Port des Barques

Port des Barques

vendredi 1 juin 2018

Françoise Ascal quelques pages à l'adresse de Camille Corot



                    Camille Corot. La liseuse au bord de l'eau. Musée de Reims.


             Ainsi regardant ta liseuse au bord de l'eau, on ne voit au premier coup d'œil qu'un paysage
          vaporeux, gaze ou tulle. Herbes, frondaisons, ciels dans de sourdes tonalités dont on ne sait
          si elles vont se dissoudre avec la lumière matinale, ou s'intensifier pour rejoindre l'obscur.
          Rivière étale, sans ride. Pas de vent dans les branches. Quelques pâles reflets esquissés sur
          une eau sans vertige. Un univers frappé d'inconsistance. L'arche du pont, au fond à droite,
          semble le seul point de fermeté. Promesse d'un ailleurs. Comme ce bateau endormi, amarré
          sur la rive proche, qui peut-être un jour sortira de sa torpeur pour s'arracher à l'eau morte.
             Il faut du temps pour découvrir l'échappée ménagée pour celle qu'on aperçoit sous le couvert
          des saules, appuyée contre un tronc, à moitié dissimulée par un fouillis d'herbes. Entre ses
          mains, un livre – ou une lettre plus vraisemblablement. Dans le secret végétal, elle se tient
          debout, elle-même secrète et grave. Attentive à déchiffrer les signes qui l'ont conduite ici, dans
          cet espace dérobé où les émois peuvent se déployer, jaillir hors du tableau, hors du temps, loin
          de la tyrannie du réel et plus encore des intentions du peintre. Sans rien troubler du songe
          mélancolique qui l'entoure, la jeune liseuse ouvre l'horizon.

          in La Barque de l'Aube, Camille Corot, éditions arléa, 2018, p.p.28/29

 Contempler un tableau avec les yeux d'un poète, s'interroger et méditer à son propos n'est pas chose commune, le faire avec Françoise Ascal va bien au delà de nos attentes. Les paroles fortes, que nous lui connaissons, interpellent et suscitent souvent notre adhésion :

             La peinture, la musique, l'art pour fuir ? J'ose espérer qu'il est plutôt question de résistance.
          Contre la grande machine à broyer, à effacer ou à noircir.
             Sauvegarder.
             Affirmer.

         ibid p.27

Au cours de ce récit, l'auteur entame "le travail du ressouvenir". Elle choisit de décrire en parallèle la vie de deux Camille; l'un peintre, devenu célèbre tardivement, l'autre, un de ses ancêtres paysan né dans L'Aube et mort  au front avant ses 20 ans. Pourquoi ce choix, à cette étape de sa vie? Pour  écrit-elle :

             Mettre de l'air dans les histoires intimes. S'échapper par le haut. Consoler les morts pour
         mieux les enterrer. En finir avec ce qui ne finit pas. Ciel, eau, barque. Quitter la rive. Te
         rejoindre.

         ibid p.39

             Tu te détournes de la matière lourde, de la glaise où dorment les morts. L'alouette éprise du
          soleil est ton modèle. Et si la mélancolie te rattrape, elle est l'occasion d'une mélodie plus
          douce encore, plus tendre.

          ibid p.50

             Tu finis par peindre toujours le même paysage, délesté de ses caractéristiques locales.
          De ce creusement jaillit une lumière unique. Celle de nos inconscients, par-delà nos origines
          diverses ?

          ibid p.53

              J'écoute le clapotis de l'eau sur les flancs de la barque. Bercement maternel pour celui qui
          bientôt pourrira en terre. Les rames maniées en souplesse font naître des ondes qui se
          répercutent jusqu'à l'autre rive. Sillage luminescent, malgré l'approche du crépuscule. Dans
          une petite crique, les noisetiers font une arche. Une chambre végétale. Puisse la barque y
          accoster.
              De la pointe de ton pinceau, j'écarte le sang à venir.
              Les "minutes heureuses" s'étirent.
              J'étouffe en moi tous les fracas du jour.
              Je demande à la brume de langer les morts.

              ibid p.p.55/56

              Chez toi, toutes les jeunes filles qui ont un jour cueilli des cerises sont à l'abri.
              Les petits dénicheurs d'oiseaux aussi, avec leurs genoux écorchés.
              Les baigneuses, les lavandières, les pêcheurs qui s'attardent au bord de l'eau,
              délestés des soucis du jour.
              C'est ainsi que je te préfère.

              ibid p.40/41

Chacun de ces mots se veut un baume sur une secrète souffrance. Chacun y met ce qu'il veut bien entendre, l'essentiel est de s'en trouver apaisé.

Pour ma part, je choisis cette chambre végétale, peinte par Camille Corot, où il fait bon accoster pour "des minutes heureuses"...et repartir réconfortée.




                        Camille Corot,  Le passeur, vers 1865

Bibliographie :

  • La Barque de l'Aube, Camille Corot, éditions Arléa, 2018
sur internet :

  deux articles de Roselyne Fritel à propos de l'auteur parus sur Le Temps bleu :

 un troisième paru antérieurement sur La Pierre et le sel :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire