Port des Barques

Port des Barques

vendredi 21 décembre 2018

Marie-claire Bancquart : "et s'il manquait quelque chose à votre vie"?




          Sommes-nous dans un temps de crise ? Et comment définir celle-ci ? Doublement, je crois.
       Nous avions vécu depuis à peu près les années 1960, une période où les dégâts de la dernière
       guerre avaient été à peu près réparés...et largement oubliés, et où tout semblait de plus en plus
       accessible, grâce aux moyens de communication. Télévisions, téléphones portables, ordinateurs,
       créaient un monde où même les enfants "avaient tout, tout de suite", dans les classes aisées ou
       moyennes de notre Occident. "Tout"? Ce tout n'était vrai que pour une petite partie du monde,
       et il était déjà payé au prix fort par ceux qui en profitaient : simplification et même vulgarisation
       des arts, rapports à la fois trop faciles et peu profonds entre les gens, perte de beaucoup
       d'éléments de la culture traditionnelle, grande puissance de l'argent… Tout cela créait une sorte
       de totalitarisme mou.
           Mais quand l'argent est venu à manquer en Europe, quand de nombreux scandales ont éclaté 
       alors une très brusque baisse de l'optimisme s'est manifestée. Autre élément de la crise: le
       sentiment que le monde autour de nous, est en proie à des violences dont nous sommes
       incapables d'augurer la fin. À ce propos, je mets de coté, dans les lignes que j'écris ici sur la crise,
       ce temps-là de "crise" abjecte, assassine, qu'est la guerre (j'avais treize ans quand s'est terminée
       notre dernière), sous quelque prétexte qu'elle ait éclaté. Pour les poètes qui la vivent, il n'est
       certainement pas d'autre solution que "d'engager" leur poésie contre elle, de souffrir, de
       s'opposer, radicalement. De quelque coté qu'il se trouve, un poète, à mon avis, n'a pas à
       condamner les camps d'extermination, s'il oublie les bombardements de Dresde ou d'Hiroshima.
       Nous ne sommes plus de ce coté de la violence; redoutons toujours sa survenue.
           Mais dans nos conditions, à nous, que peut la poésie? "Changer la vie", comme dit Rimbaud,
      ambition que les surréalistes ont nourrie à sa suite? "Nier notre néant" comme l'écrit Malraux?
      Nous avons aujourd'hui connu une série de déceptions qui nous interdisent de penser ainsi ; nous
      ne songeons pas non plus à la possibilité d'entreprendre une poésie qui apporterait aux gens une
      vie de fraternité et de bonheur, comme le voulait Hugo ou des poètes politiquement engagés.
      Exprimer une révélation divine ? Même les poètes croyants, par exemple Jean-Pierre Lemaire
      ou Philippe Delaveau, tâtonnent aujourd'hui dans ce monde en crise, et n'écrivent plus avec cette
      "foi sans coupage" que prônait Claudel.

       in L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? p.p.71/72
       Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2014.
      
       Ce texte nous offre l'occasion de relire l'année écoulée avant d'aborder celle à venir et de
       formuler des vœux pour tous ceux qui nous entourent et que nous aimons.

       Pour en savoir plus sur Marie-Claire Bancquart n'hésitez pas à lire, ou relire, l'article rédigé
       précédemment à son propos, grâce au lien indiqué plus bas.
      
       Le Temps bleu fera une pause en cette fin d'année pour mieux vous retrouver le vendredi
       4 janvier 2019.
      
       Bibliographie :
  • L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? éditions Cécile Defaut, 2014.
       sur internet:

vendredi 14 décembre 2018

Nuno Judice pourquoi la poésie en temps de crise



                Le poème dans le monde
        
             Je me souviens d'une maison, et dans cette maison, d'un couloir. À un bout de ce long  
       couloir,  on descendait quelques marches pour trouver une armoire avec des livres;
       à l'autre bout, un meuble avec des chapeaux, des cannes, un miroir. C'est un des souvenirs
       que je garde de  l'enfance, ce parcours entre les livres et le miroir  – ces deux bouts d'un
       chemin que j'ai pris, dans un sens ou l'autre, pour trouver toujours la tentation  de passer
       au-delà du monde réel, celui qui était à l'extérieur du couloir, dans la maison, ou dans la rue.
       Pour continuer de faire ce chemin, je suis arrivé au poème. Je ne sais pas s'il est du coté du
       miroir ou du coté des marches; mais il a été le couloir qui m'a fait passer d'un monde à l'autre,
       qui m'a fait monter vers l'au-delà du miroir, ou descendre jusqu'à ces livres où j'ai rencontré
       les maîtres de mon écriture.
     
