         et le tilleul, en chaque feuille
         remuée, m'apprend que je suis là,
         en son seul mouvement.

         ibid p.p. 80/81

Marcher vers l'inconnu est un sublime éveil. À toi de déterrer la nuit, suggère Richard Rognet .
En répondant à son invite, nous risquons de marcher plus loin que nos pas mais quoi de plus excitant ?
Ne manquez pas de lire ou relire également le précédent article, écrit à propos de l'œuvre du poète, dont vous trouvez le lien, plus bas.

Bibliographie:
  • Les frôlements infinis du monde, Richard Rognet, éditions Gallimard, 2018.
sur internet :


         

         


vendredi 1 novembre 2019

Jean-Marie Barnaud, dans la clarté des heures sobres



  

         Celle qu'on attendait


         Les pluies
         Et les fumées
         Qui montent des feux de broussailles
         Ont assombri la lumière un peu fade
         De l'automne

         C'est un voile léger
         Simple taie
         Sur le bleu du ciel

         Mais il semble soudain
         Qu'un poids sous l'horizon
         Attire à soi comme la hampe
         D'un drapeau
         Et sous la lumière pâlissante
         Une clarté seconde se fait jour

         De l'une à l'autre a dérivé
         Imperceptible
         Un peu de temps
         
                      *

         Audacieux celui qui laisse là
         Les compagnons
         Insensible aux voix qui le hèlent
         Au chant des heures
         Où tout est dit
        
                      *
    
         Noué
         Le corps aux gestes pauvres
         S'effraie de la grâce nouvelle
         Apparue dans les fûts
         Il se replie
         Et se courbe sur soi
         sur le peu de chaleur épargnée

         Est-ce un abri qu'il cherche encore
         Le démuni
         Comme s'il voulait s'étendre sous ces feuilles
         Et se couvrir de l'âcre et brune odeur
         Qu'elles tiennent de la terre

         Mais
         Où donc est la mort
         Maintenant

                      *

        Ose lever les yeux et t'avancer
        En homme avare
        Dans cette plaine chaste du ciel
        Qui te recouvre
        Et comme un cavalier avant l'obstacle
        Raidit les rênes et fait sonner le mors
        Et parle calme
        Rassemble en toi jusqu'au frisson
        L'élan qui va venir
        Puis reprends souffle
        Comme fait la terre sous le givre

  

        Tu entres maintenant dans la clarté
         Des heures sobres
        
         in Sous l'imperturbable clarté, Celle qu'on attendait (1990), Poésie/Gallimard, 2019, p.73 à 77.

Je découvre la poésie de Jean-Marie Barnaud à l'heure où s'installent et chatoient dans les parcs et jardins alentour les premiers feux de l'automne.
Me reviennent en mémoire nos longues promenades à l'automne par les sentiers de la forêt de Fontainebleau. Nous rentrions fourbus mais grisés d'air pur, de senteurs et de chaudes couleurs.

Entrée depuis dans la clarté des heures sobres, j'écoute le poète s'interroger sur la mort :
    

                          Dans la faille du temps
                           Irons-nous à la mort
                      Comme de bons marcheurs
                  À grandes foulées vers l'incendie
                 Sourds aux écorces qui pourrissent

                    ibid Le dit de la pierre, p.35

La réponse à cette question nous sera-t-elle donnée avant d'être sous terre? Peu importe, l'essentiel est de tenter de vivre d'ici-là en fidélité avec nous-mêmes.

Bibliographie:

  • Jean-Marie Barnaud, Sous l'imperturbable clarté, Poésie/Gallimard, 2019

sur internet :

vendredi 25 octobre 2019

À propos de Diderot face à un tableau de Chardin en 1763

 
Denis Diderot écrivait à propos d'un tableau de Chardin, exposé au Salon de peinture de 1763, ceci:

         Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin; ils représentent presque tous des fruits avec des accessoires d'un repas. C'est la nature même; les objets sont hors de la toile et d'une vérité à tromper les yeux.

         Celui qu'on voit en montant l'escalier mérite surtout l'attention. L'artiste a placé sur une table un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli d'olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins de vin, une bigarade avec un pâté.

         Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j'aie besoin de me faire des yeux; pour voir ceux de Chardin, je n'ai qu'à garder ceux que la nature m'a donnés et m'en bien servir.

         Si je destinais mon enfant à la peinture, voilà le tableau que j'achèterais. "Copie-moi cela, lui
dirais-je, copie-moi cela encore." Mais peut-être la nature n'est-elle pas plus difficile à copier.

