Une musique inaudible fait des allers et retours sur la mer qui me sépare de mon premier
rivage. Quand elle s'éloigne, le sillage s'évanouit, l'espace est sombre, la pause est brève. Il
suffit que je revienne à la fenêtre et que je pose mes yeux sur la Seine pour que le sillage
rallume sa trajectoire. La séparation est une source profonde de la durée.
in Chant d'amour et de séparation, Gallimard, 2017, p.27
L'auteur, Sylvia Baron Supervielle est née en Argentine en 1934, d'une mère uruguayenne et d'un père de souche béarnaise, cousin du poète Jules Supervielle.
En 1961, elle fait résolument le choix de vivre en France et d'écrire en français. Elle habite depuis, l'île Saint Louis, entre deux bras de la Seine.
le chemin aura fini par être celui de quelques phrases bientôt détachées de leur histoire
Dès l'instant où j'ai vu la Seine à Paris, la coupure entre visibilité et invisibilité s'est éclipsée.
J'ai compris que j'étais partie afin d'amorcer une seconde séparation sur les rives d'un autre
fleuve. J'ignore s'il est beau ou transparent, je connais mal sa couleur qui varie du vert au gris
entre diverses teintes brunes et ocre. Mais il oriente ma main sur les papiers et emporte et
ramène des scènes et des fantômes.
ibid p.49
Son avant dernier livre, Chant d'amour et de séparation, paru en avril 2007, est dédié par l'auteur à Jacqueline Risset, critique littéraire et traductrice de Dante, décédée en 2014.
Des citations en italique, tirées de l'œuvre du poète André du Bouchet, introduisent chacun des chapitres.
Trouver distance sur la page, c'est recevoir ce qu'elle a donné
Naguère l'amour occupait une musique identifiable. À présent il occupe toutes les musiques :
celles qui enferment un visage précis, celles qui partent vers des ports ignorés, celles qui
attendent, celles qui fluctuent dans l'espace. En m'éloignant, j'ai libéré les portes, les vannes,
les barrages, et je suis sortie dans les rues, les quais, les allées du passé et du présent afin que
la musique m'emporte où elle veut et inspire les amoureux, les amis, une mère et sa fille comme
Madame de Sévigné et la sienne, un enfant et son chien ou son cheval, deux sœurs ou âmes
sœurs. L'onde se transmet entre les morts et les vivants, les aveugles, les absents, entre les
langues, les coutumes, les paysages : elle sustente la création. J'ai entrepris le voyage afin que la
lumière nouvelle jaillisse de sa source, s'élève et accompagne l'éloignement qui me sépare de
ma naissance. Qu'elle fende la mer et se répande sur la terre et m'emporte en direction du ciel,
non pas pour voir Dieu, mais pour constater qu'il est introuvable et qu'il est nécessaire de
l'inventer.
in Chant d'amour et de séparation, Gallimard, 2017, p.p.54/55
Concision de la pensée, analyse, puissance des images et ouverture au monde caractérisent l'écriture de l'auteur, nous en avions déjà un exemple dans La ligne et l'ombre, paru en janvier 1999, au Seuil :
"Depuis que je suis dans mon deuxième pays, ma maison de tous les temps est la route de l'espace
qui traverse l'Atlantique vers le Sud et à l'instant remonte en direction du Nord. Cet espace de la
séparation retrouve avant moi ces lieux enchantés de jadis et avant moi retourne à la fenêtre du
présent. À plusieurs reprises, tandis que les chevaux galopaient sur les dunes, le bateau-bus
longea le quai voisin, puis, en ayant effectué le virage hors de ma vue, reparut pour aborder
l'embarcadère de la rive opposée."
parler comme si la langue n'existait pas
La séparation suscite le désir. De nombreux philosophes et psychanalystes se sont penchés
sur le désir et sa signification, mais celui qui a compris ce mot est Yves Bonnefoy lorsqu'il parle
du désir d'être. On ne peut pas être sans désir bien que le mot ait plusieurs sens. Désir de la
chair, de l'argent, du pouvoir, du plaisir. Désir spirituel désir de vérité. Or le désir d'être est le
plus fort. Je ne saurais parler du désir des autres, mais je connais le mien qui se lève de mon
corps et mon âme confondus. Désir d'être et, en premier, désir d'amour qui résulte du précédent.
Son sang galope de lui-même dans les veines.
J'écris avec une main ambulante dans la plénitude du désir. Le désir de la chair et le désir de
Dieu sont inséparables. Désir de chanter en voyant une image approcher. Désir de beauté. "Ne
désire que ce qui dépend de toi", disait Épictète. mon désir dépend d'un moi lié au mystère et
à la mystique. Non pas quand cette dernière relève de la religion mais d'un état qui transgresse
la réalité. J'aime le mystère et l'absence de Dieu. La quête de Dieu se fraye un chemin à une
altitude incroyable.
Je ressens du désir quand je lis, écoute de la musique, contemple un tableau, m'abandonne
aux fulgurations du crépuscule. Excepté que le feu est quelquefois en attente, il n'a pas encore
été allumé par le soleil. Incendie de la sève qui remonte des gouffres de la terre et circule dans
le corps aspirée par les sommets. Aucun spécialiste ne saurait lui donner un nom. Je parle d'une
substance, semblable au miel, qui me transporte et sème l'écriture aux quatre vents. Et qui
germe dans l'âme.
in Chant d'amour et de séparation, Gallimard, 2017, p.p.125/126
traversé. c'est le fond qui se traverse c'est le fond qui traverse
-
Les airs de tango que le bandonéon célèbre à Buenos Aires caressent mes oreilles. Poésie signifie ce que l'on n'oublie pas. Ce qui remonte du fleuve du passé afin de prendre vol sur la mer générale. Les fleuves passent les frontières et renaissent plus loin. J'aime les villes traversées par un fleuve et les fleuves d'un pays qui courent dans un autre pays et changent de nom, et creusent la terre, plongent dans la mer et se perdent à l'horizon. Et renaissent dans
d'autres terres, sous d'autres cieux à cause d'un reflet. D'un trait qui les blesse. Et rendent
éternel le temps. (…)
(extrait)
ibid p.132
Nous sommes dans l'Ouvert parce que nous avant fui les frontières et écouté les notes d'une
autre langue et d'un autre silence à travers les vitres de la fenêtre et les reflets du fleuve. Parce
que nous avons accueilli ces sons avec notre imaginaire transplanté qui les a transformés selon
sa fantaisie. Parce que l'ouverture, nous l'avions en nous avant de partir. Nous aimions plus
l'Ouvert que les frontières. Plus la mer que les rivages. Plus les fleuves que les ponts. Plus
l'invention que la connaissance d'une langue. (…) Les gens qui ont deux langues comprennent
toutes les langues. Ils sont poètes et traducteurs, leur souffle étant celui de l'univers.
ibid p.142
Aimer passionnément la langue des poètes, m'y plonger chaque semaine pour vous offrir ensuite le fruit de ma cueillette est pour moi une tâche vitale et voici que soudain, à la page 123 de Chant d'amour et de séparation, me tombent sous les yeux ces derniers mots de Sylvia Baron Supervielle :
Je sais qu'une main a saisi des mots en vol et les a lancés au vent, et que leurs ailes me
touchent et se croisent sur les papiers.
Je vous parlerai une prochaine fois du tout dernier livre de Sylvia Baron Supervielle, paru chez Gallimard en février 2018, qui s'intitule Un autre loin.
Bibliographie:
- Chant d'amour et de séparation, Gallimard, 2017
sur internet:
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