Tous mes bonheurs me sont venus de là, c'est à dire que nos bonheurs ne peuvent être
que désintéressés. Avoir et être. Avoir n'est rien, être est tout. Être parmi tout ce qui est.
Je vais, je viens; le jour baisse encore; déjà les merles gagnent en criant les épaisseurs
noires du lierre qui pendent à l'angle du vieux mur.
Je vois que le vrai rapport est de ce qu'on est à ce qui est, dans le contact de l'homme tout
entier à la chose toute entière (et ensuite si possible faire en sorte en sorte qu'on puisse le
communiquer) .
Je peux contempler l'action avec volupté : en tant qu'action, elle me reste étrangère.
Il y a un point qu'il faut atteindre, et on n'y atteint que rarement, qui est l'état d'adoration :
alors survient la plénitude, et elle est brève, mais ensuite rien ne la remplace, parce qu'on
avait échappé au temps: et une éternité était devant une autre, qui, ensemble, n'en faisaient
plus qu'une.
Est-ce qu'il faut déduire du bonheur où on a été la véracité du principe ?
(c'est à peu près ce que font les chrétiens, qui disent: "Ce qui est vrai, c'est ce qui me rend
heureux") ; ou bien, comme le savant n'y voir qu'une illusion, et n'y discerner qu'un mensonge :
la vérité étant ailleurs et sans ménagements pour nous, parce que la vérité nous ignore, parce
que nous ne sommes rien. Parce ce que nous ne sommes qu'un tout petit rouage dans un
énorme mécanisme, - qui aurait pu ne pas servir, qui bientôt ne servira plus.
Ah! comme j'ai toujours manqué de confiance: en moi-même, dans les autres, dans les
choses, dans tout ce qui est mortel ( et tout est mortel). L'argent, les lois, les hiérarchies,
la société, les civilisations elles-mêmes.
J'ai toujours manqué de confiance en tout ce qui devient et change (et tout change et tout devient).
Quelquefois on fait son bilan, on voit qu'il n'y a rien à l'actif ; et on est le plus pauvre des pauvres.
parce qu'on n'a en fait de richesses que celle qu'on croit avoir. La richesse aussi est confiance.
L'avare n'est qu'un riche qui manque de confiance.
Je suis plus nu et démuni dans le soir qui tombe que l'enfant qui vient de naître
ou le mort qu'on couche au tombeau.
Et je vois que j'ai peur, c'est tout : la seule chose qui me reste.
J'ai peur et je dis que j'ai peur.
in Une main, C.F.RAMUZ , paru aux éditions Zoé, en 2018, p.70.
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