Port des Barques

Port des Barques

vendredi 7 octobre 2016

Amir Or désirer encore ce qui est absent



Le poète Amir  Or, dont le prénom, Amir, signifie en hébreu : Sommet, cime, ou émir et le nom, Or, éclatante lumière, n'a de cesse d'affronter l'ombre d'une voix âpre et sensuelle à la fois.

           Scintillant

           On lui a dit de se battre / envers et contre tout / jusqu'au
           dernier soldat / de tenir bon / sur le chemin de la cité. / Il
           se battait tout le jour durant / labourant la tuerie / jusqu'à
           ce que ses ennemis perdent leur visage ; / et que ses bras
           brûlent / comme quand on pétrit un soleil à mains nues. /
           Peu sont ceux qui survécurent avec lui ce jour-là – et dans
           son cœur meurtri / il les en remerciait. /
           Ce n'est que le lendemain / – de retour à la cité / victorieux,
           acclamé, inondé de gloire / sur la place aménagée pour
           l'occasion, / quand le général lui octroya la médaille du
           courage – / qu'il se rendit compte / à quel point le danger
           était trompeur, / à quel point sa position avait été mise
           en scène pour la victoire / comment lui-même / avait été
           choisi pour servir / de médaille scintillante sur la poitrine
           du général.

           ibid Dédale p.112/113

Amir Or vit à Tel Aviv, où il est né en 1956. Il a étudié la philosophie et l'histoire des religions. Lauréat de nombreux prix littéraires et bourses d'écritures, il est largement reconnu en son pays et hors de ses frontières et traduit en quarante langues. Deux de ses recueils de poésie viennent d'être traduits en français en 2016.

          Tableau 6

        Camera Obscura


         L'obscurité ne distingue pas entre les choses
         ne connaît pas ton visage,
         ne connaît que ta voix errant parmi les échos,
         ton odeur aigre de peur
         ton désir
         d'arracher ton image du noir
         de t'arracher d'un morceau d'ombre
         d'entre les ombres.

         L'obscurité est une matrice sans cloisons –
         rien que moi en moi.
         Dans la chambre sombre et verrouillée
         un enfant apprend à écouter, à toucher, à être
         pulsation – et peau.

         in Dédale, Les Heures, traductions de Isabelle Dotan, éditions maelstrÖm reEvolution, 2016,
         p.22/23

En juin dernier, durant le Marché de la Poésie eut lieu au Café de la Mairie, Place Saint Sulpice, une rencontre poétique organisée par Marc Delouze entre Omar Youssef Souleimane, jeune poète syrien, réfugié politique en France et Amir Or. Le recueil de ce dernier, Dédale, traduit pour la première fois en langue française, y fut présenté par son éditeur bruxellois.
Vif, curieux et acéré le regard d'Amir Or retint d'emblée l'attention avant même de l'entendre. Le poète s'exprimait en hébreu et en anglais :"Nous souffrons l'un et l'autre de nos régimes respectifs. Qui parlera à l'autre sinon le poète?" dit-il en s'adressant à Omar Youssef Souleimane et le remerciant d'avoir souhaité cette rencontre.

Dédale, s'articulait autour de trois chapitres : Les Heures, présentées comme autant de tableaux d'une vie, suivies de Ici, puis de Dédale, rédigé en prose et curieusement scandé de barres comme le premier poème cité, à l'exception de quelques autres poèmes.


L'échange se déroula sous la forme d'une joute poétique entre les deux poètes, chacun essayant de faire écho au poème de l'autre dans sa propre langue, puis par la voix de ses traducteurs.

         Tableau 8

          Poète

          Le prof parle. Il l'entend.
          Là, aucun mot mais une musique.
          Deux arbres se balancent dans la fenêtre,
          figures  d'encre dans le cahier.

          Il recompte les formes du rêve :
          deux arbres, le prof qui parle,
          sa bien-aimée fermant une fenêtre.

          Il s'assied dans les marges de la page
          les arbres se balancent dans le cahier
          son cœur tourne avec l'horloge
          et maintenant – le glas :

          Il ferme les yeux, entend,
          écrit "Là, aucun mot. "

          Amir Or in Dédale, Les Heures p.27



         Tableau 13

         Ombre

         Comme le corps en rêve, elle est assez facile à oublier ;
         elle grandit à mesure que la lumière se pose –

         au début, elle n'est que le nourrisson de l'obscurité,
         extirpé de ton cœur,
         il te lèche le mollet d'une langue rugueuse

         et c'est presque amusant quand tu y penses –
                                               les morts lui jettent un os blanc –
         mais une heure plus tard, c'est déjà à la mesure d'un pas,
         à chaque pas il mord, affamé d'être.

         Plus ça s'assombrit, plus tu comprends.
         Tes pas ralentissent sur le pont.

         La nuit est une rivière, un animal s'allongeant,
         un gosier d'obscurité, cent dents de serpents,
         la nuit est eau et froid.

         Tu as peur maintenant,
         tu lui lances
         un os, une main ou un autre amour –
                                  peu importe.
        De cette façon ou d'une autre, dans un moment
        vous ne serez plus qu'un.

        Amir Or in Dédale, Les Heures, p.37

L'originalité du ton, des images, des voix laissèrent le public sous le charme de l'un et l'autre poète.
La joute s'acheva sur ces deux poèmes.

Celui d'Amir, défini par lui comme  "un poème pour l'autre" , disait :

         Revirement

         Quelque temps après, l'oiseau de la mort
         s'est mis à fendre les murmures de la nuit
         au dessus d'un cercueil bleu
         les moineaux glanaient des brindilles de paille en gerbe.