         C'est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c'est que ces olives sont réellement séparées de l'œil par l'eau dans laquelle elles nagent; c'est qu'il n'y a qu'à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l'ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau.

         C'est celui-ci qui entend l'harmonie des couleurs et des reflets. Ô Chardin ! Ce n'est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c'est la substance même des objets, c'est l'air et
la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile.

(extrait)

in Les Représentations du monde, Éditions Flammarion, 2019, p.p.136/137
 

 

Fichier:Jean Siméon Chardin - Still-Life with Jar of Olives - WGA04777.jpg

Le bocal d'olives. Jean-Siméon Chardin. 1760.


En 1923, André Masson, peignait le Casse-croûte, ci-dessous, probablement entré en juin 1925 dans la collection de Gertrude Stein, célèbre collectionneuse américaine .

Cent soixante années séparent ces deux natures mortes . Qu'aurait dit Diderot de la seconde et qu'en pensent ceux qui ont encore besoin de se "faire des yeux "?




           André Masson, Le casse-croûte, 1923

Pour moi, qui n'ai découvert Le Louvre et la peinture des grands maîtres qu'à l'âge de 13 ans, je crois très fort qu'on ne vibre que par les sens et le cœur à l'œuvre d'un artiste. Ainsi, une toile peut vous séduire, vous bousculer, vous subjuguer ou vous laisser indifférent puis vous parler, bien des années plus tard.
De même, on achète un tableau sur un coup de cœur. On lui trouve une place dans son intérieur, on vit avec jusqu'à se sentir comblé! Un jour venu, la mort vous en sépare et puis voilà !
La grande collectionneuse que fut Gertrude Stein ne dirait pas le contraire ! Et vous?

André Masson a également peint le plafond du théâtre de l'Odéon, à la demande d'André Malraux, en 1965.
Les liens internet, indiqués plus bas, vous en diront davantage.

Bibliographie:
  • Les représentations du monde, Pixellence, Black Print
sur internet:


vendredi 18 octobre 2019

Jean-Louis Giovannoni, serions-nous l'ultime bord avant la jetée



         Quand tu écris, comment savoir vraiment
         si tu rejoins ou tu sépares ?


         Tu t'éloignes d'autant que tu t'approches.


          Mots qui absentez tous les corps, dites-nous
          où commence le monde, notre venue ?

         in Ce lieu que les pierres regardent, Pas japonais, Éditions Lettres Vives, 2009, p.121

Jean-Louis Giovannoni s'interroge sur cette voix intérieure, qui pousse le poète à écrire :

"Mais a-t-on vu une source remonter à sa source ?" Les mots n'existeraient que pour "donner aux choses un semblant de visage, pour s'inventer un vis-à-vis"?

Qu'importe! La poésie est unique, ainsi tenir entre ses mains le recueil d'un auteur encore inconnu est déjà une grande joie, qui pousse à s'en nourrir et s'en faire au mieux le passeur !

         Un mot est toujours ouvert.
         Même s'il ne peut rien garder, ni contenir :
         il reste ouvert.


        C'est ainsi que les oiseaux perpétuent
        l'espace à chaque instant de leur vol.


        Un mot contient tout ce qu'une écriture
        ne peut épuiser.

        ibid p.128

Les mots tombent en nous tels une semence dont nous serions les heureux bénéficiaires . Ils sont là pour faire signe, simplement pour se maintenir au monde, ne demeurer que dans le mouvement, tels des pierres plates, parmi des flots d'herbe, pour accueillir et laisser le pas...


          Peut-être que la voix de l'autre
          nous appelle essentiellement à l'intérieur
          de nous-mêmes ?
 
          ibid p.120

Mais il ne s'agit pas de faire résider dans ses mots, mais de toujours créer un passage, ajoute l'auteur.

           Tu touches dans les mots ce qui n'a pas de rive.


           Tu te tiens dans l'air
           qui ne te tient pas.


           Même les limites ont leur part d'incommensurable.


           Même notre voix restitue au silence sa dimension.

           ibid p.p.126/127

Certains jours, l'urgence consiste à trouver des mots pour donner aux choses un semblant de visage, pour s'inventer un vis-à-vis.. La poésie est là pour pourvoir à l'essentiel en nous tenant en éveil :

                 I

          Imaginez
          tout ce monde
          enfermé dans son corps
          rêvant de proliférer
          d'envahir
          de pousser ailleurs
          de se multiplier
          dans le corps des autres
          d'être au présent
          de toute chose.

          ibid, L'invention de l'espace, 1992, p.153


         Imaginez
         l'espace
         ne sachant plus tenir
         sa distance
         ne sachant plus contenir.