       (extrait)

        Nuno Judice in L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise?
        Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2014, p.83

        Relisant ce livre, par ces jours troublés, je suis tombée sur cette page du poète portugais, qui
        s'interroge sur la place réelle du poème dans le monde actuel. Face à un monde qui bascule
        dans une  violence aveugle, la parole du poète redouble de force et d'actualité mais en quoi
         " contribue-t-elle de manière décisive à la vie de l'esprit – voire à la vie tout court"?

                Le poème est un espace de traversée. On n'y reste pas, on n'y repose jamais. C'est pour ça
                qu'il est lié à la condition humaine et à sa destinée d'errance et d'inquiétude, au-delà des
                miroirs et des livres.
                ibid p.87

Bibliographie:
  • L'inquiétude de l'esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise? Éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2014.

vendredi 7 décembre 2018

Béatrice de Jurquet, Rester sur la corde et c'est tout


               Bruits Bruissements

         Un fil ténébreux poursuit la lumière
         dans ces rues que je devrais connaître,
         sur la place ensoleillée
         les mouvements de table,
         un chat a évité le bus, de justesse.
         La jolie rousse à son portable n'a rien vu,
         le bébé dort à l'ombre dans la poussette,
         le chien attaché, qui voudrait
         une caresse, qu'on ne l'oublie pas.

         Rumeur de vie, de tout un peu, de tout un peu, de tout
         à la fois paix de sieste,
         un sourire qui s'élargit, indéfiniment.

         L'espace d'entendre est infini
         et les choses vont ensemble,
         les animaux, les arbres, nos paroles.

         in Si quelqu'un écoute, éditions la rumeur libre, 2017 p.69
   
Béatrice de Jurquet est ariégeoise de naissance. Elle vit à Lyon où elle a fait carrière en tant que psychanalyste; elle en garde un regard très observateur sur le monde et les gens qui l'entourent, qualité qui transparait dans son écriture. Sa terre natale, elle l'évoque ainsi à la première page de son recueil :

          Pays de papier

          C'est dans un village des Pyrénées
          du nom duquel je ne peux que me souvenir.
          Là où ils sont, chez eux,
          dans les montagnes issues de plaques heurtées.
          On y prétend que les arbres pleurent
          pour nous qui prenons parfois la parole, de plus en plus bas.

          De ce coté-ci du monde j'ai un pays à défendre,
          un pays qui n'existe pas qui n'existe
          que d'être écrit.

          Si je t'oublie, mon pays de papier.

          ibid p.13

Le lecteur ému, tenté de répondre à l'appel du titre : Si quelqu'un écoute, découvre alors "une poésie directe, même si elle est faite de pas feutrés et de reculs comme dans certains rêves où l'on croit atteindre et où, pourtant, l'on n'atteint pas" comme l'écrit très justement Gérard Chaliand dans la préface. Ce beau livre est alors la relation lente et pudique d'un profond cheminement.

           J'ai la tête ailleurs.

           Suspendre les pensées.
           Peindre les murs
           d'une couleur de clairière.
           Observer les oiseaux picorer la pluie.
           Boire à la santé des étoiles,
           du tigre chimérique sur l'autre rive
           qui fait le projet d'exister.

           ibid p.15

Apprivoiser ses chimères, leur donner congé pour la journée, et peindre ses murs d'une couleur de clairière ! Quel magnifique programme pour transformer en fête les plus grises journées d'hiver !
Le lecteur se sent requinqué dès la première gorgée de cet élixir poétique !

           Ce qui m'éclaire est une énigme.
           Irréelle,
           profondeur d'un soir.
           Geste,
           quand le geste n'est pas sans voix.
           Ville,
           quand sa tâche est terminée.

           Le récit de plaine sans fin
           s'arrête
           à cette ville,
           devant ses remparts pour nous attendre, irréels aussi.

           ibid p.17

L'auteur se fie aux remparts, bien qu'elle les sache irréels... et face aux multiples questions qui se posent, elle se tourne vers François d'Assise, afin que les esprits continuent de danser en paix…

           Quand j'ai eu tous les âges

           Quand j'ai eu tous les âges les choses
           dans leur nuit se sont mises à dire
           que l'eau douce je l'appellerais ma fille
           sable bruissant je lui dirais mon fils

           Aux animaux
           qui nous regardent toujours dans les yeux
           je parlerais comme à n'importe lequel d'entre nous

           et les esprits qui dansent
           ce sont les mots pour dire qu'on est heureux

           ibid p.63

À nous, qui aurons "tous les âges", d'apprendre à en faire autant.


Bibliographie:

  • Si quelqu'un écoute, Béatrice de Jurquet, La rumeur libre éditions, 2017 .
sur internet :