         Des pleureuses, impatientes,
         entonnèrent leurs merveilleuses lamentions :
         Même celui qui est libéré de tout
         n'est pas libre d'être.

         Amir Or, in Dédale, Ici, p.61

Omar Youssef Souleimane y répondit par ce texte paru en 2014, tiré de La mort ne séduit pas les ivrognes.
        
          Nous ne serons pas en désaccord

          Nous ne serons pas en désaccord
          Prenez les prières et les objectifs
          Nous prendrons la voie et le frémissement de la rosée
          Prenez les trublions et le doigt du sniper
          Nous prendrons l'alcool et les pattes des fourmis

         Dans la fête ce qui nous rend heureux
         C'est que nous ne sommes pas ensemble
         Dans la fête il y a plus d'une fête
         Mettons un obstacle entre les deux pistes
         Quand vous danserez seuls
         Vous nous entendrez appeler
         Comme si nous ne vous visions pas
         À votre santé !

         Nous ne serons pas en désaccord
         Vous les fantômes du chantage
         L'œil des caméras
         Et nous avons des fenêtres ouvertes sur votre peur

        Omar Youssef Souleimane, in La mort ne séduit pas les ivrognes,  L'Oreille du Loup 2014, p.83

La qualité et l'émotion, qui imprégnèrent cette rencontre, laissèrent aux auditeurs présents un très vif souvenir.


Je devais entendre de nouveau Amir Or au Festival de Poésie de Sète, dont il était l'invité en juillet 2016. Il y lut également des inédits dont j'ai retenu quelques images : "Les branches du ficus font fleurir mes yeux" ou "Amour sorcier, je touche et j'envie ma main qui touche" ou encore : "l'animal entre mes jambes hurle à l'animal entre tes jambes."

Je pris aussi le temps de lire en entier son recueil Dédale. Le plus souvent caustique, il prend parfois des accents de tendresse nostalgique :

         Vieille mélodie

         Même la séparation la plus légère est chargée de tristesse :
         la vue de ce que nous étions s'est effacée,
         elle choit de nos yeux et n'est plus,
         accumule un automne de plus sur nos poitrines.

         Même la séparation la plus légère est chargée de tristesse :
         mais quand deux amants s'en vont, chacun son chemin
         le cœur brûle sans se consumer, déraciné mais non sans racines,
         le cœur trop lourd à porter.

         Même si nous avons partagé l'ombre d'un arbre en chemin,
         ces vies à nous ont passé comme des ombres ;
         et si sous un coucher de soleil, nous avons partagé du bonheur
         notre soleil s'est couché avec lui
                                               dans une mer sombre.

         Mais dans l'enveloppe du crépuscule, dans l'apaisement du vent
         là, au-delà de la lumière qui noircit,
         quand ils auront encerclé l'horizon du ciel,
         nos yeux s'ouvriront sous des paupières de brume :

         l'esprit souffle encore dans la forêt, l'ombre dans le feuillage,
         et dans le paysage du coucher de soleil qui n'en finit pas
         nous nous séparons vers un amour infini.

         ibid Dédale, p.121


Le titre choisi, Dédale, exprime le drame de la condition humaine, où chacun mendie ce qui lui semble essentiel, devant un temple virtuel... L'homme, épris d'amour et de liberté s'enferme dans un dédale d'habitudes et de convenances au risque de se perdre et d'en mourir. Ainsi, dans le dernier poème de Dédale, tout un chacun poursuit sa propre quête tandis que la soif d'un seul est comblée :


         Près du temple

         Près du temple / Assad mendie du pain / Abdallah, de l'argent.
         Tout près / parmi les baraques d'encens et d'amulettes /
         Mustapha mendie des étoiles / et Issa de l'amour;  / ils
         tendent / leur bol à aumône / béant / à chaque passant.
         Mansour mendie la vérité / Jalal mendie la liberté /
         Omar – la vie.

         Et lui ? Il mendie du rien / et pourtant personne ne lui en
         donne / même pas un peu.
         Son bol d'aumône se remplit / de regards furtifs /
         d'offrandes de mots / de pensées / d'air, de feu, de terre, /
         de royaumes, / d'élixirs, / de  salut.
         Il retourne son bol d'aumône / le vide par terre. / Et
         pourtant il est encore assez plein.
         " Cher moi," écrit-il dessus, / le remplit de vin rouge / à
         ras bord. / Il le boit maintenant –  d'une seule lampée; /
         Ah, pas vide, il n'est pas vide ! Il le fracasse / d'un seul
         coup. / Par terre, en morceaux. / Et pourtant maintenant,
         il lui apparaît / plus rempli que jamais ; / se multiplie.

         Près du temple, Assad mendie de la chair / Mustapha,
         des coquillages / et Omar, des murs.
         Près de lui / près du temple / il n'y a aucun
         temple.


                     
    

                      in Dédale, Coucher de soleil, MaelstrÖm reEvolution, Bruxelles 2016, p. 150/151
        
Un second livre de l'auteur, Le Musée du temps, traduit par Aurélia Lassaque et Jacques Rancourt est également paru aux éditions de l'Amandier en 2016 mais il m'a été impossible de me le procurer auprès de  l'éditeur.
         
Bibliographie:
  • Dédale, traduit par Isabelle Dotan, éditions maelstrÖm reEvolution, Bruxelles 2016
  • Le Musée du temps, traductions d'Aurélia Lassaque et de Jacques Rancourt, éditions de l'Amandier 2016
sur internet:
        
 

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