         Où commencerait le monde
         le corps du monde
         si l'espace laissait les choses
         se franchir
         ne plus se tenir pour dites ?

         ibid p.155


                 II


        On écrit
        pour vider les choses d'elles-mêmes.

      
      
        On écrit
        pour que les choses
        n'aient plus lieu d'être.



        Ne collent plus
        à l'exigence
        au nécessaire.

        ibid p.157


Si nous manquons parfois de mots pour subsister, le poète est là pour nous en offrir :

        Des mots
        pour faire venir
        de la distance



       des mots
       pour inventer l'espace.

       ibid p.167

Écrire, pour que le monde lâche prise, est une tâche, qui exige sagesse, patience et  ouverture à l'autre, autant de qualités que semble cultiver Jean-Louis Giovannoni.

        Tout à mesure de distance.


        Une forme ne peut naître
        que par la fermeture d'une autre.


        Tu sais au moins que le regard de l'autre
        t'arrête, t'empêche de tomber hors de toi.

        ibid Pas japonais, 1991p.97


Bibliographie:
  • Jean-Louis Giovannoni, Ce lieu que les pierres regardent, suivi de Variations, Pas japonais,
          L'invention de l'espace, Les éditions Lettres Vives, 2009.

sur internet:

        






        

vendredi 11 octobre 2019

Ingeborg Bachmann Toute personne qui tombe a des ailes



         Demain je veux partir

         Demain je veux partir
         et parcourir le vaste monde.
         Peut-être seras-tu étonné,
         peut-être, qu'après tant d'années
         je sois partie.

        Demain je veux mettre le feu à ma maison
        et chanter des chants polissons.
        Cela te touchera-t-il ?
        Commenceras-tu enfin à remarquer
        que je suis touchée?

        Demain je veux mettre ma tête dans mon cœur
        et porter un chapeau rouge.
        Je veux que toute la ville me voie
        sonner l'alerte devant chez toi.
        Je veux que toute la ville me voie !

        Demain je partirai
        et resterai toujours ici.
        Peut-être riras-tu, peut-être,
        de mon comportement voyou…
        Je veux être décédée.

        in Toute personne qui tombe a des ailes, Poèmes de jeunesse (1942-1945), p.75


Ingeborg Bachmann naît en 1926, en Carinthie, en Autriche. Entre 1938 et 1944, elle commence à écrire ses premiers poèmes, une pièce de théâtre et une nouvelle alors qu'elle n'est encore qu'une lycéenne. Sa vie amoureuse croise à deux reprises celle de Paul Celan. Elle affirme ses convictions politiques en signant, en 1965, la Déclaration contre la guerre au Vietnam et s'oppose publiquement
à la prescription des crimes nazis.

En 2015, Gallimard consacre à cet auteur un recueil de 580 pages. Une belle  découverte, que j'ai plaisir à vous partager aujourd'hui.


         Jours en blanc

         En ces jours, je me lève avec les bouleaux
         et écarte de mon front d'un coup de peigne les cheveux de blé
         devant un miroir de glace.

         Mêlé à mon souffle,
         le lait floconne.
         Il mousse aisément de si bonne heure.
         Et là où sur la vitre je fais de la buée, apparaît,
         tracé d'un doigt enfantin,
         à nouveau ton nom : innocence !
         Après si longtemps.

         En ces jours, je ne souffre pas
         de pouvoir oublier
         ni de devoir me souvenir.

         J'aime. Jusqu'à l'incandescence
         j'aime et je remercie avec des saluts anglais.
         Je les ai appris au vol.

         En ces jours, je me souviens de l'albatros
         dont j'empruntai les ailes
         pour traverser les mers
         et rejoindre un pays encore vierge.

         À l'horizon je devine,
         éclatant au soleil déclinant,
         là-bas de l'autre côté,
         mon continent fabuleux,
         qui me congédia
         en habit de linceul.

         Je vis et entends de loin son chant du cygne !

         in Invocation de la Grande Ourse, (1956), Poésie / Gallimard,2015, p.p 309/310.

 Le poème, qui suit, parle de bateaux de fortune lourdement chargés de réfugiés, fuyant la guerre et la mort. Ils évoquent tous ceux d'aujourd'hui voguant sur ces mêmes eaux:

         Vision

         Un coup de tonnerre, pour la troisième fois déjà !
         Lentement de la mer surgissent vaisseau après vaisseau.
         Des vaisseaux engloutis au mât carbonisé,
         des vaisseaux engloutis à la poitrine défoncée,
         au corps à demi en lambeaux.

