Jamais lettre n'est arrivée si à propos que votre dernière. J'étais dans la plus grande inquiétude;
le bruit courait ici que vous étiez extrêmement malade.
Cette inquiétude avait succédé à une autre ; n'ayant plus de vos nouvelles, je craignais que ma
dernière lettre ne vous eût fâché.
Mais tout va bien, Dieu merci; votre santé, votre amitié, deux choses très nécessaires à ma
tranquillité et à mon bonheur.
Je ne sais pas, mon cher Voltaire, de quel oeil vous envisagez la mort ; je m'en détourne la
vue autant qu'il m'est possible; j'en ferais de même pour la vie, si cela se pouvait.
Je ne sais en vérité pas laquelle des deux mérite la préférence; je crains l'une, je hais l'autre.
Ah! si on avait un véritable ami, on ne serait pas dans cette indécision; mais c'est la pierre
philosophale; on se ruine dans cette recherche : au lieu de remèdes universels, on ne trouve que
des poisons.
Vous êtes mille et mille fois plus heureux que moi.
Mon état de Quinze-Vingt n'est pas mon plus grand malheur : je me console de ne rien voir, mais
je m'afflige de ce que j'entends et de ce que je n'entends pas.
Le goût est perdu ainsi que le bon sens.
Ceci paraîtra propos de vieille ; mais non, en vérité, mon âme n'a point vieilli.
Je suis touchée du bon et de l'agréable autant et plus que je l'étais dans ma jeunesse !
Cela est vrai.
Ne me répétez donc plus que vous ne savez pas si tels et tels de vos ouvrages me feront plaisir ;
je vous ai dit mille et mille fois, et je vous aujourd'hui pour la dernière, qu'il n'y a que vous que
je peux lire.
Envoyez-moi donc généralement tout ce que vous faites.
Venez ici, mon cher Voltaire; que j'aurais de plaisir à vous embrasser ! Mais, mon Dieu !
pourquoi n'y a-t-il pas de Champs-Elysées ? Pourquoi avons-nous perdu cette chimère ?
Adieu.
in Lettres de Madame du Deffand, Le Temps retrouvé, octobre 2020.
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