Port des Barques

Port des Barques

vendredi 6 décembre 2019

Jean Tardieu, l'autre jour j'écoutais le temps qui passe


                       IV

         Le temps l'horloge

         L'autre jour j'écoutais le temps
         qui passait dans l'horloge.
         Chaînes, battants et rouages
         il faisait plus de bruit que cent
         au clocher du village
         et mon âme en était contente.

         J'aime mieux le temps s'il se montre
         que s'il passe en nous sans bruit
         comme un voleur dans la nuit.

         in L'accent grave et l'accent aigu, Plaisantineries, Le temps l'horloge p.84

Le carillon de deux horloges rythmait les heures de mon enfance. Mon père en remontait religieusement le mécanisme. Je le regardais faire tout en pensant que je ne voudrais surtout pas d'horloges dans ma propre maison!
J'ai pourtant deux pendules, qui marquent l'heure d'un chant d'oiseau, bien qu'il me suffise de regarder le ciel pour savoir, plus ou moins l'heure… un "plus ou moins", qui sied à ma nature créole!

                         II

                  Que et Que

             (Testament léger)

        Je sais que j'attends que l'heure
        s'ajoute à l'heure et m'enlève
        je ne résisterai pas.

        Sur les prés et sur les dunes
        les poulains les goélands
        auront leur part de vitesse
        de lumière de repos.

        Enfin je ressemblerai
        à ce qui m'anima, dès
        l'origine de ma vie :
        moitié soleil moitié ombre,
        victorieux et défait.

        ibid Plaisantineries, Que et que p.82

Du poète, nous gardons, Jacques Décréau et moi-même, un très chaleureux souvenir: lors d'une des soirées poétiques données dans la toute première "maison de la Poésie", sise sur les terrasses d'un bâtiment élevé sur "le trou des Halles", nous étions arrivés à l'avance, assis au premier rang, nous attendions que débute la lecture, quand un grand et bel homme s'approche et se penchant vers nous, main tendue, articule :  "Jean Tardieu", en serrant la nôtre avant de s'assoir à nos côtés.


         Le petit optimiste

         Dès le matin j'ai regardé
         j'ai regardé par la fenêtre :
         j'ai vu passer des enfants.

         Une heure après, c'étaient des gens.
         Une heure après, des vieillards tremblants.

         Comme ils vieillissent vite, pensai-je !
         Et moi qui rajeunis à chaque instant !

         in Le fleuve caché, Monsieur monsieur ( 1948-1950) p.127

Jean Tardieu avait aussi ce  côté "bon vivant" qui faisait le charme de sa personne et de son écriture.

         Conseils donnés par une sorcière
                       (à voix basse, avec un air épouvanté, à l'oreille du lecteur)

          Retenez-vous de rire
          dans le petit matin !

          N'écoutez pas les arbres
          qui gardent les chemins !

          Ne dites votre nom
          à la terre endormie
          qu'après minuit sonné !

          À la neige, à la pluie
          ne tendez pas la main !

          N'ouvrez votre fenêtre
          qu'aux petites planètes
          que vous connaissez bien !

          Confidence pour confidence :
          vous qui venez me consulter,
          méfiance, méfiance !
          On ne sait pas ce qui peut arriver.

          ibid p.132

S'il vous arrivait d'avoir le spleen à l'entrée de l'hiver, faites une cure revigorante d'humour, grâce à la poésie de cet auteur. Un grand merci à l'amie de longue date, qui m'a réclamé du Jean Tardieu !


         Les logements

         Ce qu'on entend à travers les plafonds,
         ce qui vient des étages profonds
         n'élève pas, ne baisse pas le ton :
         gravement, les paroles bourdonnent,
         le feutre tombe sur la bouche qui chantait
         sur l'eau qui dans les cuisines coulait
         sur tout ce qui se délivre et résonne.

         Terrons-nous dans ces antres de laine
         enveloppons notre rire et nos cris :
         il ne faut pas que le jour nous entraîne
         vers les lieux où le monde bondit !

         ibid  Accents (1932-1938), Le citadin, Les logements,  p.21


         IV

         Sonate

        Plus rien entre le ciel et moi sinon le temps!
        Je ne suis nulle part ailleurs que dans les ailes
        invisibles de l'air qui battent faiblement
        sous l'espace noyé par sa pluie éternelle.

        Quel secret demander à ce désert savant ?
        Quel secours sinon lui, quelle heure sinon celle
        qui s'arrête!... La feuille est veuve de tout vent;
        il suffit d'écouter et d'attendre comme elle.

        Nul pas ne reviendra sur ce champ spacieux;
        tout est déjà mémoire au front calme des dieux
        et pour être plus près de leur lointain silence,

        ouvre en toi-même un flot égal à ce qui fuit,
        sans regret, sans espoir et sans autre présence
        que ce cœur encore lourd d'immémoriale nuit.

        ibid  Le Fleuve caché, Poésies 1938-1961, Dialogues à voix basse, Nuit (1942-1943), p.70

                 III

        Petite flamme

        Petite flamme t'éteindras-tu ?
        – Oui s'il pleut s'il vente

        Et s'il fait beau ?
        – Le soleil suffit, rien ne brille

       Et s'il fait nuit ?
       – S'il fait nuit, dort tout le monde
       On n'y voit goutte.

       Donc à la fin, de toute manière
       la petite flamme s'éteint.

       in Plaisantineries (Quatre airs légers pour flûte à bec), Petite Flamme p.83

Jean Tardieu décédera le 27 janvier 1995, à Créteil, nous laissant sa verve et son humour.
Ses œuvres ont été traduites en de nombreuses langues étrangères.
Ne manquez pas de lire ou relire un bel article écrit à son propos par Jacques Décréau pour le blog La Pierre et le sel.

Bibliographie:
  • Le fleuve caché, Poésies 1938-1961, Gallimard, 2002
  • L'accent grave et l'accent aigu, Poèmes 1976-1983, Gallimard, 2002
Sur internet:

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