         Et ils voguent muets,
         inaudibles à travers la nuit.
         Et nulle vague ne se referme derrière eux.

         Ils n'ont pas de route, ils n'en trouveront pas,
         nul vent n'osera s'en saisir fermement,
         nul port ne s'ouvrira pour eux.
         Le phare peut faire semblant de dormir !

         Si ces vaisseaux atteignent le rivage…
         Non, pas le rivage !
         Nous mourrons comme les bans de poissons
         ballotés autour d'eux au gré des vastes flots,
         cadavres par milliers !

         in Poèmes 1948-1953, Poésie-Gallimard, 2015, p.107

         Les ports étaient ouverts. Nous nous embarquâmes,
         toutes voiles dehors, rêve par-dessus bord,
         de l'acier aux genoux et un rire aux cheveux,
         car nos rames pénétraient la mer, plus vite que Dieu.

         Nos rames frappaient les aubes de Dieu et fendaient les flots ;
         devant nous était le jour, et les nuits restaient derrière,
         en haut était notre étoile, et en bas sombraient les autres,
         dehors la tempête se taisait, et dedans notre poing grandissait.

         Une pluie s'enflamma, alors seulement nous prêtâmes l'oreille ;
         des lances tombaient du ciel et des anges apparurent,
         fixant nos yeux noirs d'un regard plus noir encore.
         Nous, immobiles, foudroyés. Nos armoiries s'élevèrent :

         Une croix dans le sang et un vaisseau plus grand au-dessus du cœur.

         ibid. p.113


         Sous l'orage de roses

         Où que nous allions sous l'orage de roses
         la nuit est éclairée d'épines, et le tonnerre
         du feuillage, naguère si doux dans les buissons,
         est désormais sur nos talons

          ibid in Le temps en sursis (1953) p.189

         Encore une fois

         Dans une eau depuis longtemps gelée
         J'entends encore une vague estivale glisser,
         Dans un ciel que j'ai déjà perdu,
         Je vois tous les jours encore des étoiles briller.

         Du feu d'un soleil mes joues sont empourprées,
         Et encore une fois ma bouche aussi veut s'enflammer,
         Alors, sorties du rêve depuis longtemps passé,
         Toutes les roses recommencent à fleurir.

         ibid in Poèmes de jeunesse ( 1942-1945), p.69


 Durant la nuit du 25 au 26 septembre 1973, un incendie ravage l'appartement de Rome où vit Ingeborg Bachmann. Gravement brûlée, elle décèdera de ses blessures, mais sa voix ardente n'a
rien perdu de sa fougue et continue de nous interpeller :

         Le poème au lecteur

         Qu'est-ce qui nous a éloignés l'un de l'autre ? Si je me regarde dans le miroir et interroge, je me
         vois à l'envers, une écriture solitaire et je ne me comprends plus moi-même. Dans ce grand
         froid qui règne, nous nous serions froidement détournés l'un de l'autre, malgré cet amour
         insatiable l'un pour l'autre ? Je t'ai certes jeté des mots fumants, brûlés, laissant un arrière goût
         méchant, des phrases tranchantes ou bien émoussées, sans éclat. Comme si je voulais accroître
         ta détresse et avec mon entendement t'exclure de mes contrées. Tu venais à moi si confiant,
         parfois même balourd, tu exigeais un mot qui embellit la vérité; tu voulais aussi être consolé,
         et je ne connaissais pas de consolation pour toi. La cogitation non plus ne relève pas de mes
         fonctions.
         Mais un amour insatiable pour toi ne m'a jamais quitté et je cherche à présent dans les
         décombres et les airs, dans le vent glacé et sous le soleil, les mots pour toi qui me jetteraient
         de nouveau dans tes bras. Car je me languis de toi.
         Je ne suis pas un tissu, pas de cette étoffe qui couvrirait ta nudité, mais j'ai l'éclat de toutes les
         étoffes, et je veux éclater dans tes sens et dans ton esprit comme les veines d'or dans la terre,
         et de ma lumière, de mon lustre, je veux te transpercer, lorsque le noir incendie, ton être mortel,
         se déclare en toi.
         Je ne sais pas ce que tu attends de moi. Pour le chant que tu pourrais entonner pour gagner une
         bataille, je ne vaux rien. Devant les autels, je me retire. Je ne suis pas un conciliateur. Toutes tes
         affaires me laissent froid. Mais pas toi. Tout sauf toi.
            Tu es tout pour moi. Que ne voudrais-je être pour toi ! Je voudrais te suivre, lorsque tu seras
         mort, me retourner vers toi, même au risque d'être pétrifié, je voudrais résonner, émouvoir
         jusqu'aux larmes les animaux qui restent et amener la pierre à fleurir, de chaque branche exhaler
         le parfum.
        
