Port des Barques

Port des Barques

samedi 24 octobre 2020

      

         La grue instrument du grutier
         tourne lentement dans le ciel 
         où vont les nuages entiers 
         à la saison des migrateurs 

         or le grutier n'a pas pouvoir 
         de changer l'heure des saisons 
         ni de s'envoler vers les astres 
         la grue s'écroule les maisons 
         s'écrasent le désastre 

         ne trouble pas le vol des grues 

        in AJOIE, Cette âme perdue, Poésie-Gallimard, nrf, 2018, p.249 

 
Telles les hautes grues des chantiers, gardons précieusement nos repères pour naviguer lors des jours à venir. 
 La vie quotidienne de l'auteur, Jean-Claude Pirotte, fut un temps plus qu'hasardeuse, elle aussi. 
 
        les chagrins sont mélancoliques 
        et les chats gris aussi 
        je ne suis qu'à peine ironique 
        je me nourris de mes soucis 

       le vent s'en va le vent s'en vient 
       secouer les toits et les briques 
       il inventorie nos seuls biens 
       avec des airs d'huissier lubrique 

      il faut sonner à contretemps 
      les heures au clocher branlant 
      les fidèles n'osent pas rire 
      ils sont la proie d'un doute pire 

      que celui des vrais philosophes 
      qui se défiaient des empires 
      des césars et des théosophes 
      le vent né de l'ombre et de l'ire 

     des enfers nous tient pour coupables 
     de le traiter de chien savant 
     lui qui est le héros des fables 
     ah je l'avoue j'aime le vent 

     je l'aime d'un amour d'enfant 
     peureux cruel solitaire et 
     j'espère que je m'en irai 
     un jour de vent les pieds devant 

     ibid Ajoie, Automne, an neuf,
     Poesie/Gallimard p.p331/332  

Avec le poète, puissions-nous: 

     prendre le temps comme il vient 
     prendre le soleil prendre l'air 
     prendre la vie du bon coté 
     prendre un coup de poing sans le rendre 

     prendre la bougie pour un cierge 
     et le cierge pour l'indulgence 
     ainsi prendre un mot pour un autre 
     avant de prendre la tangente 

     ou mieux la poudre d'escampette 
     enfin se prendre pour un dieu 
     quand on est sale pauvre et vieux 
     et qu'il est l'heure de se pendre 

     ibid p.288 

 Sachons qu'aucune de ces solutions n'est obligatoire. 
 Pensons seulement à profiter, chaque jour, de tous ceux qui vous aiment encore! 

Bibliographie: Jean-Claude Pirotte, Ajoie, 
                        précédé de Passage des ombres et de Cette âme perdue, 
                        Poésie/Gallimard, 2018 

sur internet 

 https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/09/ 
lire un article de Jacques Décréau, ayant pour titre Jean-Claude-Pirotte-ou-l'art-de-la-fugue

vendredi 9 octobre 2020

Antoine Émaz, le temps d'un écart

     

      on est devant un éboulis

      on ne voit pas

      ce qui s'est écroulé

      sûrement pas des rêves

      cela ne laisserait pas

      ce tas de gravats

 

      comme des statues pilées

      dans les blancs-gris

      on ne voit pas quoi qui

 

       du chirico démoli

       en tas devant dedans

 

       pas d'angoisse juste

       qu'est-ce que c'est que ce

 

       rien ne remue plus

 

       une lumière mentale égale

       sur un rebut d'images

       in De l'air, I.V. Trajets dedans seul, le dé bleu, L'idée bleue, 2006, p.71

     

   Plus loin, dans le "Mou", la situation ne fait empirer:

         dans la pluie et le gris

         les ardoises luisent

 

         on descend doucement

         dans cette lumière venue du noir

                

         le temps n'a plus de poids

 

         on est sorti du cadre et passe

         de l'autre coté de l'agenda

 

         les repères mollissent

 

         on se distend

         ibid p.81

 

"Dans la lumière brute", "on ferait mieux de s'atteler à la semaine qui vient", suggère alors le poète, ivre et comme "allégé du dedans" :

         une plongée sans peur

         sans résistance interne

         une sorte de pente brusque

         et ça verse sans fin autour

 

         on ne bouge pas

         c'est le reste qui fuit

         poussé sur les bords

         où l'œil ne voit plus

 

         une force déblaie on est

         dans cette force

         on la nomme rire

        pour faire court

        il n'y a rien de drôle

        juste une surprise brusque

        d'être sorti en soi

        happé par un vide

        on le connaît

        mais d'ordinaire il est fermé

 

        le rire file dans cette part au-delà

        après ce qu'on peut voir

        avec les mots

 

       le plus proche serait peut-être

       le rire muet des carcasses et leur danse

       une sorte de transe

       jusqu'à plus rien que la lumière

 

       ce n'est pas tomber à n'en plus finir

       il n'y a pas de peur dans ce trajet

       cette boucle imprévue ou spirale

       jusqu'à la verticale du temps

 

      ensuite ça se défait on voit de nouveau

      coaguler les murs

      revenir les mots

      et l'ordinaire étroit du jour

                             ***

     on écrit sur ce retour

     au bout du rire

     il n'y avait pas de mots

     on en est sûr

     pas d'images ni souvenirs

 

      on a seulement été d'un coup

      désencombré d'être

      comme tout en vrac hors

      le linge sale d'une vie

      ibid p.p.78/79

À notre tour de tenter l'expérience du "vide" pour mieux profiter de l'insolite du moment.

Je vous invite vivement à lire ou relire deux beaux articles rédigés à propos de l'auteur. L'un de Jacques Décréau, paru sur La Pierre et le sel, en 2011, sous le titre: Antoine Émaz, "une poète lucide". L'autre de Jean Gédéon, paru également sur La Pierre et le sel, en juin 2012, et intitulé: Antoine Émaz, une poésie de peu.

Bibliographie:

De l'air, d'Antoine Émaz, paru chez Le Dé bleu, l'Idée bleue, 2006

sur internet:

https://remue.net/cont/emaz.html    

vendredi 2 octobre 2020

Andrée Chedid, un poème pour un temps impérissable




          L'après

          Alarmé par le dernier passage
          Miné par l'Au-delà
          L'homme crée et recrée
          Un temps impérissable
          Trace et retrace
          Les pistes de l'Après

          Ses vérités adverses
          Éclairent ou massacrent
          Ses credos ennemis
          Illuminent ou dévastent

          Voilé dans son mutisme
          L'après
          Demeure énigme

          Et l'au-delà
          Chiffré

          in Territoires du souffle, poésie, Flammarion, p.169, 1999

Pour en savoir davantage sur l'auteur, ne manquez pas de lire ou relire les articles précédents dont vous trouverez les liens ci-dessous.

Bibliographie:

           Andrée Chedid, Territoires du souffle, poésie, Flammarion, 1999

sur internet :

http://lintula94.blogspot.com/2018/11/andree-chedid-dans-la-forge-de-son.html

https://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2012/02/actu-po%C3%A8me-non-%C3%A0-la-barbarie.html