         in Le poème au lecteur , Toute personne a des ailes, (Poèmes 1942-1967) Poésie/ Gallimard,
         p.p.421/423


Bibliographie:
  • Toute personne qui tombe a des ailes ( Poèmes 1942-1967) Poésie/ Gallimard 2015
sur internet:

vendredi 4 octobre 2019

Un jour un auteur: Les balcons du vingtième siècle selon Erri de Luca



         Les balcons du vingtième siècle,  Erri de Luca les évoque dans un livre intitulé Aller simple, paru chez Gallimard, en 2015.
Ces balcons jouaient un rôle capital dans la vie des jeunes filles. Ils étaient le présentoir d'où l'on voyait et était vue, tout particulièrement aux Antilles. Le prétendant pouvait ainsi discrètement contempler la future avant de se décider, tandis que la jeune fille faisait son choix, de son perchoir.


         Les balcons du vingtième siècle


         Avant les téléphones les balcons,
         on sortait et on faisait savoir.
         Ils étaient la soupape de la maison, les filles ne sortaient pas se promener
         sauf pour l'office, le dimanche.
         Mais elles étaient bien en vue sur leur balcon,
         un jeune homme passait, une fleur plantée dans la boutonnière,
         un regard au vol, une entente flashée,
         télégramme expédié par les cils.
         Au balcon au milieu des plantes la jeune fille dévidait la laine,
         brodait sur un métier, feignait de se piquer avec son aiguille
         pour libérer ses yeux baissés.
         Ma grand-mère se fiança au balcon.
         Et ma mère, en été, après la guerre,
         sort avec d'autres amis sur le balcon pour l'air frais
         et un homme, vingt-huit ans, assis tout près, lui demande de l'épouser.
         Je viens de leur rencontre là dehors, à Mergellina,
         avec le ciel jongleur du couchant.
         Mais à un autre balcon s'était montré aussi le fier-à-bras
         pour déclarer la guerre, en se penchant rapace et perroquet
         sur la foule ivre d'elle-même.
         Il aurait mieux valu qu'il se montre à la fenêtre
         et mieux encore s'il l'avait laissée fermée, ainsi ne se serait pas gâtée
         l'histoire des balcons et de l'Italie du vingtième siècle.

         in Aller simple, L'hôte impénitent, poèmes d'Erri de Luca, traduits par Danièle Valin, Gallimard,
        page 165, 2015

Les balcons étaient lieux d'évasion et de rêverie pour les jeunes filles, qui, comme moi, étaient bouclées à la maison.
Fermant les yeux un instant je me revois sur ce large balcon, qui ceinturait le premier étage de ma maison natale. Assise dans une berceuse antillaise, un livre de classe ouvert sur les genoux, je guettais en secret, jusqu'à la tombée du jour, le passage d'une voiture, qui ne tournait que pour moi autour de la grand Place !
Du jeune et fervent conducteur, je n'apercevais qu'un coude à la portière, mais je tremblais de plaisir à ce jeu délicieux.

         Maison

        Derrière le tournant je la retrouve,
        elle est encore là, la maison, ni écroulée, ni brûlée.
        Elle est plus vieille que moi,
        je l'ai rénovée quand j'étais moi aussi en temps de rénovation.  
        S'écroulerait-elle je ne me mordrais pas les mains
        et je ne pesterais pas de rester sans toit.
        J'ai encore le temps de voyager,
        le bagage léger frapper aux portes
        sans posséder de clés.
        Je dois ça aux histoires, de me suffire,
        moi aussi de leur suffire.
        Avec crayon et cahier je peux écrire même quand gèle
        l'encre dans mon stylo.
        C'est la part qui me fut assignée,
        héritage qu'on ne peut recevoir et laisser.
        Je suis fait de ça, de pages feuilletées
        et puis reposées.

        ibid Casa /Maison, Quartier du dernier temps. p.135, 2015
   




 
 Silhouette au balcon. Place de la Victoire, Pointe-à-Pitre. Guadeloupe, février 1955
(Photo de Roselyne Fritel)


 

Bibliographie:

Aller simple, poèmes d'Erri De Luca, Gallimard, 2015

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